Le Droit du seigneur, Vassili Polenov, 1874
Cette traduction française adaptée d’une partie du livre de Christine Thomas Ça n’a pas à être comme ça. Les femmes et la lutte pour le socialisme a été publiée en 2012 par les Éditions Marxisme.be. Le livre est paru originellement en anglais en 2010 sous le titre It doesn’t have to be like this. Women and the struggle for socialism. chez Socialist Publications Ltd.
Le mot «famille» vient du latin familia dont le sens premier est «réunion d’esclaves sous l’autorité d’un maître». Il n’y a pas que le terme qui est hérité de la société esclavagiste romaine (une forme précoce de société divisée en classes). De nombreuses lois se rapportant à la famille dans la société capitaliste d’Europe occidentale datent de la même époque. En fait, la plupart des formes de discrimination et d’oppression que les femmes rencontrent aujourd’hui ne peuvent pas être totalement comprises sans les placer dans leur contexte historique.
La famille «patriarcale» issue de la classe dominante esclavagiste à l’époque romaine était une institution sociale hiérarchique et économique qui assurait la position de chef de famille à l’homme, qui avait l’autorité totale sur sa femme, ses enfants, ses apprentis et ses esclaves, y compris le droit de vie ou de mort. La production économique, basée sur la propriété et l’exploitation des esclaves, était organisée à travers la famille, qui servait aussi de moyen de transmission des richesses vers les descendants mâles de la classe dirigeante. Même si les couples qui se mariaient pouvaient éprouver des sentiments d’amour et d’affection réciproques, le mariage avait pour principal objectif pour la classe dirigeante esclavagiste la formation d’alliances avec d’autres familles afin d’accroître leur fortune et leur prestige.
Le mariage et le divorce ont joué un rôle similaire pour l’aristocratie foncière à l’époque du féodalisme, la société de classe qui a succédé à l’esclavagisme. Son principal but était d’obtenir de nouvelles terres ainsi que des alliés et d’augmenter le pouvoir et la fortune de l’élite dirigeante. L’amour, dans les chansons et les contes du Moyen Âge, était souvent distinct du mariage. Pendant l’industrialisation, la classe capitaliste a également utilisé le mariage comme un moyen de consolider et d’augmenter leur capital afin de faire avancer leurs ambitions économiques et politiques.
Cela ne signifie pas que les couples n’avaient pas de véritables sentiments réciproques, mais le mariage était principalement considéré comme un contrat d’affaires. Le mariage et la famille étaient cruciaux concernant l’héritage et la transmission de la fortune aux héritiers légaux. Les lois concernant le divorce étaient destinées à partager et attribuer la propriété. C’est toujours le cas dans la plupart des pays, les enfants sont même considérés par les tribunaux comme la «propriété» des parents.
Pour ceux qui n’appartenaient pas à la classe dirigeante, par contre, la réalité familiale était très différente. Les esclaves non seulement ne pouvaient pas être propriétaires dans la société romaine, ils étaient eux-mêmes une propriété et la loi leur interdisait de se marier. Les couples pouvaient être séparés entre eux ainsi que de leurs enfants et les relations personnelles étaient rompues à chaque fois qu’un propriétaire d’esclaves décidait de vendre ses «biens». De la même façon, quand le capitalisme s’est développé, la classe ouvrière émergente n’avait pas de fortune économique à accroître et à consolider ou à transmettre à ses enfants.
Toutefois, en général, les classes dirigeantes ont brandi leurs propres arrangements familiaux comme un idéal à imiter par les autres classes de la société. En tant que classe économique dominante, elles contrôlaient le système juridique, la religion, la science, l’éducation et l’idéologie en général, et elles ont utilisé ce contrôle afin de consolider et de perpétuer leur domination économique.
Des marchandises sexuelles
À l’époque romaine, les femmes étaient considérées comme des marchandises à échanger par mariage et divorce. Jusqu’à leur mariage, elles appartenaient à leur père dont l’autorité et le contrôle passaient ensuite à leur mari. Les époux exigeaient l’obéissance totale de leurs femmes, ce qui était garanti par la loi. Les premières lois obligeaient les femmes à totalement se résigner à l’humeur de leurs maris et les hommes devaient diriger leurs femmes comme des biens nécessaires et inséparables1.
