Une vague de grèves déferle sur les États-Unis. Sa puissance est telle qu’on lui a donné un surnom : Striketober. Depuis le début de l’année, 178 mouvements de grèves se sont organisés. Plus de 4 millions de gens quittent leurs emplois par mois. Pour contextualiser l’envergure, rien n’a surpassé ce niveau de mobilisation dans les 50 dernières années, lors des mouvements anti-guerres et celui des droits civiques des années 70.
Des conditions de travail dignes du 19e siècle
Le travail acharné des employé⋅es de John Deere a produit 5,9 milliards $ pour la compagnie, soit 69% de plus que durant la période précédente. La direction a décidé de mettre 1,7 milliard $ dans le rachat de ses actions, 761 millions $ dans le paiement de dividendes à ses actionnaires en plus d’octroyer une augmentation de salaire de son PDG de 160%.
De leur côté, les travailleurs et travailleuses se sont fait offrir une augmentation de 1,15$/h. Tous les plus grands compétiteurs de John Deere offrent un salaire de base plus élevé. L’actuelle pénurie de personnel engendre du surtemps obligatoire chronique et une pression de productivité.
Chez Nabisco, cela fait un an et demi que les quarts de travail de 12 à 16 heures sont obligatoires dans cette compagnie agroalimentaire. Durant la négociation, l’offre patronale parlait de couper le salaire de temps et demi lié au temps supplémentaire.
La situation est aussi accablante chez Frito Lay, là où des quarts de travail de 12 heures, 7 jours sur 7 ont lieu pendant des semaines entières. Certaines personnes employées n’ont pas vu de hausse salariale depuis 10 ans. Il y a une absence d’air climatisé dans des endroits qui peuvent atteindre plus de 38°C. D’après l’employée Cherie Renfro, lorsqu’un feu s’est déclaré et que la fumée noire imprégnait l’usine, un membre de la direction aurait répondu «ce n’est que de la boucane». Plusieurs personnes ont des problèmes de santé sévères, car il s’agit d’un emploi très physique. Un employé est même mort sur la ligne d’assemblage. En réponse, la direction a forcé les autres employé⋅es à bouger le corps pour faire de la place afin que la production continue.
À Seattle, les charpentiers sont en conflit de travail avec l’Associated General Contractors of America représentant les entrepreneurs de la ville. Les charpentiers construisent Seattle, mais sont incapables d’y habiter. Le coût de la vie est trop cher. Lorsque ces personnes se déplacent pour aller au chantier, elles doivent payer la totalité des frais de stationnement de la ville pour chaque jour de travail.
Dans tous ces cas, et dans d’autres comme en éducation et en santé, les offres salariales patronales ont été en dessous du taux d’inflation. Le patronat utilise le prétexte de la crise sanitaire pour demander toujours plus de sacrifices de la part des travailleurs et travailleuses.
Les idées évoluent, les contradictions émergent
Sous le capitalisme, ce qui est produit dans une usine, par exemple, devient propriété du ou des propriétaires. Plus nous produisons, plus le pouvoir politique et social des capitalistes grandit. En échange, nous pouvons utiliser le salaire octroyé pour survivre dans cette société. Cette équation peut «fonctionner» tant et aussi longtemps que notre survie est sécurisée. Cependant, ce que produit le capitalisme en termes d’insécurités, d’appauvrissement et d’injustices nous met constamment dans une situation insoutenable. Le stress peut s’accumuler sur une longue période de «paix sociale» et de stabilité. Mais à tout moment, cette stabilité peut céder et se transformer en crise sociale, et ce sont alors les travailleurs et travailleuses qui écopent. Rappelons que pendant la pandémie, les plus riches ont continué de s’enrichir, tandis que le reste de la société s’est appauvri.
C’est maintenant 95% des Américains et Américaines qui pensent quitter leur emploi. L’automne 2021 a les plus larges taux de démission de l’histoire des États-Unis. Les gens commencent à se rendre compte de la valeur de leur travail. Si les emplois au salaire minimum étaient méprisés avant la pandémie, ils sont maintenant perçus comme vitaux pour l’économie. On se rend compte que dans cette situation de manque de main-d’œuvre, on est difficilement remplaçable et on peut plus facilement se faire engager ailleurs.
De plus, pour la majorité des gens nouvellement en lutte, cette période représente une première expérience de grève et de solidarité. Sylvia Kizer, employée de la santé en grève, en parle à Socialist Alternative, notre section américaine:
Cette lutte nous a donné courage, nous a enseigné comment se battre et croire en nos propres moyens. Le problème n’a jamais été d’aller travailler, mais les conditions dans lesquelles nous travaillions. Nous avons construit de la solidarité à travers le comté, à travers les titres d’emploi et niveaux d’éducation et nous sommes devenu une famille. Je peux marcher la tête haute. Ce mouvement n’est pas pour un moment seulement et nous ne serons jamais les mêmes.
Les victoires et les constatations
L’acte de faire la grève est certes un développement positif. Sauf qu’il n’est pas garant de victoire à lui seul. Les syndicats ont la tâche d’articuler des objectifs à la hauteur de la motivation de leur base et de proposer des stratégies réalistes pour aller les gagner.
Sauf que ce qu’on observe témoigne trop souvent du contraire. Plusieurs employé⋅es de Nabisco pensent que leur syndicat aurait pu aller chercher davantage alors que les étagères étaient vides, que la main-d’œuvre manquait et qu’un bon niveau de mobilisation était présent sur les lignes de piquetage. La grève s’est continuée sans perspective d’intensification. Nabisco a offert 5 000$ de bonus à la signature de l’offre de contrat. L’arrêt des paiements de surtemps a été évité, mais l’offre salariale reste plus basse que l’inflation et les heures supplémentaires obligatoires restent.
