Barbie à Barbieland

Cette Barbie est-elle féministe (et socialiste)?

La superproduction Barbie, actuellement à l’affiche, bat de nombreux records au box-office. Elle fait l’objet de vifs débats dans le monde entier. Le film a rapporté 1 milliard de dollars en 17 jours seulement, faisant de Greta Gerwig la première réalisatrice solo à atteindre un tel record. Avant toute chose, de nombreuses femmes et personnes queers se retrouvent dans les expériences problématiques vécues par les personnages du film.

Les conservateurs et les membres de la droite, en particulier aux États-Unis, déclarent que ce film est de la propagande gauchiste et «woke». Dans les cercles de la gauche anticapitaliste, le film est surtout tourné en dérision: où se trouve la critique du capitalisme? La compagnie Mattel a habilement réussi à enregistrer des bénéfices records avec ce film et les produits dérivés qui l’accompagnent. Il s’agit d’un grand changement d’image motivé par un pur intérêt de profits.

Les entreprises comme Mattel ne s’intéressent pas à l’émancipation réelle des femmes et des personnes queers. Elles essaient de tirer profit de tout, y compris de la nouvelle vague féministe. Cependant, nous constatons que le film contient de nombreux éléments positifs. Il ne faut pas se contenter de rejeter l’enthousiasme général qu’il a suscité.

«Cette Barbie vous parle du patriarcat»

Le film montre de manière sarcastique le choc de Barbie lorsqu’elle est confrontée au monde réel en dehors de «Barbieland». Confuse, Barbie se retrouve face au monde réel. Une société patriarcale dominée par le harcèlement sexuel quotidien, le sexisme, la sexualisation et l’objectivation des corps humains. Comme le dit si bien le film: «il est impossible d’être une femme». En d’autres termes, il est impossible de répondre à toutes les attentes.

Au début de son voyage, Barbie répand avec enthousiasme la solidarité féminine à laquelle elle est habituée à Barbieland. Elle dit aux femmes à quel point elles sont belles et tente de les responsabiliser. Cependant, elle se rend rapidement compte que la poupée Barbie emblématique n’a pas réussi à transposer cette utopie dans la vie réelle. Le changement de mentalité n’a pas réussi à se répercuter dans les institutions. La grande promesse du féminisme des dernières décennies ne semble pas s’être concrétisée. Barbie ne sait pas comment cela a pu se produire. Après tout, grâce à Barbie, les femmes d’aujourd’hui «peuvent être n’importe quoi», n’est-ce pas ?

À l’opposé, Ken, l’homme blanc cis et beau qui accompagne Barbie dans sa mission, est stupéfait par le patriarcat. Il entreprend de s’informer à son sujet. Au cours du film, Ken – l’éternel rejeté – décide d’amener «le patriarcat» à Barbieland. Tandis que Barbie essaie d’arranger les choses dans le monde réel, Ken entreprend de convaincre toutes les Barbies de Barbieland à abandonner leurs carrières de haut vol et leurs soirées entre filles pour passer leur temps à servir et à soutenir la création et la croissance du patriarcat nouvellement établi à Barbieland.

Néanmoins, avec l’aide d’un duo mère-fille du monde réel, Barbie parvient à inverser l’ordre et à comprendre ce qui a poussé les Kens à se révolter. Les Kens vivaient dans un monde où ils n’existaient que dans l’orbite de Barbie. Ils se rachètent à la fin du film lorsque Barbie les encourage à se retrouver eux-mêmes pour se libérer. Barbie s’excuse en admettant que «moins de soirées auraient pu être des soirées entre filles».

Avec un humour ironique, le film parvient à faire référence aux expériences quotidiennes de nombreuses femmes et personnes queers vivant sous le capitalisme. Dans un monde cinématographique dominé par les hommes, où les femmes ne sont souvent qu’«exposées» comme objet au regard masculin, il n’est pas surprenant que de nombreuses femmes se sentent attirées par ce film qui crée sciemment un monde dystopique dans lequel les rôles sont inversés.

L’enthousiasme suscité par le film exprime le désir largement répandu chez de nombreuses femmes et personnes queers que la réalité de leur vie soit réellement perçue dans l’industrie culturelle. Pendant longtemps, cette forme de perception et de représentation n’a pratiquement pas eu lieu dans le cinéma grand public. Mais aujourd’hui, les grandes sociétés cinématographiques s’emparent de plus en plus de ces questions. Le féminisme devrait être considéré comme un mouvement politique en dialogue avec la pensée de son temps.

