Les grèves inspirantes du Casino NagaWorld

Depuis trois ans, des grèves inspirantes se déroulent au  Casino NagaWorld de Phnom Penh. Les travailleurs et surtout les travailleuses syndiquées se sont opposés victorieusement à la direction du Casino ainsi qu’à l’État autoritaire du Cambodge.

Le Cambodge : au Royaume des luttes sociales et ouvrières

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le Cambodge fait face à de nombreuses épreuves: les guerres d’Indochine et les indépendances durant les années 1940 et 50 (Vietnam, Cambodge, Laos); la guerre civile opposant les guérillas d’inspiration «communiste» aux forces du Général Lon Nol dans les années 1970 (appuyées par les États-Unis, en particulier Henry Kissinger) et le régime nationaliste et génocidaire des Khmers rouges de 1975 à 79. Puis, une autre guerre a déchiré le pays en factions. Elle s’est terminée par un accord en 1998.

Les années 1990 et les débuts des années 2000 sont le moment où le Cambodge s’est lancé sur la voie de la modernisation économique. Cela a permis le développement d’une classe politique puis capitaliste dans le pays. Le Cambodge s’est ouvert au capitalisme, qu’il soit occidental ou asiatique (surtout chinois). 

Or, il ne faut pas se leurrer. Cette transition capitaliste s’est réalisée sur le dos de la paysannerie la plus précaire ainsi que celui des ouvriers et ouvrières des centres urbains comme Phnom Penh. Elle ne profite qu’à une minorité de bureaucrates et de capitalistes. 

Une période d’exploitation extrême

Philippe Richer, historien et ex-diplomate, a identifié ce qu’il nomme être les «sept plaies du Royaume» caractérisant le Cambodge récent:

  1. les mines antipersonnelles (datant des guerres d’Indochine et des Khmers rouges) dont les victimes premières sont les enfants des campagnes;
  2. la spoliation des terres paysannes pour des entrepreneurs privés et nantis;
  3. la braderie des «biens publics» tels le siège de la police militaire, les terrains de collèges et d’université et les propriétés communales ou d’État au profit d’intérêt privé;
  4. la déforestation sauvage en faveur des profits capitalistes asiatiques (ex. Chennar Plywood, Mien Ly Heng);
  5. l’exploitation de la classe ouvrière, dont les industries phares sont celles du textile et du tourisme/hôtellerie;
  6. une société accablée de problèmes agissant comme une gangrène tels le trafic humain, le trafic de drogue, les mariages arrangés poussés par des besoins matériels majeurs;
  7. ainsi que la corruption des fonctionnaires et du Parti Populaire du Cambodge au pouvoir depuis 1998.

La corruption sert à fidéliser des gens en position de pouvoir, comme les hauts fonctionnaires. Malgré des apparences de démocratie libérale, le système politique du Cambodge est usurpé dans le but de servir les intérêts de la famille d’Hun Sen et des capitalistes qu’elle défend.

En 2023, le traditionnel homme fort du régime, Hun Sen, a cédé son poste de chef d’État à son fils aîné Hun Manet, à la suite d’élections louches probablement truquées. Plus encore, le gouvernement ne craint pas d’exiler ses opposants politiques comme le libéral Sam Rainsy ou à assassiner des leaders syndicaux comme Chea Vichea, président du Syndicat libre des travailleurs du Royaume du Cambodge, tué le 22 janvier 2004. 

Entre 2000 et 2023, des estimations rapportent qu’environ 171 000 foyers ont été expropriés ou pris dans un litige foncier. De nombreux paysans et paysannes luttent actuellement pour la préservation de leurs terres. 

Exploitation féroce, luttes féroces

L’industrie textile – avec des compagnies comme H&M – et celle du tourisme – avec l’entreprise d’hôtellerie de luxe Sofitel ou Casino NagaWorld – connaissent de violentes luttes des classes. Les femmes sont particulièrement affectées par l’exploitation capitaliste. En plus de risquer le licenciement si elles tombent enceintes, leur salaire et conditions de travail sont peu enviables. 

En 2013 et 2014, des dizaines de milliers d’employé⋅es du textile font grève sur des périodes d’environ deux semaines pour un salaire minimum adéquat (160$/mois). La police use brutalement de son pouvoir de répression, fait des blessé⋅es et trois morts. L’armée intervient aussi! Le gouvernement a tout de même été forcé d’augmenter le salaire minimum à 100$/mois.

Il est à noter que le salaire minimum de 200$/mois en vigueur depuis 2022 ne répond pas aux besoins des gens. Les luttes économiques sont donc centrales au mouvement ouvrier et syndical cambodgien.

Une première grève victorieuse au casino NagaWorld en 2020!

Les casinos sont une pièce importante du tourisme au Cambodge. NagaWorld (107,3 millions $ US de profit net en 2023) est l’acteur capitaliste clé des casinos au Cambodge. Le plus important se trouve dans la Capitale, Phnom Penh. L’entreprise cherche à consolider un monopole sur ce secteur rentable.

Lors d’une entrevue, Chhim Sithar, présidente du Labor Rights Supported Union of Khmer Employees of NagaWorld (LRSU), a résumé le combat mené par le syndicat au casino en 2019 et 2020: 

En 2019, 4 000 travailleurs sur 8 000 ont adhéré au syndicat. Nous avons lancé une autre campagne sur le salaire minimum vital après que l’entreprise a réalisé d’importants bénéfices en 2019. Cette campagne a débouché sur une grève au début de l’année 2020. Et nous avons de nouveau gagné la grève. Après avoir gagné la deuxième grève en 2020, la pandémie est arrivée. 

