En mars dernier, un employé de la SAQ nous a partagé son expérience des dernières années et son appréciation du mandat de grève voté par ses collègues et lui. Nous en avons aussi profité pour aborder les actions du Front Commun de l’automne dernier et la solidarité syndicale plus largement.
La convention collective entre la Société des Alcools du Québec (SAQ) et le Syndicat des employé·es de magasins et de bureaux de la SAQ affilié à la CSN (SEMB-SAQ) est échue depuis plus d’un an. Le comité exécutif syndical a commencé les négociations avant l’échéance de cette convention. Lorsque cette entrevue a été réalisée, fin mars, aucun cadre financier n’avait été présenté par la partie patronale. Comme un mandat de grève de 15 jours utilisables n’importe quand a été voté à 89% en février dernier, les employé·es s’en sont prévalu le 24 et 25 avril.
Ce processus de vote de grève a alors chevauché celui sur l’acceptation de l’entente de principe présentée par la direction du Front commun intersyndical à ses membres du secteur public. Bien qu’acceptées à majorité, les ententes centrales et sectorielles n’ont clairement pas été à la hauteur des demandes initiales. Cela a provoqué le mécontentement d’une couche non négligeable de travailleurs et travailleuses du secteur public.
C’est dans ce contexte que nous avons interviewé Sergio (nom d’emprunt pour garder l’anonymat) qui travaille à la SAQ. Nous avons aussi voulu connaître son appréciation des moyens de pression qui se sont tenus à la fin 2023 dans le cadre des négociations du secteur public.
Alternative socialiste (AS). Qu’est-ce que vous revendiquez comme conditions et quand irez-vous en grève?
Sergio (S). Ben d’une part, faut dire que la SAQ est la seule société d’État qui a plus de 70% de ses employé·es qui sont à temps partiel. Donc, il n’y a pas de sentiment d’appartenance au sein de notre syndicat ou de l’entreprise même. Il y a un taux de roulement de 25% par année. On n’a pas de staff qui reste, parce que quand tu rentres à la SAQ, les conditions sont tellement médiocres, que t’es mieux de travailler au McDonald à 45h/semaine que rien du tout à la SAQ.
[Le SEMB-SAQ demande de réduire le ratio d’employé⋅es à temps partiel en consolidant le nombre de postes réguliers, en empêchant l’abolition de ces postes et en maintenant un minimum de 488 postes de coordination.]
Le salaire de base du McDo est fixé à 19$/h, alors que les employé·es de la SAQ commencent à 21$/h. Il n’y a que 2$/h de différence. Et au McDonald, si tu travailles de nuit, t’as une prime de 4$/h. Lorsqu’on voulait parler de job sous-payé, dans le passé on appelait ça des McJobs… Dans pas longtemps, on va pouvoir parler de SAQjobs.
On n’a pas déterminé des jours spécifiques pour les journées de grève, c’est une surprise. On va y aller stratégique pour faire pression sur le gouvernement au bon moment. Nous, on a un cahier de propositions. On va voir ce que le gouvernement va faire comme offre et on va répondre en conséquence. Il faut qu’ils présentent un cadre financier, ce qu’ils n’ont pas fait en 15 mois. On a été là pendant toute la pandémie, parce que le gouvernement disait qu’on était un service essentiel. Mais on n’a jamais eu de meilleures conditions malgré tout. Même la Société québécoise du cannabis (SQDC) a été qualifiée de service essentiel, alors qu’un an auparavant, le pot était illégal. Donc, que ce soit l’alcool, la drogue, du pain et des jeux, qu’on le veuille ou pas, ce sont des besoins essentiels au bon déroulement de la société.
En plus, le nombre de cadres a augmenté drastiquement. Les couches de bureaucratie s’empilent. Il y a tellement de cadres, et plusieurs qui ne font absolument rien.
AS. Peux-tu me parler un peu plus de cette situation de bureaucratisation excessive?
S. La SAQ a procédé à une centralisation massive de tout ce qui est gestion. Il n’y a plus aucune latitude au niveau local. C’est une sorte de Walmartisation de toutes les SAQ qui n’ont plus la possibilité d’offrir une saveur locale, de donner un service plus personnalisé à la région. Toutes les SAQ sont gérées de la même façon et offrent les mêmes produits. La job d’un cadre peut se résumer à peser deux fois sur ENTER au clavier: une fois pour l’horaire et une autre fois pour la paie. Toute la gestion est contrôlée par un campus où tout est centralisé. Les gestionnaires dans les succursales SAQ n’ont plus de tâches. Elles sont réduites au max.
Pourquoi on entretient ces postes de cadres? En cas de grève, au lieu d’aller chercher des employé·es de l’extérieur pour remplacer les réguliers en grève, ces employé·es cadres servent de scabs au besoin. Ce sont à toutes fins pratiques des scabs institutionnalisés. Ces cadres coûtent cher aux contribuables et ne servent strictement à rien. Certains cadres ne se présentent même pas sur les lieux du travail. Lorsque des assistants comme moi faisons la majeure partie de la job, avec un salaire ordinaire d’employé, les cadres peuvent se permettre de ne pas être là et faire du vol de temps.
