Entrevue secteur santé : On ne se laissera pas faire dans les labos!

Photo : Ivanoh Demers / Archives La Presse

Les conditions de travail du personnel des laboratoires de biologie médicale des hôpitaux du Québec s’aggravent avec la crise du système de santé. Les grandes restructurations des dernières décennies en santé entraînent des retards dans le traitement des échantillons et des pannes de système qui mettent en jeu la sécurité des patients et des patientes. 

Durant les derniers mois, les déficiences du logiciel national d’analyse des échantillons ainsi que les ratées de la centralisation des analyses de laboratoire (OPTILAB) ont été exposées au grand jour dans les médias. Les premières personnes à dénoncer ces projets gouvernementaux bâclés sont ceux et celles qui font les analyses: les technologistes médicaux. Alternative socialiste a rencontré deux personnes qui travaillent dans le laboratoire d’analyse d’un hôpital de Montréal. Ces travailleurs et travailleuses de l’ombre nous ont parlé des impacts grandissants de l’austérité dans leur laboratoire et de l’émergence d’une nouvelle couche d’employé∙es prête à se battre pour ses conditions de travail. 

Délocaliser les tests : un danger pour les patients et les patientes

Mathieu travaille au laboratoire de son hôpital de quartier depuis neuf ans. Il a fait les trois quarts de travail, incluant la nuit. Il a vécu la délocalisation des tests de prélèvements – auparavant effectués dans les hôpitaux locaux – vers les grands laboratoires urbains, nommés «centres serveurs». Les services offerts dans environ 500 unités ont ainsi été regroupés en 12 «grappes» régionales. Cette restructuration des laboratoires de biologie médicale, nommée OPTILAB, a débuté en 2011. Elle s’est achevée en 2017 sous le gouvernement libéral de Philippe Couillard.

Frigos des laboratoires du CHUM qui débordent d’échantillons à analyser / Photo : APTS

«À Montréal, le laboratoire du CHUM centralise les tests de la moitié des hôpitaux de la région, explique Mathieu. Avec OPTILAB, les tests de bactériologie ont été délocalisés ailleurs. Avant, on pouvait faire les Gram Stat à l’hôpital et obtenir les résultats en cinq minutes. Maintenant, c’est cinq heures, souligne-t-il. La plupart des tests de bactério sont très longs. On ne peut pas tous les faire en quelques minutes. Mais, les Gram Stat sont un test important et très spécifique».

Laurianne, sa collègue technologiste médicale, souligne que les délais de réception d’un test de bactériologie peuvent être une question de vie ou de mort: «Lorsque ton sang est contaminé par une bactérie, c’est très sérieux et il faut agir vite.»

La présidente de l’Ordre professionnel des technologistes médicaux du Québec (OPTMQ), Loan Luu, mentionne dans une lettre ouverte que l’arrivée massive d’échantillons biologiques dans les centres serveurs entraîne une accumulation de spécimens dans les congélateurs. Cette situation augmente le risque de perte et de mauvaise conservation des échantillons.

Perte de personnel, hausse des risques

En plus d’exacerber les délais de traitement et de réponse, la centralisation des laboratoires a engendré une perte de personnel et d’expertise pour les petits laboratoires. «Un peu comme avec la réforme Dubé actuelle, les gens de laboratoire peuvent bouger au niveau national avec leur ancienneté. Ça fait beaucoup de roulement et de mouvement vers les grands centres, explique Mathieu. En plus, les gens ne peuvent pas appliquer pour un emploi dans leur laboratoire d’hôpital de quartier. Ils doivent appliquer au centre serveur. Rien ne leur dit qu’ils pourront travailler près d’où ils demeurent.»

Avec la réforme, le département de Mathieu et Laurianne a presque fondu de moitié. Deux postes ont été coupés et cinq autres ont été transférés ailleurs. De deux à trois personnes travaillent désormais dans le laboratoire le soir. Seulement une y travaille la nuit. «C’est dangereux pour tout le monde d’être seule la nuit, mentionne Laurianne. Un jour, quelqu’un est resté 3h inconsciente dans le labo avant qu’une autre personne ne la trouve. Aussi, il y a des tests de sang cruciaux qu’on n’a pas le temps de faire seule la nuit.»