La culture commerciale générale des films s’adresse également aux antiféministes. À ceux et celles qui, malgré les échecs bien réels du patriarcat, insistent pour maintenir le statu quo. Et il le fait en faisant appel à l’empathie. Le film dit que si les hommes parviennent à comprendre les sentiments, les expériences ainsi que l’oppression des femmes et des personnes queer, ils seront en mesure de comprendre les dommages que le patriarcat nous cause à tous et, espérons-le, à se joindre à la lutte en toute solidarité.

La réappropriation de la couleur rose et de «tout ce qui est girly» est très bien réussie dans le film. Cela touche beaucoup de gens. Même l’adolescent hostile habillé tout en noir porte du rose à la fin du film. Loin d’avoir une connotation négative, ces symboles représentent l’émancipation des femmes et des filles dans le film. Ils permettent donc de contrer l’argument sexiste qui refuse aux filles et aux personnes non binaires la liberté de prendre leurs propres décisions.

Nous avons assisté à des vagues de propagande sexiste et antiféministe en ligne en réponse au film. Parmi les nombreux slogans et messages postés sur les différentes plateformes de médias sociaux, l’un d’entre eux nous a semblé évident: «Pour comprendre Oppenheimer, il faut avoir des connaissances en physique, en psychologie, en conduite de la guerre, en histoire et en culture… Pour voir Barbie, il faut être woke». Barbie s’est avéré être un film controversé qui a eu la capacité d’enflammer et de faire remonter à la surface les préjugés négatifs à l’égard de tout ce qui est perçu comme «féminin». On peut voir ici à quel point le sexisme est profondément enraciné.

Toutefois, l’accueil réservé au film et la polarisation dont il a fait l’objet témoignent également de l’évolution des rôles dévolus aux hommes et aux femmes dans la conscience des masses. Même de grandes sociétés cinématographiques telles que Warner Bros ou la société de Barbie, Mattel, s’y adaptent. Des compagnies qui, il y a encore quelques années, gagnaient des milliards de dollars en profits à diffuser des rôles sexués toxiques, se livrent aujourd’hui au pinkwashing. Elles tentent de commercialiser ce féminisme.

Cela déclenche différentes choses en nous. Nous sommes heureuses et heureux que la réalité de nos vies trouve une place à l’écran. La représentation culturelle est une étape importante pour faire évoluer les mentalités. Mais nous sommes également en colère contre ce pinkwashing. Après tout, il s’agit de nos luttes, des luttes de la base. Le fait que les idées féministes soient désormais représentées dans les médias grand public et que les grandes entreprises les utilisent est lié à l’effet des grandes vagues de protestation féministe récentes.

Ces dernières années ont été marquées par de nombreuses luttes féministes, de l’Amérique latine à la Pologne, de la Corée du Sud à l’Iran: luttes pour le droit à l’avortement, contre la violence et les féminicides, pour les droits des personnes LGBTQIA+, contre les agressions sexuelles, et bien d’autres choses encore. Cette nouvelle vague féministe exprime une tendance à la radicalisation contre les conditions du patriarcat. Ces changements radicaux politisent non seulement les jeunes, mais aussi des couches plus larges dans le monde entier. Il n’est donc pas surprenant que Barbie, que beaucoup considèrent comme l’expression de leur expérience quotidienne du sexisme, ait suscité un tel enthousiasme. Il montre que même si la conscience et les attitudes des gens ont beaucoup évolué, les conditions sociales réelles ne reflètent pas ce changement radical.

La «manosphère»: une réaction antiféministe

Mais le film est également apparu à un moment de profonde polarisation. Il n’est pas surprenant que la droite conservatrice et la «manosphère», en particulier aux États-Unis, voient dans cette Barbie woke une ennemie. Le fait qu’un film de fiction puisse déjà susciter autant d’indignation et de peur parmi les conservateurs et la droite montre à quel point le capitalisme est «autorisé» à être woke. Même le féminisme assez limité qui est au centre du film – les femmes devraient être plus présentes au sommet des entreprises et des gouvernements, elles devraient vivre sur un pied d’égalité avec les hommes et devraient pouvoir s’exprimer librement – est de plus en plus attaqué.

La propagande de droite contre ce film est liée au mouvement conservateur de droite qui ne cesse de croître. Ce n’est pas seulement aux États-Unis que l’on assiste à un retour en arrière sur les questions des genres non-binaires. En Europe, l’on observe un effort conscient pour maintenir le genre en tant que concept binaire et réhabiliter la famille «traditionnelle». Sur Internet, dans les manifestations et au-delà, le courant politique dominant de droite s’efforce de maintenir la binarité des genres. Les conséquences dévastatrices sont visibles dans les attaques contre le droit à l’avortement, les droits des queers, les droits des trans ainsi que contre les droits des femmes et queers et de la classe ouvrière en général.