Pendant que les hommes s’occupaient des affaires publiques telles que la politique, le commerce, la culture, etc., le rôle des femmes était limité à la famille et au cercle privé. Pour les apparitions publiques, il existait des restrictions. Les femmes appartenant à la classe dirigeante avaient la responsabilité de s’occuper du ménage et de l’organiser. Leur tâche principale était de donner naissance aux enfants et de les élever en tant que futurs héritiers, chose très différente des sociétés des chasseurs-cueilleurs où le rôle d’éducatrice des femmes était un rôle public et non pas privé, exercé pour le bien-être de l’ensemble du groupe et non pas uniquement pour la famille prise isolément.
Alors que les femmes des sociétés anciennes (et non divisées en classes) connaissaient la liberté sexuelle et que les relations étaient plutôt flexibles, la sexualité des femmes esclaves était fortement régulée et contrôlée tant par la religion que par la loi. Le pire crime qu’une femme de la classe dirigeante pouvait commettre était l’adultère (l’adultère commis par les femmes des autres classes n’était pas considéré comme un problème).
Cela était ainsi parce que les hommes voulaient garantir la paternité des enfants qui allaient hériter de leur fortune, chose totalement inutile dans les sociétés communautaires et égalitaires où il n’existait pas de propriété privée des moyens de production de richesse. À l’époque romaine, l’adultère (ainsi que le viol), défini comme activité sexuelle entre une femme mariée et un homme qui n’était pas son mari, était considéré comme un crime contre la propriété et punissable par le divorce et même la condamnation à mort. Le censeur romain Cato a bien résumé ces doubles mesures dans un de ces discours: «Si ta femme est coupable d’adultère, tu as le droit de l’assassiner sans procès, mais si tu commets de l’adultère, elle ne peut en aucun cas prétendre de te punir, ni personnellement, ni par la loi.»2
Des punitions sévères étaient aussi prononcées contre les femmes qui buvaient du vin, qui se promenaient sans voile dans la rue, qui produisaient des poisons et qui montraient toute sorte de comportements qui pouvaient conduire à l’adultère ou à l’avortement. Les hommes, de l’autre côté, n’étaient pas supposés être monogames, avaient souvent des concubines ou allaient voir des prostituées. La prostitution s’est dans les faits développée comme «l’autre face de la médaille» de la famille monogame (pour les femmes).
Contrôler les femmes
Partout dans le monde, depuis l’émergence de la société de classe, différentes formes de contrôles et de restrictions ont été imposées au corps des femmes et à leur liberté sexuelle, du port du voile aux pieds bandés ou à la pratique brutale des mutilations génitales afin de refuser le plaisir sexuel aux femmes. Aujourd’hui, beaucoup de ces sévères restrictions infligées aux femmes à travers le monde sont devenues associées à l’islam, qui s’est développé au 7e siècle en Arabie.
À l’époque, l’islam était assez avancé concernant les droits des femmes étant donné les coutumes en vigueur au même moment dans la plupart du monde. Selon le Coran, les femmes pouvaient hériter, étaient censées éprouver un plaisir sexuel et avaient le droit de divorcer si elles n’étaient pas satisfaites, des droits pour lesquelles les femmes se sont encore battues durant toute une partie du 19e siècle.
Des pratiques comme le port du voile, les meurtres d’honneur ou les mutilations génitales ne sont pas spécifiques à l’islam, mais ont également été imposées par d’autres religions comme l’hindouisme ou le christianisme. La sexualité des femmes était déjà soumise à un contrôle longtemps avant la montée de l’islam, depuis l’émergence des premières sociétés de classe, mais au moment où l’islam s’est répandu dans le monde, la religion a adopté des pratiques qui étaient déjà appliquées dans les territoires conquis, intégrées et incorporées dans les intérêts de l’élite dirigeante. Dans toutes les sociétés de classe, la religion a été utilisée par la classe dominante pour légitimer l’inégalité et l’oppression afin de maintenir le contrôle économique et social.
