Nos droits linguistiques, menacés par le capitalisme

Manifestation à Montréal en 1989 / Photo : Serge Jongue, Archives de la FTQ.

La nouvelle période de «guerre froide» entre blocs impérialistes nourrit les différentes oppressions nationales et culturelles partout sur la terre. Les attaques contre les droits linguistiques des minorités nationales se trouvent au centre des stratégies de division des groupes bourgeois dominants, au Canada comme ailleurs.

En régime capitaliste, la classe bourgeoise exploite le travail de la classe ouvrière afin d’en soutirer le plus de valeur et de profit possible. L’existence de groupes nationaux au sein d’un État signifie que le groupe qui domine la bourgeoisie locale peut profiter – et profitera – de la situation pour diviser la classe ouvrière selon des aspects nationaux comme la langue. L’exploitation capitaliste s’articule alors à travers l’oppression nationale.

Comme la langue est probablement l’élément identitaire le plus fort d’une culture ou d’une nation, les attaques contre les droits linguistiques minoritaires sont au centre des tactiques de division des groupes nationaux bourgeois dominants.

Division du travail et oppression nationale

Les nations impérialistes établissent une division internationale du travail. Cette division entraîne des divisions nationales et culturelles qui affectent les conditions de travail concrètes des gens. Prenons l’exemple de la génération francophone québécoise qui a travaillé avant les années 1970. Ces personnes ont eu des emplois assortis de moins bonnes conditions de travail que ceux offerts aux anglophones. Cela s’explique par le fait que l’économie québécoise était alors contrôlée par des capitalistes anglophones canadiens et étasuniens qui tiraient profit à exploiter une autre nation.

La division nationale du travail entraîne le développement d’une conscience nationale dans toutes les classes sociales d’une société, tant au sein de la bourgeoisie que du prolétariat. Comme la question nationale influence les relations entre les classes, ses dimensions nationalistes peuvent être mobilisées par les différentes classes.

Le groupe national qui domine une bourgeoisie locale a avantage à oppresser les groupes minoritaires de manière à extirper davantage de valeur de leur travail. Dans le cas des groupes opprimés, leur conscience nationale devient alors un aspect essentiel de leur conscience de classe.

Une oppression qui s’accentue

Le capitalisme est un système de domination économique, politique, culturel et idéologique. 

Les bourgeoisies locales doivent tout faire pour maintenir l’intégrité de leur État dans la situation actuelle de rivalités et de crises. Les États capitalistes sont obligés d’adopter des mesures toujours plus répressives pour maintenir leur stabilité et les taux de profits des entreprises.

Le révolutionnaire irlandais James Connolly disait que c’est «la violence écrasante du capitalisme qui détruit irrésistiblement toute originalité nationale» par la simple pression de sa prépondérance économique. La globalisation économique menée par les États-Unis a notamment consacré l’hégémonie de l’anglais comme langue des affaires. Cette situation renforce les inégalités historiquement présentes entre les groupes sociolinguistiques, spécialement au Canada.

Les Big Tech et les marchés nationaux

Aujourd’hui, le plus important phénomène d’hégémonie culturelle est celui des Big Tech. Il s’agit de l’omniprésence dans nos vies des grandes entreprises technologiques américaines telles Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft (GAFAM).

Durant la dernière année, l’Office québécois de la langue française (OQLF) a reçu un nombre historique de plaintes pour dénoncer le non-respect de la Charte de la langue française. Les sites web occupent la 2e place des motifs de plainte (25%).

Ces plaintes sur l’usage de l’anglais en ligne représentent la pointe visible de l’iceberg des changements économiques dans le secteur des industries culturelles. La concentration de la propriété entre les mains de quelques multinationales et la consommation massive de produits culturels en ligne (ex. musique, séries, nouvelles) ont entraîné la ruine des producteurs locaux incapables de compétitionner.

Du côté des médias traditionnels, une crise de rentabilité découle en grande partie de l’accaparement des investissements publicitaires par les Big Tech. Cette situation prive les journaux et les médias traditionnels de leur source principale de revenus, la publicité. Au Québec, des dizaines de journaux francophones locaux ou indépendants ont disparu dans les dernières décennies. Même les grands quotidiens sont passés exclusivement ou en partie sous forme numérique.

La place qu’occupe les Big Tech affaiblit les réseaux culturels nationaux, qu’ils soient dans la langue majoritaire ou minoritaire. Après les avoir laissé faire la pluie et le beau temps, l’État canadien parle maintenant de forcer les Big Tech à négocier des ententes avec les médias pour compenser la diffusion de leur contenu. Mais assurer véritablement le respect des droits linguistiques et le droit à l’information nécessite de libérer les moyens de communication des contraintes capitalistes.