Cette réaction antiféministe, en particulier contre la communauté LGBTQIA+, peut s’expliquer par la crainte de la classe dirigeante de voir ces mouvements et sentiments ébranler fortement le statu quo patriarcal. Cependant, il serait simpliste d’excuser les réactions antiféministes par rapport au film en parlant d’«égos masculins offensés». En tant que féministes socialistes, nous considérons le système patriarcal comme un élément nécessaire au maintien du capitalisme. Ce système s’exprime, entre autres, dans les structures de la famille, dans le travail de soins sous-payé et dans l’exploitation du travail reproductif ou du travail en tant que 3e charge des femmes.

La résurgence violente des idées ultraconservatrices et bourgeoises en matière de genre peut être liée à la crise générale du capitalisme, durant laquelle les acquis féministes doivent être éliminés. Les normes de genre bourgeoises et conservatrices ne sont finalement pas un simple «phénomène culturel». Elles ont une base économique qui s’exprime au niveau socioculturel.

Le système capitaliste mondial traverse actuellement une crise profonde. Cette crise s’exprime notamment par l’accroissement des inégalités, les changements climatiques, la guerre, mais aussi dans l’opacité des chaînes d’approvisionnement pour tous les produits nécessaires tels que les denrées alimentaires ou les textiles. Cet état de crise rend nécessaire le retrait des concessions féministes durement acquises afin de sécuriser les gains économiques de la classe capitaliste.

«Où est la Barbie de la classe ouvrière?!»

Bien entendu, le film ne contient aucune critique du capitalisme, et encore moins de lien avec le patriarcat. Il n’y a aucune mention d’argent et de profit dans l’ensemble du film. Barbie fait tous les métiers. Il y a Barbie astronaute, Barbie présidente, Barbie ouvrière du bâtiment, mais pour quoi travaillent-elles? Reçoivent-elles un salaire? Travaillent-elles simplement pour le bien de Barbieland? Mais cette question ne trouve pas de réponse dans le film. On a plutôt l’impression que les contradictions du capitalisme, qui semble également exister à Barbieland, ont disparu comme par magie.

Il en va de même pour l’exemple du monde réel. Le duo mère-adolescente peut partir pour on ne sait combien de temps, sans aller au travail ni à l’école, avec sa très belle voiture. Les hommes du conseil d’administration de Barbie semblent être entièrement dévoués à la cause du maintien du patriarcat. On pourrait alors dire que la raison pour laquelle ils veulent maintenir le statu quo est le profit économique et le pouvoir qu’il leur assure. Même l’homme qui travaille dans le cubicule et qui annonce la nouvelle de l’évasion de Barbie aux puissants patrons devrait être amer en réalisant que lui, et beaucoup d’autres, sont exploités pour le profit et le bien-être d’un très petit nombre de personnes. Au contraire, il se joint à eux dans leur quête pour ramener Barbie à Barbieland et semble aveugle aux moqueries et aux jugements sarcastiques dont il fait l’objet de la part de ses supérieurs.

Le fait que la question du féminisme ait un noyau économique central reste caché dans d’autres aspects. Où est la Barbie mère célibataire qui doit joindre les deux bouts avec trois emplois? Où est la Barbie infirmière qui lutte contre les bas salaires, le manque de personnel et l’épuisement professionnel? Où sont les Barbies racisées qui luttent quotidiennement contre le racisme et le sexisme? Ignorer le système capitaliste qui a donné naissance à ce patriarcat, qui considère les hommes comme les seuls soutiens de la famille et qui utilise le travail non rémunéré pour le maintenir, semble très commode pour un film qui tente de relancer les ventes de poupées Barbie et de puiser dans une nouvelle clientèle.

Les Kens peuvent introduire un patriarcat à Barbieland du jour au lendemain, en le présentant comme quelque chose «d’inventé» par les hommes. Ces hommes, soit dit en passant, ne sont supportables à Barbieland que parce qu’ils sont soumis à Barbie. Dans le monde réel, ils sont dépeints comme stupides, incapables et offensants. Comment des créatures aussi soumises ou stupides ont-elles pu créer un système oppressif aussi complexe? Un système qui a des effets très réels et dommageables, comme le montre la scène où Barbie se fait taper le derrière dans la rue. Un système qui tue des femmes partout dans le monde, tous les jours. Tout mettre sur le dos de l’ego masculin blessé et de la faiblesse de la masculinité semble être la seule façon pour le film de créer cette fiction sans mentionner un système capitaliste bien plus oppressif.