Le Coran est le produit de la société de l’époque où il a été écrit et il peut être interprété de diverses façons. Les dirigeants fondamentalistes de droite Talibans en Afghanistan, par exemple, pratiquent une oppression brutale des femmes. Dans ce pays et ailleurs, les femmes ont risqué leur vie en s’opposant aux restrictions imposées par des régimes théocratiques réactionnaires, jusqu’au port de la burqa. Le voile est historiquement un symbole d’oppression auquel se sont opposées les femmes progressistes, y compris dans des pays musulmans. Cependant, le voile n’est pas nécessairement considéré comme opprimant par toutes les musulmanes qui le portent dans le monde occidental. Il y a beaucoup de raisons pour lesquelles elles pourraient librement choisir de porter le hijab (ou rarement le niqab) comme moyen d’assumer leur identité en étant confrontées au racisme et à l’islamophobie qui se développe, en prise de position de solidarité avec tous les musulmans opprimés dans le monde ou comme acte de défiance contre l’agression impérialiste.
Certaines considèrent le port du voile comme une libération, comme une réaction contre la société capitaliste qui dépersonnalise les femmes, en obligeant les gens à les regarder en tant qu’individus et non comme objets sexuels.
Les socialistes et les marxistes s’opposent et dénoncent le rôle que toutes les religions institutionnalisées ont joué dans l’histoire, et qu’elles continuent de jouer aujourd’hui en maintenant l’inégalité, l’exploitation et l’oppression. Parallèlement, nous défendons le droit individuel de la liberté d’expression religieuse. Les femmes ne devraient pas être forcées de porter le voile contre leur gré, mais elles devraient aussi avoir le droit de le porter si elles le souhaitent. Nous avons par exemple défendu les luttes des femmes en Iran en faveur des droits démocratiques, religieux et personnels tout autant que la lutte pour les droits des jeunes musulmanes en France et ailleurs dans le monde pour la liberté de porter le voile à l’école comme au travail. Nous avons aussi soutenu les luttes des femmes dans des pays occidentaux qui ont défié le rôle de l’Église catholique qui nie le droit des femmes à disposer de leur corps.
La violence contre les femmes
Sous le capitalisme, la représentation des femmes que l’on retrouve partout dans les médias, la publicité et dans la culture générale date de l’émergence de la société divisée en classes. Il en va de même pour la violence contre les femmes. Partout dans le monde, pour les femmes âgées d’entre 15 et 44 ans, le danger de mourir ou d’être mutilées par la violence infligée par des hommes est plus grand que ceux de mourir d’un cancer, de malaria, d’accidents de la route ou au cours d’une guerre. Même dans les pays industriels les plus développés, un quart des femmes sont confrontées à la violence domestique à un moment donné de leur vie. Beaucoup de raisons ont été données pour tenter d’expliquer pourquoi ces abus continuent aujourd’hui dans une telle mesure.
Certains accusent les problèmes économiques comme le chômage ou les mauvaises conditions de travail. Mais cette explication économique et réductrice est totalement inadéquate. La violence domestique traverse toutes les classes sociales et ne se limite pas aux pauvres ou à la classe ouvrière. L’alcool est souvent cité comme une cause, mais, même si certains agresseurs agissent de la sorte sous l’effet de l’alcool, d’autres sont violents tout en étant complètement sobres.
L’alcool tout comme le chômage, les conditions de travail ou le stress général de la vie quotidienne dans une société capitaliste peuvent contribuer et même provoquer la violence domestique, mais ce ne sont pas les réelles causes sous-jacentes du problème.
Les femmes aussi souffrent du stress. On pourrait ainsi dire que, étant donné que les femmes de la classe ouvrière doivent le plus souvent combiner les tâches ménagères et leur vie professionnelle, leurs vies sont encore plus stressantes que celle des hommes. Parfois, les femmes aussi recourent à la violence au sein d’une relation personnelle, mais l’immense majorité des cas de violence domestique est perpétuée par des hommes.
Pourquoi donc des hommes justifient l’usage de violence dans des situations où généralement les femmes ne le font pas? Les agresseurs masculins cherchent souvent à justifier leur comportement en accusant les femmes elles-mêmes: elles provoquent les hommes par leur comportement d’enquiquineuse, en ne préparant pas le repas à temps, en n’ayant pas nettoyé la maison comme il le fallait ou en étant incapables de faire taire les enfants. En conséquence, de nombreuses femmes victimes de la violence domestique, surtout si cet abus persiste des années durant, finissent par croire de façon erronée que cette violence est de leur «faute». Elles essayent de modifier leur comportement afin d’éviter tout ce qui pourrait provoquer l’agression, mais la violence et l’abus ne s’arrêtent pas pour autant et, dans beaucoup de cas, elle s’intensifie même.