Chez John Deere, la direction du syndicat a encouragé les membres à accepter une offre conciliatrice. Elle a été refusée à 90%. Les employé⋅es ont hué leur direction en scandant «grève!» durant l’assemblée. Les travailleurs et travailleuses ont signalé à la direction de l’United Auto Workers (UAW) qu’elle a échoué à son mandat: se battre pour un contrat qui satisfasse les besoins des membres et organiser une grève pour le gagner. Pire encore, lorsque la base a voulu prendre des actions plus militantes, la direction l’a freinée. Elle l’a averti que si «une seule personne allait se faire arrêter, il n’y aura plus de ligne de piquetage du tout».
Durant le mois d’octobre, la 4e offre du syndicat fut acceptée à travers une faible majorité. Cette offre donne aux nouveaux employé•es des augmentations de salaire de 8%. Le contrat élimine aussi la tentative du patronat de créer une 3e catégorie d’ouvriers qui allait recevoir un salaire plus bas et d’encore moins bonnes conditions. Malheureusement, ce vote est dans un contexte où les travailleurs et travailleuses sont laissé·es à elles-mêmes, car le leadership syndical est soit absent ou derrière le niveau de mobilisation de la base.
À Seattle, les charpentiers ont fait plusieurs appels à leur direction afin d’élargir leur grève pour forcer l’association patronale à la table de négociation. La direction du Northwest Carpenters Union n’avait pas les mêmes priorités. Elle a annulé toutes les lignes de piquetage sanctionnées par le syndicat, car certains chantiers s’étaient mis en grève sans son accord. Des centaines de charpentiers ont ignoré cette décision d’annulation des lignes de piquetage en plein milieu de la grève et ont maintenu deux piquets «non sanctionnés».
La perspective de la bureaucratie syndicale
Plusieurs directions syndicales ont été surprises du niveau de militantisme de leur base. L’une des raisons principales est leur acceptation des réalités du marché prônée par le patronat et les gouvernements libéraux. En 1979 par exemple, des années avant les attaques de Reagan contre les syndicats, le United Auto Workers (syndicat à John Deere) a tenu un rôle de premier plan dans la mise en place du sauvetage financier public de la compagnie. Au lieu de se battre pour que la compagnie – qui faisait face à la banqueroute – soit prise en main par les employé⋅es et soit administrée démocratiquement, le syndicat a utilisé son autorité pour argumenter que les employé⋅es devaient renoncer à l’idée d’avoir des augmentations de salaire. Les membres devaient plutôt se demander comment travailler plus efficacement pour combattre la concurrence et sauver des emplois.
L’amélioration des conditions de travail des membres dépend de leur capacité à se battre et à gagner des luttes. Dans le cas des membres des directions syndicales, une victoire ou un échec des négociations n’a pas de conséquences directes sur leur propre situation privilégiée. La menace à leur position viendrait davantage d’une loi spéciale ou d’une procédure judiciaire qui s’attaquerait à la reconnaissance même du syndicat comme interlocuteur.
Le Québec et ses luttes
Considérant la similarité des économies canadiennes et étasuniennes, on peut s’attendre à des processus similaires ici. Un article de la Confédération des syndicats nationaux (CSN) paru tout récemment reprend les paroles du président de la Fédération de l’industrie manufacturière (FIM–CSN), Louis Bégin. Il explique que:
Dans les périodes plus difficiles, les employeurs du secteur de l’aérospatial ont demandé aux travailleuses et aux travailleurs de se serrer la ceinture et d’accepter des sacrifices sur leurs conditions de travail. Maintenant que le secteur vit une reprise rapide et importante, Rolls-Royce se comporte avec mépris et arrogance.
Nos organisations sœurs des États-Unis nous offrent des leçons stratégiques très importantes pour mener les meilleures batailles ici, et les gagner. Ces perspectives sont:
- Pour une base syndicale active et informée! Nous devons identifier les personnes les plus militantes en temps de stabilité, nous rencontrer et préparer le terrain pour les moments de luttes. Cela peut se faire avec, mais aussi hors des structures syndicales officielles.
- Mobilisons-nous en solidarité avec des employé⋅es en lutte, même si ce n’est pas directement notre bataille. Le soutien de la communauté a été un élément clé dans la grève chez Frito Lay. Les syndiqué⋅es doivent faire un travail d’approche des organisations qui pourraient se battre à leurs côtés.
- Concertons des stratégies de lutte solidaires entre les différents syndicats. Rien ne divise plus nos forces qu’un syndicat qui accepte les offres patronales en laissant les autres se battre seuls. Ne laissons personne derrière.
- Élaborons des objectifs motivants et des stratégies comprises par les membres. Les syndicats doivent proposer des revendications concrètes qui vont motiver leurs membres à se battre. Les gens ne vont pas se sacrifier et prendre des risques pour des miettes. Encore moins si ces personnes ne comprennent pas comment ces miettes seront gagnées.
Allons au-delà des actions symboliques dispersées et sans impact. On ne peut pas gagner contre des gouvernements ayant le pouvoir d’imposer des lois spéciales à l’aide de stratégies de guerre d’usure médiatique. Proposons plutôt des débrayages massifs et des actions de perturbation économique qui feront mal au portefeuille du patronat.