Le fait que le patriarcat ne fasse finalement aux hommes que des promesses qu’il ne peut tenir et ne leur donne qu’une illusion de «pouvoir» est néanmoins abordé dans le film. Y compris dans la chanson I’m just Ken, qui a fait couler beaucoup d’encre. Ken est l’un des personnages les plus convaincants du film. Il est constamment cassé par ses propres exigences. Il est extrêmement vulnérable et il se sent seul. Cette confrontation avec la masculinité ouvre beaucoup d’espace et de visibilité pour une discussion sur les raisons pour lesquelles le dépassement des modèles et structures patriarcaux est également dans l’intérêt des hommes. Certaines des scènes les plus fortes du film sont celles où l’on voit des hommes pleurer, montrant qu’ils peuvent être faibles. Si l’on considère que Barbie ne se moque pas de ce comportement, pour qui les hommes se comportent-ils en machos alors? Il n’y a pas non plus de place pour des idées alternatives de la masculinité, comme celle représentée par Alan. Cela est également évident dans le fait que le personnage d’Alan – dont se moquent les hommes, les femmes, les Kens et les Barbies – tente de s’échapper. Mais il se retrouve coincé à Barbieland, sans rédemption.

Le fait que cette «Barbie» soit liée à la classe ouvrière n’est évidemment pas surprenant. Cependant, le fait que presque tous les liens allant au-delà du niveau culturel concernant les rôles et le sexisme soient laissés de côté donne l’impression que le patriarcat n’est qu’une question d’attitudes culturelles. La lutte pour se libérer des rôles sexués toxiques, du sexisme et des autres manifestations des structures sociales et de la culture profondément patriarcale est inextricablement et inévitablement liée à la lutte contre le capitalisme. Ces luttes sont mutuellement dépendantes. Un «choix féministe» ne peut être la solution pour obtenir des droits complets pour les groupes vulnérables et opprimés.

La «solution» des Barbies dans le film est de psychanalyser les «Kens» et de les laisser libres de découvrir qui ils sont dans ce Barbieland. Cependant, le film hollywoodien n’aborde pas le fait que les femmes qui travaillent à temps partiel ou dans des industries à bas salaires ne peuvent pas simplement décider de lutter contre leur oppression. Les problèmes structurels des femmes et des queers de la classe ouvrière ne peuvent pas être résolus uniquement par davantage d’éducation. Même si une conscience féministe est extrêmement importante pour cette lutte, elle ne devrait pas être la seule lutte d’une personne.

Les Barbies créent un effet «ahah» en parlant de l’oppression structurelle qu’elles subissent dans le patriarcat nouvellement établi. Elles la rendent visible et font passer le message que cette vie ne vaut pas la peine d’être vécue. Qu’il ne s’agit pas d’un choix libre. Cela ouvre les yeux des Barbies. Le film parvient très bien à montrer à quel point cela a de la valeur: voir et comprendre ce que signifie l’oppression. Que l’on n’est pas seule à subir le catcalling, les hommes qui veulent nous expliquer le monde, le sexisme et la violence. Cet effet «ahah» a déjà commencé dans la réalité pour de très nombreuses personnes. Il s’exprime de plus en plus dans les luttes pour cette même raison: il ne suffit pas de s’en rendre compte.

Même si le film est aveugle au capitalisme, c’est un exploit qu’un tel récit ait pu pénétrer dans la culture populaire dominante. Un grand nombre de femmes et de queers ont célébré cette expérience cinématographique et l’ont transformée en environnement où il est acceptable de porter du rose sans être jugé. Où l’on peut penser que Barbie est cool et qu’elle rappelle des souvenirs d’enfance. Une chose pour laquelle beaucoup d’entre nous ont été raillé⋅es lorsque nous étions plus jeunes.

Beaucoup d’entre nous ont vu dans cette expérience cinématographique un petit moment de responsabilisation, de solidarité mutuelle et de sororité. Cet élément apparaît également à maintes reprises dans le film. Par exemple, lorsque Barbie dit à une femme plus âgée dans le monde réel, dans la rue, en portant un bandeau rose scintillant, à quel point elle est belle.

Nous voulons nous battre pour un monde dans lequel ce sentiment est omniprésent. Dans lequel nous pouvons vivre pleinement notre vie sans crainte, loin des normes de genre et de beauté, de l’exploitation et de l’oppression. À la fin du film, malgré les difficultés du monde réel, Barbie se rend compte que son travail est terminé à Barbieland. Le combat dans le monde réel n’est pas terminé et elle doit en faire partie. Elle décide d’être une humaine réelle. Nous luttons contre des conditions réelles et insupportables, contre la violence quotidienne et les menaces que font peser sur nos vies le sexisme, le racisme et le capitalisme, parce que nous n’avons pas d’autre choix.


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