À l’écoute des «excuses» des responsables de la maltraitance, il est clair que les idées traditionnelles concernant la nécessité des femmes d’être loyales et obéissantes à leur mari ainsi que le droit des hommes d’avoir recours à la peur et à la coercition pour les «mettre à leur place» ont toujours une influence sur les comportements et les attitudes actuelles. La famille hiérarchique et patriarcale basée sur l’autorité et le contrôle de l’homme desservait les besoins économiques et sociaux de la classe dominante esclavagiste à l’époque romaine. La famille est restée une institution sociale centrale dans toutes les sociétés divisées en classes, mais sa forme a changé. Dans les sociétés féodales de l’Europe médiévale, par exemple, la famille de l’aristocratie foncière était organisée différemment de celle des serfs ou des paysans, une unité économique au centre de la production des biens consommés par eux-mêmes et le seigneur. La société féodale était hiérarchique avec dieu au sommet de la pyramide et les serfs et les paysans à sa base. Chacun connaissait sa place dans cet ordre rigide basé sur l’obéissance à l’autorité, avec des responsabilités inégales.
La famille patriarcale paysanne, avec l’autorité masculine assurée par la loi et légitimée par dieu et le roi, reflétait et renforçait en même temps la hiérarchie de la société en générale et fonctionnait comme un moyen de contrôle social. La double oppression que subissaient les femmes paysannes était bien reflétée dans le droit de prima nocte, le droit de cuissage, pratique durant laquelle un seigneur pouvait abuser d’une paysanne lors de sa première nuit de noces.
Pendant des siècles, les hommes ont été légalement et moralement obligés de contrôler le comportement de leur femme. Il était parfaitement légitime, et même attendu qu’un mari utilise des moyens de coercition physiques contre une femme qui ne remplissait pas ses «obligations» en tant qu’épouse. Les lois limitaient la limite jusqu’où ils pouvaient aller, comme avec la loi anglaise de la rule of thumb (la règle du pouce), qui trouve son origine dans la tradition que le diamètre du bâton avec lequel un époux pouvait frapper sa femme ne devait pas dépasser la largeur du pouce. En Grande-Bretagne, en 1736, une diction de Sir Matthew Hale, chef de la magistrature, affirmait que le viol au sein d’un mariage était un fait impossible, à cause du consentement matrimonial mutuel et du contrat qui assurait que la femme devait se donner à son mari sans le droit de refuser.
De pareilles idées se sont incrustées dans la société pendant des siècles. En France, ce n’est qu’en septembre 1990 que la Cour de cassation a reconnu pour la première fois le viol entre époux (la reconnaissance légale du viol comme crime date du 23 décembre 1980). Avant cette date, l’idée que le corps des femmes était la propriété de leur mari dès le jour de leur mariage était toujours d’application dans la loi. Malgré le fait qu’un grand changement dans les attitudes face à la violence domestique et au viol a eu lieu ces dernières décennies, des idées réactionnaires persistent encore. Il existe toujours une certaine hésitation de la part de l’appareil judiciaire pour les poursuites en cas de viol entre époux, et les tribunaux considèrent ce fait comme moins grave qu’un viol commis en dehors du cadre du mariage.
Le capitalisme lui-même est un système hiérarchique, basé sur l’inégalité et l’exploitation d’une minorité sur la majorité de la société. La classe capitaliste dirigeante recourra à la violence si elle pense que c’est nécessaire pour maintenir sa domination, en envoyant la police contre les travailleurs en grève et contre les manifestants par exemple, ou en impliquant les forces armées dans des guerres dont l’objectif est le profit et le prestige.
Le système capitaliste d’inégalité, de domination et de contrôle dans lequel la famille joue un rôle crucial a pénétré partout dans la société, y compris dans les relations personnelles. Ce système se base sur des idées réactionnaires qui datent des anciennes sociétés divisées en classes d’il y a des milliers années et les perpétue.
1. Dobash et Dobash, Violence against Wives: A Case against the Patriarchy, Free Press, 1979
2. Le censeur romain était la plus haute dignité de l’État, responsable du contrôle de la morale et de la conduite des citoyens. Voir Dobash et Dobash, Violence against Wives: A Case against the Patriarchy, Free Press, 1979