Donc dans nos demandes, il y a premièrement la stabilité de l’horaire de travail pour nos employé·es à temps partiel et pour les réguliers. Parce que c’est la pire affaire. Ensuite, il y a les demandes salariales. Troisièmement, il y a la stabilité, la santé et la sécurité ainsi que de mettre à la porte les cadres qui ne servent à rien.
À la CAQ, ils disent qu’ils sont contre la bureaucratisation. Mais en réalité, c’est l’inverse qui se passe. Les employé·es sont capables de s’autogérer, mais on superpose des couches de bureaucratie inutiles qui ne font qu’alourdir le fonctionnement de la société d’État et la facture du contribuable. Ça fait plus de 20 ans que les gouvernements le savent, mais ne font rien. Pis ça se passe comme ça aussi dans la santé et l’éducation. Ils centralisent les opérations et surbureaucratisent l’appareil inutilement.
AS. Sachant que vous étiez en négos depuis longtemps et que ça coïncidait avec la grève du Front Commun, le SEMB-SAQ aurait-il pu intégrer ce Front Commun pour augmenter le rapport de force de tous et toutes?
S. Ah, là tu demandes une question qui provoque beaucoup de débats à l’interne. Personnellement, j’aurais voulu qu’on s’intègre au Front Commun. Mais c’était au départ. Après avoir vu le résultat du Front Commun, je me suis rallié à la position de mon exécutif syndical [qui ne voulait pas l’intégration]. Définitivement que ça aurait pu augmenter le rapport de force des deux côtés. D’ailleurs, mon premier argumentaire à l’exécutif pour défendre cette position, c’était que cela aurait augmenté la visibilité de tous les différents secteurs impliquées.
Par exemple, si on prend les infirmières, elles bénéficient d’un grand appui social. Par contre, leur capacité de faire la grève ou de démontrer leur mécontentement est plus limitée que la nôtre. Nous on ferme une succursale de la SAQ et ça passe dans les nouvelles à travers le Québec. Si on pouvait utiliser notre force avec leur capital social, ça aurait été le mélange parfait. On aurait pu dire: on ferme les succursales pour les profs et les infirmières, pas seulement pour un meilleur salaire. Jouer sur l’aspect de solidarité doit être la base du mouvement syndical.
AS.Mais pourquoi dis-tu alors te rallier à la position de l’exécutif de ne pas avoir voulu participer au Front Commun?
S. Parce que le résultat a tellement été partagé, mitigé au final… Par exemple, 6 des 11 syndicats de la Fédération autonome de l’enseignement (FAE) ont voté pour l’entente. L’acceptation du contrat de travail s’est faite de façon réticente. Ça a créé de la grogne et de l’insatisfaction.
AS. Mais justement, une plus grande solidarité des travailleurs et travailleuses d’une société d’État avec ceux et celles du secteur public aurait probablement influé sur le résultat final?
S. Bien d’accord, je ne conteste pas ça. Par contre, la CSN nous a fortement déconseillé d’embarquer dans le Front Commun, ce qui aurait mis trop de syndicats en grève en même temps.
AS. N’est-ce pas le but pour acquérir un bon rapport de force?
S. Les décisions des centrales syndicales ne sont pas fondamentalement logiques ou stratégiques, mais purement économiques. Leur manque de combativité depuis plusieurs années les ont amenés à gérer une décroissance des cotisations syndicales. Plutôt que de se dire qu’il faut se battre plus pour conserver nos acquis, ils vont plutôt limiter les dépenses. Ils ont une logique comptable capitaliste à la base. Ce qui fait que le mouvement syndical est toujours en train de reculer.
Beaucoup d’argent va dans le juridique, à coup d’injonctions et de griefs, et on coupe dans la mobilisation. Cette logique risque de mener à la fin de la CSN éventuellement. Si on coupe dans les services aux travailleurs et travailleuses, les cotisations vont continuer à baisser et ils ne pourront plus payer les salaires faramineux de la haute bureaucratie syndicale. La centrale va s’écrouler sous le poids de ses propres contradictions.
J’ai souvent eu des débats avec mon exécutif syndical où il me disait que c’est juste une négociation. Moi je lui disais non, la négociation d’une convention collective ce n’est pas la négociation de l’achat d’un char usagé. C’est un rapport de force, un combat de boxe. Mais la professionnalisation du mouvement syndical a créé une autre vision de ce qu’est la négociation. «Ah, il faut en laisser un p’tit peu pour en gagner un p’tit peu.» Ce n’est pas ça. C’est un combat, une lutte, un marathon. Si tu rentres avec une logique comptable, ton combat est perdu d’avance.
Et c’est finalement ça qui est arrivé au Front Commun. On avait une situation d’appui jamais vue depuis 1972 et au lieu de profiter de cette situation, de dépasser le cadre légal, ils ont préféré arrêter pour ne pas perdre trop d’argent et rester dans les limites de ce cadre. Il y avait plus de monde en grève au Front Commun que les grosses manifs écologiques récentes. Les centrales syndicales l’ont échappé.
Faut pas oublier que chaque fois qu’on a tenu le coup sur le terrain, le gouvernement a reculé. On parle de faire reculer un gouvernement conservateur, avec des positions pro-patronales claires, pas un gouvernement de libéraux soi-disant gauchistes.