Attaques contre les langues minoritaires

Au Canada, près de 21% des gens ont le français comme première langue officielle parlée. Il s’agit de la 2e langue la plus parlée après l’anglais. La majorité des francophones du Canada, soit 85.5%, vivent au Québec. Plus d’un million sont répartis dans les autres régions du pays.

L’État canadien est officiellement bilingue. Mais les communautés francophones hors Québec n’ont pas les ressources nécessaires pour se développer dans leur langue, pas plus que les communautés autochtones. Dans toutes les provinces, les vagues de politiques d’austérité budgétaire attaquent depuis des décennies les services francophones en santé et en éducation. Des luttes communautaires ont permis de mettre partiellement en échec de gros projets de coupures.

La plupart des gains linguistiques des dernières décennies ont été réalisés par l’activisme juridique. Cela a été possible grâce aux grandes victoires passées ayant modifié la loi et même la constitution canadienne. Mais de nos jours, la mobilisation politique des communautés minoritaires est difficile. C’est d’autant plus difficile que les liens entre les luttes linguistiques et les intérêts de toutes les classes ouvrières du Canada ne sont pas établis clairement. L’absence d’un leadership de classe laisse toute la place aux illusions que les réformistes nourrissent envers le système légal bourgeois canadien.

Des symboles et des excuses

Cette année, le gouvernement libéral de Justin Trudeau a fait adopter une loi (C-13) modifiant la Loi sur les langues officielles. Cette loi est critiquée par plusieurs organisations syndicales. Ces dernières soulignent que C-13 s’attaque à l’application de la Charte de la langue française au Québec et ne propose pas de stratégie visant à renforcer la présence du français sur le Web, par exemple.

Une autre tactique utilisée par la classe dirigeante afin d’étouffer la colère de la classe ouvrière concernant ses droits nationaux consiste à effectuer des actes symboliques telle la reconnaissance du Québec comme «nation» au sein du Canada. C’est dans notre constitution! Mais qu’est-ce que cela implique dans nos vies quotidiennes? Rien.

De même, le gouvernement canadien a présenté des excuses officielles aux communautés autochtones auxquelles il a causé tant de préjudices. Des excuses, c’est mieux que rien. Mais le fait de reconnaître les fautes commises dans le passé – et de ne pas le faire pour les fautes présentes – ne change pas les conditions matérielles des communautés autochtones.

En définitive, les francophones hors Québec sont de moins en moins nombreux au Canada. Le nombre de personnes qui utilisent l’une des 70 langues autochtones est aussi en baisse.

Pour des réseaux de services culturels publics!

La vitalité des communautés linguistiques minoritaires passe par la structuration d’espaces politiques, économiques et socioculturels gérés de manière autonome. C’est pourquoi la classe ouvrière dans toute sa diversité a besoin du financement massif de réseaux publics de services culturels gratuits, accessibles et sous contrôle démocratique. Bien entendu, les capitalistes ne garantiront jamais ce financement ni cet accès à nos langues maternelles.

Au Canada, les pouvoirs concernant les industries culturelles sont contrôlés par l’État fédéral canadien. Cet État doit sa puissance à l’oppression nationale des peuples de son territoire. C’est aussi pourquoi il est si important de défendre le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, c’est-à-dire le droit à l’indépendance politique, tant pour la nation québécoise que pour les nations autochtones. 

Tant que les moyens de production, de circulation, de distribution et de consommation des produits culturels seront à la merci de logiques capitalistes et fédéralistes, les cultures autres que anglophones seront systématiquement défavorisées. Nous devons nous battre pour que les principaux moyens de télécommunications soient remis entre les mains de la classe ouvrière. 

Secteur en essor et immigration

La menace aux droits linguistiques vient aussi des conditions de travail en vigueur dans les secteurs les plus rentables du capitalisme mondial. La pratique d’une langue, en particulier dans un milieu de travail, fait partie des conditions matérielles d’existence. La défense des droits linguistiques est donc un enjeu de travail.

Au Québec, la langue officielle de travail est le français. Près de 95% des gens peuvent soutenir une conversation en français. Mais seulement 80% des travailleurs et travailleuses l’utilisent principalement au travail. La tendance est légèrement à la baisse, au profit de l’usage de l’anglais. Les secteurs où le français a le plus reculé – en particulier à Montréal – sont l’industrie de l’information, l’industrie culturelle, le secteur de la finance et des assurances ainsi que les services professionnels, scientifiques et techniques. Ces secteurs étaient déjà parmi ceux où le taux d’utilisation principale du français était le plus bas en 2016.