Laurianne met l’accent sur leur importance: les tests de nuit sont aussi importants que ceux du jour. Le manque de personnel pour les réaliser augmente les risques de décès des patients et des patientes. «C’est ça l’austérité dans notre travail: chiffrer la vie des gens», estime-t-elle. Mathieu ajoute: «Dans nos livres, ces tests sont STAT (prioritaire). Dans nos cours, ces tests sont STAT. Mais après minuit, ils ne le sont plus. C’est la réalité de la pénurie de personnel.»

La surcharge de travail, la peur d’être livré à soi-même en situation de détresse ou l’isolement social démotivent les gens à faire le quart de nuit. «En plus, mentionne Mathieu, l’employeur ne nous libère pas pour former correctement les nouveaux. C’est difficile d’avoir des stagiaires parce que personne n’est disponible pour les former! Ça accentue la pénurie de personnel.»

Aucune économie d’échelle

À l’échelle de la province, la présidente de l’OPTMQ, Loan Luu, rappelle que la centralisation des laboratoires a fait passer les coûts annuels en biologie médicale de 22,8 millions $ en 2014-2015 à 35,5 millions en 2020-2021.

Mathieu ajoute également qu’à son hôpital, aucune économie d’échelle n’est réalisée avec l’envoi de prélèvements ailleurs. D’après ses sources, les envois de routine de son hôpital coûtent environ 4 000$ par semaine. Dépenses auxquelles s’ajoutent celles des envois d’urgence à 80$ l’unité. «On fait cinq envois par jour, en plus des urgences. Avant, on fonctionnait avec une compagnie de taxi. Maintenant, le gouvernement nous a obligés à faire affaire avec une compagnie privée de courrier non syndiquée, Globex. Elle fonctionne sur un modèle de style UBER.» Il mentionne que les prix ont alors plus que doublé, que les délais sont déraisonnables, que Globex n’a pas assez de chauffeurs et qu’ils sont souvent en retard. 

Les chauffeurs hyperprécaires de Globex sont à leur compte. Ils doivent fournir leur véhicule et couvrir leurs frais d’accidents ou de contravention. Les démissions et les renvois sont fréquents. Tout cela rend la qualité du service «discutable», selon les technologistes. «Les échantillons sont précieux», estime Laurianne.

Les ratées du système d’information de laboratoire provincial (SIL-P)

Au fiasco libéral d’OPTILAB s’ajoute désormais la catastrophe du système d’information de laboratoire national (SIL-P) du gouvernement caquiste de François Legault. Un SIL est un logiciel qui permet d’acquérir les données provenant des robots de laboratoire. Le logiciel  analyse les données et fournit des résultats pour guider les soins prodigués par les professionnelles aux patients.

Depuis l’automne, le ministère de la Santé fait installer le nouveau système informatique dans l’ensemble des 120 laboratoires d’hôpitaux. L’objectif est de permettre aux laboratoires de communiquer entre eux à l’aide d’un même système, plutôt qu’à partir des cinq d’avant. Comme à la SAAQ, l’implantation connaît des ratés. Sauf qu’ici, elles menacent la sécurité des patients et patientes.

«Les gens ne sont pas formés correctement à utiliser le SIL. Et ça cause des problèmes de sécurité», estime le technologiste médical Mathieu. Le 29 mars dernier, une panne généralisée du SIL-P s’est produite pendant 1 heure et 30 minutes. On sait qu’environ 189 millions d’échantillons sont traités dans les laboratoires du réseau de la santé chaque année. Si on considère qu’ils sont traités 24 heures sur 24, sept jours sur sept (la réalité est bien moindre), on peut dire grosso modo que le traitement d’environ 32 000 échantillons a été retardé ou effectué «à la mitaine» lors de la panne.