La clé du bras de fer a été double: la participation massive des travailleuses et des travailleurs aux assemblées démocratiques ainsi que le leadership organisationnel des élu⋅es syndicaux. Les leaders ont été obligé⋅es d’avoir un rôle actif auprès des grévistes, notamment en les contactant sans cesse pour les faire participer aux assemblées et les pousser à prendre position dans les débats. On parle de milliers de personnes aux assemblées.

Les textos et les réseaux sociaux ont été des outils clés pour la communication entre les membres pour l’organisation des actions militantes. C’est la participation en masse des membres du syndicat qui a permis de mobiliser, le 9 janvier 2020, 4 000 syndiqué⋅es en plus d’un millier d’employé⋅es non-syndiqué⋅es!

Le rapport de force dans la rue a permis de surmonter l’injonction de la Cour frappant la grève d’illégalité. Il a finalement forcé le gouvernement à changer d’attitude et à intervenir dans le conflit en proposant lui-même une offre directement au syndicat: une augmentation de 30% bonifiée d’une allocation en matière de santé de 200$ US!

C’est la preuve vivante que lorsque les travailleuses et travailleurs s’organisent en syndicat et luttent de façon déterminée contre une riche entreprise, on peut remporter des victoires. Cela dit, la grève de 2022 a été reçue avec une grande répression antisyndicale. C’est le contrecoup.

La grève depuis 2021 : affronter la répression patronale et policière

En avril 2021, 1 300 employé⋅es sont licencié⋅es durant la pandémie de COVID-19. D’autres licenciements sont aussi planifiés. En décembre, le syndicat LRSU commence ses premières journées de grève. Il réclame la réinsertion des camarades renvoyé⋅es, puis l’instauration de mesures sanitaires adaptées aux réalités des gens travaillant sur place. La direction du Casino refuse.

Entretemps, le gouvernement use de loi sur la COVID-19 pour tenter de mettre fin aux rassemblements syndicaux et à la grève. Mais les grévistes tiennent bon.

En janvier 2022, la répression se déchaîne: 11 arrestations de syndicalistes, dont la présidente du syndicat LRSU, Chhim Sithar. Sur les piquets de grève, les gens sont arrêtés, mis dans un autobus, puis relâchés en dehors de la ville. En mars 2022, les syndicalistes sont relâché⋅es de prison après 74 jours. 

Mais ce n’est pas terminé avec la répression. En 2023, Chhim Sithar est condamnée à la prison en plus de huit autres syndicalistes pour «incitation à semer le trouble dans l’ordre public». 

Le conflit de travail avec le casino continue, mais l’action syndicale se résume à des manifestations demandant la libération de leurs camarades et à des grèves ponctuelles. Mais l’isolement de la lutte et le pessimisme ne doivent pas avoir raison du conflit!

L’État capitaliste est prêt à tout pour nous décourager et  assurer un ordre social favorable aux patrons comme ceux de NagaWorld. Cela implique des mesures de union busting (actions antisyndicales), d’intimidation et d’emprisonnements. La loi n’est pas en faveur des travailleuses et des travailleurs.

Les conflits comme celui-ci sont épuisants, mais importants. La bonne nouvelle ici, c’est que tant qu’il y a du monde pour poursuivre le combat, il y a la possibilité de reconstruire une mobilisation et de reconquérir le rapport de force.

Les assemblées et les structures syndicales peuvent être à nouveau des lieux démocratiques et combatifs. C’est là où les gens concernés peuvent s’entendre sur des luttes et des actions communes. 

Ensemble, luttons! Ensemble, nous vaincrons!

En cette période de grèves au Québec, il est important de pouvoir identifier nos adversaires (dont font partie les capitalistes et les ministres) ainsi que les actions anti-syndicales du gouvernement. Le camp adverse est bien préparé et armé d’une loi spéciale qui forcera le retour au travail des employé⋅es du secteur public. Les tribunaux et la police sont d’abord et avant tout au service de ceux et celles qui contrôlent l’État.

De notre côté, notre arme la plus solide, c’est le rapport de force bien organisé de notre nombre. Cela nécessite des débats démocratiques dans les syndicats et une mobilisation conséquente. La solidarité ouvrière et syndicale doit être le ciment qui nous unit, peu importe nos professions, métiers ou allégeances syndicales.

Les grèves dans le Casino NagaWorld au Cambodge sont là pour nous inspirer et nous mettre en garde vis-à-vis de la répression qui plane toujours au-dessus de nos têtes. La grève de 2020 démontre la capacité de la classe ouvrière à faire plier un gouvernement et une entreprise!

Comme le dit Ou Tep Phallin,  présidente de la Cambodian Food and Service Worker Federation et stratège lors des grèves du casino:

Lorsqu’ils font du mal à quelqu’un, cela signifie qu’ils font du mal à des personnes dans le monde entier. C’est ça la définition d’un syndicat. (…) Il ne s’agit pas de dire: “Ce sont des Cambodgiens, nous ne devrions pas être impliqués”. (…) Cela veut dire organiser la classe ouvrière partout dans le monde.

Du Québec au Cambodge, les classes ouvrières doivent s’unir!!


Pour en savoir plus

«Les forçats du textile» (france24.com)

Brendan Maslauskas Dunn, «The Battle at NagaWorld: The Longest Strike in Cambodian History PT. I» 

Entrevue par Kooper Caraway, « CASINO WORKERS AT CAMBODIA’S NAGAWORLD FACE BRUTALITY, JAIL TIME FOR STRIKING »

China Labour Bulletin, « In Cambodia, workers still on strike supporting ousted independent Nagaworld casino union and imprisoned leaders »

Pratiques antisyndicales au Cambodge


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