La vérité est l’une des premières victimes de la guerre

Entretien avec Ariel Gottlieb, membre du conseil exécutif de l’Union des journalistes en Israël, du Comité uni des journalistes de Ynet et de Yediot Ahronot, et membre du Mouvement de lutte socialiste (section d’ISA en Israël-Palestine).

Le gouvernement de droite de Netanyahou, Ben-Gvir et Smotrich s’est lancé dans la persécution politique et la censure dès sa création. Avec l’éclatement de la guerre, cette tendance s’est accentuée sous le gouvernement élargi. Le ministre des communications, Shlomo Deri, a pris des mesures visant à emprisonner les «citoyens qui sapent le moral national». Parallèlement, Deri, en collaboration avec le procureur général du gouvernement, a pris des mesures pour fermer Al-Jazeera en Israël. Ces mesures s’inscrivent dans le cadre d’une tentative visant à limiter et censurer les médias qui ne s’alignent pas sur la propagande du gouvernement concernant la guerre.

Le soutien du gouvernement à l’extrême droite, en particulier en temps de guerre, se traduit par des persécutions publiques et des menaces à l’encontre des voix critiques face à la guerre, y compris les journalistes, qu’ils soient palestiniens ou pas. Le journaliste indépendant Israel Frey et sa famille ont par exemple été menacés d’agression physique. Les éditeurs en chef et propriétaires des grands médias, qui se font eux-mêmes l’écho du nationalisme et du soutien à la guerre, ne sont pas là pour protéger les journalistes des pressions croissantes et des menaces politiques qui pèsent sur certains d’entre eux. Le secteur est également confronté depuis quelques années à une précarité croissante de l’emploi – avec notamment des licenciements au sein du groupe « Yediot » – ce qui, en soi, ajoute à la pression exercée sur les journalistes pour qu’ils s’autocensurent. Nous avons besoin de puissantes organisations syndicales de journalistes pour lutter contre ces attaques.

Nous nous sommes entretenus avec Ariel Gottlieb, membre du conseil exécutif de l’Union des journalistes en Israël (UJI), du Comité uni des journalistes de Ynet et de Yediot Ahronot, et membre du Mouvement de lutte socialiste (ASI en Israël/Palestine), au sujet de ces développements, du rôle des syndicats dans l’industrie pendant la guerre, ainsi que des licenciements au sein du groupe « Yediot ». Il s’exprime ici à titre personnel.

[Neta Most] Les journalistes se retrouvent souvent en première ligne de la guerre. Nous savons également que certains journalistes avec lesquels vous travaillez ont été assassinés.

[Ariel Gottlieb] Oui, un photographe de la rédaction d’Ynet, Roee Idan, et sa femme ont été assassinés au kibboutz de Kfar Aza le premier jour de la guerre. Sa petite fille n’a pas été retrouvée. D’autres journalistes ont risqué leur vie, en particulier au cours des premiers jours de la guerre, et d’autres travaillent simplement 24 heures sur 24.

Quatre autres journalistes ont été tués le premier jour de la guerre lors de l’attaque du Hamas dans le sud. Depuis lors, 21 journalistes ont été tués à Gaza, soit plus que le nombre total de journalistes tués à Gaza depuis 2001. Un photographe de Reuters a également été tué dans un attentat à la bombe au Liban.

[NM] Outre la menace physique immédiate, il règne aujourd’hui une atmosphère de chasse aux sorcières nationaliste sur les lieux de travail et dans les écoles, visant en particulier les travailleurs ou les étudiants arabo-palestiniens. Cette persécution est-elle ressentie dans le domaine du journalisme ?

[AG] Même s’il n’y a pas d’attaque physique contre les journalistes, nous sommes confrontés à des actes d’intimidation et au harcèlement. Le gouvernement a intentionnellement créé une atmosphère publique qui rend très difficile le travail des journalistes et crée une tendance à la surveillance étroite pour s’assurer que les journalistes ne rapportent que la ligne officielle. Nous avons déjà vu ce genre de choses : lors des escalades de guerre passées et lors du mouvement de protestation de masse en Israël cette année. Mais bien sûr, cela se fait maintenant à un niveau beaucoup plus élevé.