La transition informatique engendre des délais d’attente qui ajoutent de la pression dans des laboratoires déjà à bout. Radio-Canada rapporte qu’à la fin mars, les laboratoires du CUSM avaient déjà 20 000 analyses en retard.

Le SIL-P est tout sauf le modèle «clé en main» voulu par le gouvernement. De plus, Médisolution, l’entreprise responsable de l’implantation du SIL-P, ne détenait pas toutes les accréditations nécessaires à l’obtention de son contrat de 165 millions, selon une entreprise concurrente qui a déposé une poursuite en Cour supérieure.

Mobilisés pour faire respecter la convention collective

Partout dans le monde, les employé⋅es du milieu de la santé posent des actes de plus en plus militants pour dénoncer la détérioration de leurs conditions de travail et les dangers encourus par les patients et patientes. Durant les dernières années au Québec, plusieurs infirmières ont effectué des sit-ins audacieux tandis que d’autres professionnelles de la santé ont joué le rôle de lanceuses d’alerte.

Comme chez les infirmières, la volonté militante des employé∙es se heurte aux stratégies de plus en plus obsolètes des directions syndicales traditionnelles. Les technologistes médicaux Mathieu et Laurianne en savent quelque chose. «Quand on veut que les choses changent, on se fait dire que c’est notre responsabilité individuelle», lance Laurianne. 

De son côté, Mathieu s’est déjà plaint du transport non sécuritaire de certains de leurs échantillons par le sous-traitant. Il s’est fait rire au visage par son employeur. Il est pourtant de la responsabilité de l’employeur d’assurer la santé et la sécurité des employé⋅es.Très énergique, Mathieu a pris le taureau par les cornes. Il a dénoncé les pratiques de transport de son employeur au Bureau de la sécurité des transports durant son temps libre. Il a aussi averti les chauffeurs de taxi de l’imminence d’une inspection. Les inspecteurs fédéraux ont débarqué trois jours plus tard pour régler le problème. 

L’employeur de Mathieu avait l’habitude de violer systématiquement certaines dispositions de la convention collective comme la rémunération à taux double lors du temps supplémentaire obligatoire (TSO) durant les jours fériés. Le technologue a informé directement ses comparses de leurs droits. Il a ainsi participé à leur faire récupérer leurs primes et leurs temps supplémentaires avec des griefs.

À une autre occasion, Mathieu a contourné la désinformation du gestionnaire. Il a fait circuler un sondage parmi ses collègues pour récolter leur horaire de disponibilités de temps supplémentaire. Cela a forcé l’employeur à revenir à des pratiques plus transparentes. «Le boss pense qu’on ne se parle pas, ironise-t-il. Notre temps supplémentaire est gérable et évitable si on forme les gens nécessaires.»

Pour ce militantisme, ses collègues l’ont élu comme agent de liaison de son syndicat APTS local. Son mandat officiel consiste à transmettre et échanger de l’information entre l’équipe syndicale locale et les membres. Il s’est fait élire deux fois à ce poste. «On a besoin d’une stratégie pour faire avancer les choses. On veut le soutien de notre syndicat», affirme Laurianne.

D’un autre côté, la réforme OPTILAB a eu l’effet de les éloigner de leur syndicat. «Même si je travaille dans mon hôpital de quartier, mon employeur c’est le CHUM, explique Mathieu. Les RH sont là et mon syndicat APTS est là aussi. C’est loin. Même s’il y a un autre syndicat APTS dans mon propre hôpital, je n’en suis pas membre.»

Un Front commun avec un fort potentiel

Les technologistes médicaux appartiennent à la 4e catégorie des employé⋅es du secteur de la santé et des services sociaux. Cette catégorie regroupe surtout les techniciennes et les professionnelles de la santé et des services sociaux. On peut penser aux personnes en travail social, en psychologie, en radiologie ou en réadaptation. La majeure partie des métiers de la catégorie 4 est syndiquée à l’Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux (APTS).