Au Canada, l’immigration représente presque 100% de la croissance de la population active. Ces personnes optent principalement pour l’anglais comme langue d’intégration, une intégration d’abord économique. Au Québec, cette tendance accentue l’oppression nationale des francophones, car les gouvernements et les patrons n’offrent pas aux personnes immigrantes les moyens d’évoluer et de travailler en français.

Pénurie de main-d’oeuvre et exploitation

Le recul du français dans les milieux de travail concerne les secteurs économiques de pointe comme ceux de la logistique ou de la production agroalimentaire. La pénurie de main-d’œuvre à bon marché pousse les capitalistes à embaucher des personnes immigrantes et à négliger le respect des droits linguistiques francophones.

Le gouvernement de François Legault a porté à un record historique le nombre de personnes qui travaillent au Québec de manière non permanente. Parmi la catégorie la plus nombreuse, celle des travailleurs temporaires, une fraction marginale (2.6%) a réellement accès aux cours de francisation.

Des dizaines de milliers de travailleurs migrants œuvrent dans des conditions lamentables au Québec. Les effets de l’inflation ajoutent à leur précarité économique. Pour paraphraser Connolly, on n’enseigne pas le français à quelqu’un qui meurt de faim! Il est nécessaire d’assurer à toutes les personnes qui travaillent une vie décente afin de leur permettre un épanouissement culturel et linguistique.

Pour y arriver, il est nécessaire d’établir un rapport de force en syndicalisant les personnes qui travaillent dans les entrepôts Amazon ou dans les champs de la Montérégie. Ce rapport de force doit notamment servir à obtenir des gains linguistiques comme l’accès systématique, sur les heures de travail et aux frais des employeurs, à la francisation, peu importe le statut de la personne.

Il s’agit d’éviter que l’apprentissage du français ne devienne un fardeau supplémentaire pour les personnes migrantes ou réfugiées, qui sont déjà confrontées à de nombreux obstacles pour s’adapter à leur nouvelle vie.

Un programme pour le monde du travail

Les revendications linguistiques nous permettent d’affronter l’organisation du travail et la logique du profit.

La conscience nationale – la conscience de l’oppression et de l’exploitation en tant que nation – a joué un rôle clé dans le développement de la conscience de classe chez les travailleurs et travailleuses du Québec durant les années 1960 et 1970. L’importance de l’imbrication conscience nationale/conscience de classe permet de comprendre en partie pourquoi plusieurs organisations de gauche (NPD, maoïstes, staliniennes, anarchistes) sans grande considération pour les questions linguistiques ou nationales n’ont pas réussi à s’implanter dans la classe ouvrière québécoise.

Le mouvement syndical québécois s’est battu pendant des décennies pour faire du français l’unique langue de travail, de négociation et de communication ainsi que contre la discrimination linguistique à l’embauche, aux assignations et aux promotions.

Aujourd’hui, ces gains s’effritent en raison de l’absence de lutte ouvrière sur les enjeux linguistiques. Le mouvement ouvrier québécois n’a toujours pas articulé un programme pleinement développé de revendications nationales qui affaiblissent la puissance de l’État bourgeois, étant donné l’absence de son propre parti politique. Toute l’initiative est laissée aux partis nationalistes bourgeois et petit-bourgeois.

Contre le nationalisme xénophobe

Ces bourgeoisies nationalistes présentent les Québécois et les Québécoises comme des victimes francophones assiégées par les anglophones et les immigrants. Il est vrai que la classe ouvrière francophone a été opprimée par des patrons anglophones. Mais les responsables étaient les patrons, pas les anglophones de la classe ouvrière. De même, les responsables de l’hégémonie culturelle anglophone sont les grandes entreprises technologiques et les gouvernements, pas les travailleurs migrants.

Les bourgeois nationalistes suggèrent que les gains des francophones ne peuvent se faire qu’au détriment des autres communautés linguistiques. Cette position ne reconnaît pas l’unité entre les luttes de la classe ouvrière pour ses différents droits démocratiques. La classe ouvrière francophone peut faire respecter ses droits sans avoir à nier ceux des autres. Et les gains démocratiques d’autres groupes lui bénéficieront également. «Un peuple qui en opprime un autre ne peut pas être libre», disait Karl Marx.

Certains nationalistes, comme ceux de la CAQ, défendent l’obligation d’apprendre le français dans un cadre très limitatif et pénalisant. Lénine a souligné en 1914 que l’obligation d’apprendre une langue sous la contrainte ne fait que développer l’incompréhension et les tensions. La classe dirigeante bourgeoise le sait et l’utilise à son avantage pour diviser et régner. Nous devons l’en empêcher! Travaillons à unir tous les groupes de la classe ouvrière par la défense active de leurs droits!


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