Les médias étrangers, en particulier les médias arabophones qui opèrent encore ici, sont les plus durement traités. L’UJI a envoyé une lettre au département des médias du gouvernement, qui est chargé de veiller à ce que les médias étrangers puissent faire leur travail, pour exiger qu’il protège leurs droits et les défende.

La situation s’est fortement aggravée avec les tentatives du ministre des communications, M. Deri, de fermer la branche locale d’Al-Jazira.

Je pense qu’il existe en outre une influence beaucoup plus large : les journalistes réfléchissent à deux fois à ce qu’ils écrivent, à ce qu’ils disent à l’antenne, une sorte d’autocensure qui découle de la reconnaissance de la nouvelle situation. Je suppose que les journalistes palestiniens en Israël ressentent cela beaucoup plus fortement, tout comme les journalistes juifs plus critiques à l’égard des intérêts du gouvernement israélien.

Pour que les journalistes puissent rendre compte de la guerre de manière plus honnête, sans s’autocensurer, nous avons besoin d’une organisation syndicale forte dans le secteur, d’abord pour garantir l’emploi et les droits des journalistes et des autres travailleurs des médias et, dans ce contexte, défendre également l’environnement de travail des journalistes contre les pressions du gouvernement.

[NM] Dans le cadre des menaces gouvernementales, les militants d’extrême droite menacent également la liberté de la presse. Entre autres, « La Familia » (supporters d’extrême droite du club de football Beitar Jerusalem) a organisé une « manifestation » dans la nuit du samedi 14 octobre, avec des feux d’artifice, devant le journaliste indépendant Israel Frey. Ce dernier a été contraint de fuir avec sa femme et ses enfants et de se cacher dans un endroit secret. L’UJI n’a pas encore commenté cette persécution ou celle d’autres journalistes. Ne s’agit-il pas d’une question sur laquelle l’Union devrait faire une déclaration ?

[AG] Le syndicat n’a pas encore fait de déclaration, le bureau exécutif en discute et je fais partie de ceux qui ont soutenu la publication d’une déclaration publique. L’allégation selon laquelle M. Frey a été persécuté parce qu’il soutenait le Hamas est totalement inacceptable, il a simplement fait un commentaire empathique sur la tragédie à laquelle sont confrontés les enfants des deux camps.

Il s’agit d’une situation très extrême, où même pour un tel commentaire, vous pouvez être menacé et subir des persécutions qui mettent votre vie en danger. Je pense absolument que nous avons besoin d’une déclaration claire de l’UJI sur ce cas spécifique, en particulier parce que cela constitue un dangereux précédent : Si nous n’essayons pas de protéger Frey maintenant, d’autres journalistes et leurs familles risquent d’être victimes d’agressions physiques de la part de militants d’extrême droite.

Si le syndicat n’élabore pas de déclaration, comme ce fut le cas pour d’autres questions politiques controversées, nous pourrions alors élaborer une déclaration signée uniquement par certains membres du conseil exécutif afin de garantir qu’il y ait au moins une déclaration claire, même si ce n’est pas sous le nom officiel du syndicat. Il en va de même pour les bombardements israéliens de journalistes tués dans l’exercice de leur métier à Gaza et au Liban.

[NM] Parallèlement aux différentes menaces qui pèsent sur le journal pendant cette guerre, la direction du groupe de presse « Yediot » poursuit-elle en dépit du conflit son plan de consolidation, qui comprend des coupes budgétaire et des licenciements?