L’APTS fait actuellement partie du Front commun intersyndical du secteur public. Le Front commun se trouve face à l’État québécois dans la ronde des négociations 2023 visant à renouveler les conventions collectives de près de 420 000 personnes. Les conventions collectives sont venues à échéance à la fin mars. Avec leur dépôt de listes de services essentiels au début avril, les grands syndicats se garantissent un droit de grève dans deux mois.

Des problèmes structurels et politiques

Pour Laurianne, «là où l’APTS est active, c’est qu’il y a des initiatives locales». Elle mentionne les travailleuses sociales de la Côte-Nord mobilisées pour dénoncer les conditions dans leurs centres jeunesse. «Elles ont dénoncé publiquement le fait que les jeunes faisaient du camping dans un gymnase plutôt que d’être hébergés comme il faut. L’employeur a ensuite regardé dans leur messagerie interne. Il a sévi contre certaines membres, explique Laurianne. Les travailleuses sociales étaient prêtes à faire une grève illégale pour appuyer leurs collègues». Elles ont finalement eu gain de cause.

Dans le laboratoire de Mathieu et Laurianne, par contre, l’atmosphère est plutôt démobilisée. «Il faut convaincre le plus possible qu’on peut gagner en se mobilisant», affirme Laurianne. Elle met toutefois en garde contre le fait qu’«on ne va pas suivre un syndicat pas militant». «Personne ne veut faire la grève pour des augmentations de 2% ou 3%, soutient-elle. L’indexation des salaires à l’inflation est le minimum. Mais ça ne touche pas aux problèmes systémiques. Il faut boucher les brèches ouvertes aux sous-traitants privés».

Elle propose notamment que le réseau embauche directement les chauffeurs courrier. À terme, c’est tout le projet OPTILAB qui doit être décentralisé. L’APTS et les médecins du Québec s’entendent sur la nécessité de revoir le fonctionnement des laboratoires. C’est une étape cruciale afin de désengorger les urgences, augmenter la capacité hospitalière, rattraper les chirurgies ainsi que le plan de prévention en cancérologie.

Les restructurations successives en santé, comme la loi 10 de Gaétan Barrette, visent à privatiser de plus en plus le réseau. La nouvelle réforme du ministre Dubé fait peur à Laurianne: «Ça va mettre les hôpitaux en compétition. Les gestionnaires vont chercher à booster leurs indicateurs de performance. Ils ouvrent aussi de nouveaux hôpitaux privés qui vont créer d’autres problèmes». Il faut donc agir avec force.

La loi sur les services essentiels limite toutefois leurs moyens de pression. Mathieu souligne que les habituelles grèves tournantes d’une heure entre employées devant les hôpitaux sont vues avec cynisme par ses collègues. «Ça sert à rien. On doit rattraper le travail quand on rentre après, mentionne-t-il. Ça ne fait pas perdre d’argent à l’employeur.»

Pour Laurianne, «les règles sont faites pour qu’on n’ait pas de pouvoir. Seules les méthodes offensives fonctionnent. Même s’il faut enfreindre les règles. Mais c’est nécessaire d’avoir un mouvement pour le faire. On est assez brillant pour faire la grève et éviter de mettre en danger les patients. C’est l’employeur qui ne respecte pas les normes de sécurité pour sauver des sous!»

Certaines stratégies sont mises de l’avant ailleurs, comme la tactique des Sick Strikes, action au cours de laquelle une masse critique d’employé⋅es prend un congé de maladie en même temps. 

Même si cela est parfois difficile, les technologistes soulignent la nécessité de soutenir les grévistes d’autres catégories. Cette approche sera décisive pour que les différents syndicats se rencontrent, discutent des stratégies de moyens de pression et se coordonnent de manière démocratique afin de maximiser leur impact économique et politique. Ici aussi, une nouvelle génération de syndiqué⋅es se prépare à faire ses premières expériences de lutte.


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