[AG] Les travailleurs travaillent beaucoup plus dur aujourd’hui qu’avant la guerre, qu’il s’agisse des travailleurs en première ligne, des journalistes ou des remplaçants, tout le monde travaille beaucoup plus dur et doit faire de plus grands sacrifices. Mais la direction n’était pas disposée à prendre en compte tout cela, même au niveau le plus élémentaire, en disant « ok, nous ne poursuivrons pas le plan pour l’instant ».

En fait, une partie du plan a déjà été mise en œuvre, parce qu’ils ont lancé un plan de prétendue auto-retraite. Je dis « prétendu » parce que les gens ne veulent pas partir, mais ils subissent des pressions et reçoivent des compensations insuffisantes.

La direction a maintenu la pression lors des discussions avec les travailleurs. Elle a encouragé les gens à partir, même si cela n’en valait pas la peine. De nombreuses personnes sont parties ou sont sur le point de partir.

La direction a programmé deux sessions de négociation avec le syndicat avant la guerre pour préparer les audiences de licenciement, puis nous leur avons demandé de suspendre ce processus jusqu’à ce que la situation soit clarifiée. Ils n’ont même pas accepté la suspension. Lorsque nous avons constaté qu’ils organisaient des auditions sur Zoom au lieu d’organiser des réunions en personne, nous avons fait savoir aux travailleurs que nous avions décidé de ne pas y participer.

[NM] Vous avez dit précédemment que les attaques du gouvernement et de l’extrême droite nuisaient à l’environnement de travail des journalistes. En plus de la ligne officielle présentée par les grands médias et du phénomène des « médias enrôlés » qui déforment déjà ce qui se passe, les journalistes pratiquent l’autocensure, en particulier en temps de guerre et en ce qui concerne ce qui se passe « de l’autre côté de la barrière ».

[AG] C’est exact. C’est vrai en ce qui concerne ce qui est présenté au public israélien et en ce qui concerne ce qui se passera si Al-Jazeera est fermée en Israël. Cela signifie que les téléspectateurs internationaux d’Al-Jazeera ne seront pas exposés à certains aspects de l’impact de la guerre sur la société israélienne. En tout état de cause, il s’agit d’une attaque contre la capacité à recevoir une image plus large et plus honnête des faits. Cela montre une fois de plus que la vérité est la première victime de la guerre.

[NM] Il n’y a pas longtemps, les syndicats palestiniens ont publié une déclaration appelant à mettre fin aux bombardements israéliens sur Gaza, déclaration également signée par l’association des journalistes palestiniens. Un syndicat de journalistes étranger a-t-il contacté l’UJI à ce sujet ?

[AG] Je n’ai pas connaissance d’une quelconque tentative d’approche. S’il y en a eu, ils se sont probablement adressés au président du syndicat, mais nous n’avons reçu aucun message. Quoi qu’il en soit, le développement d’une discussion et d’une collaboration entre l’UJI et d’autres syndicats, au niveau local et international, ne peut qu’être utile, surtout si le syndicat des journalistes palestiniens y est associé.

Je suis tout à fait d’accord avec les appels à prendre position et à agir contre les attentats dans cette crise difficile. L’UJI a tendance à s’abstenir d’adopter une position officielle claire, même lorsque ses membres sont d’accord sur différentes questions politiques, par volonté de représenter tous les journalistes, y compris ceux qui ont des opinions plus à droite. Je pense que dans cette situation, nous devons trouver des moyens de fournir aux membres de base un moyen de discuter des questions politiques et d’exprimer leur opinion. J’ai dit la même chose à propos de la discussion au sein du syndicat concernant le récent mouvement social contre le « coup d’État judiciaire » du gouvernement.

Le fait qu’il y ait des désaccords ou des opinions différentes n’est pas une raison pour éviter d’exprimer des opinions ou d’avoir une discussion. Au contraire, c’est précisément la raison pour laquelle il faut avoir cette discussion et former une position qui présente les intérêts des journalistes et des travailleurs en général, en ce qui concerne les questions politiques, telles que la question de la guerre, qui est une question cruciale pour les travailleurs qui vivent ici.


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