La « pénurie de main-d’œuvre » et l’exploitation des enfants

Le jeune Louka Cloutier tweeté par une internaute

À en croire les chroniqueurs et les boss, le nombre élevé de postes vacants au Québec serait dû à une «pénurie de main-d’œuvre». Aux yeux du patronat, cette pénurie justifierait l’embauche d’enfants d’âge scolaire, mais aussi de main-d’œuvre immigrée temporaire et de personnes âgées. Or, cette pénurie en est d’abord une de bonnes conditions de travail. 

Le taux de postes vacants au Québec est plus élevé que la moyenne canadienne (5.8% vs 5,4% au Canada pour le 3e trimestre). Peu de personnes acceptent de travailler au salaire minimum sur des horaires imprévisibles. Le patronat est directement responsable de la pénurie de personnel: c’est la recherche du profit maximal qui leur fait niveler par le bas les salaires et conditions de travail. Plutôt que d’offrir de bonnes conditions de travail, le patronat utilise l’excuse d’une supposée «pénurie de personnel» pour se justifier d’exploiter une main-d’œuvre vulnérable, dont les enfants.

Le travail des enfants en hausse

Le peu de scrupules des employeurs pour l’embauche de jeunes d’âge scolaire n’est pas nouveau. On note une progression du travail des enfants bien avant la pandémie. Déjà en 2016-2017, près de 53% des jeunes du secondaire travaillaient durant l’année scolaire. Entre 2010 et 2017, le nombre de jeunes de secondaire 1 au travail est passé de 38 à 48%. La fin des mesures sanitaires et la reprise normale des activités dans le secteur du commerce et de la restauration accentuent le phénomène.

Les jeunes sont aussi plus à risque de subir un accident de travail. En 2021, plus de 203 enfants ont été victimes d’un accident de travail, contre 149 en 2020. Ces nombres sont certainement sous-évalués. Plusieurs jeunes travailleurs et travailleuses ne déclarent pas leurs accidents. Même lorsque c’est le cas, la CNESST ne reconnaît pas toutes les lésions professionnelles. Jessica S.D., une mère de famille travailleuse de la restauration en a été témoin dans les cuisines d’un St-Hubert. Interrogée par Alternative socialiste, elle estime que «les employeurs ne forment pas et ne sensibilisent pas les enfants sur la SST [santé-sécurité au travail]. Par exemple, certains passaient la moppe sans avoir le bon produit, ce qui rendait le plancher super glissant. Un jeune est tombé avec une panne de poulet et s’est brûlé».

Pour les employeurs, embaucher des enfants comporte une série d’avantages. Par exemple, les patrons n’ont pas à cotiser au Régime de rentes du Québec si l’employé⋅e n’a pas atteint 18 ans. Il s’agit d’une économie de 5.4% en cotisation de l’employeur. Jessica explique aussi que certains enfants n’ont pas droit à l’assurance dentaire offerte par certains employeurs. Cela évite aussi des coûts pour l’employeur. 

Les jeunes employé⋅es acceptent souvent des salaires et conditions de travail inférieurs. Sans compter que les jeunes sont très peu familiarisés avec les normes minimales du travail, les recours et la syndicalisation. Cela rend cette main-d’œuvre particulièrement vulnérable au vol salarial, aux représailles et aux abus patronaux. Jessica l’explique:

Les enfants sont portés à dire “oui, oui, oui” au boss. Ils sont jeunes, ils ne connaissent pas leurs droits. Ils ont peur de déplaire… Ils n’ont pas conscience que le patron profite d’eux. Ils veulent montrer à leur boss qu’ils sont capables de tout faire, mais ils manquent d’expérience et de formation. Par exemple, un jeune ayant terminé son shift se faire dire par la boss qu’il manque de Timbits dans la vitrine. Le jeune avait déjà punché pour quitter. Mais il a travaillé gratuitement pour faire plaisir au boss et faire des Timbits. Il faut travailler avec son coeur mais aussi garder en tête nos droits. Les patrons en profitent.

Jamais assez jeune pour travailler!

Au Québec, il n’y a pas d’âge minimum pour travailler. Avec l’accord des parents, un enfant de 10 ans peut travailler au Tim Hortons. Il y a plus de 100 ans, en 1907, une première loi provinciale a instauré l’âge minimum de 14 ans pour travailler. En 1980 cependant, le gouvernement péquiste a aboli la loi interdisant le travail des enfants, malgré son «préjugé favorable aux travailleurs»! En 1996, le gouvernement a réinstauré de timides mesures pour baliser le travail des enfants. Par exemple, la législation du travail précise que les enfants d’âge scolaire doivent être à leur domicile de 23h à 6h. Techniquement, un enfant peut donc finir de travailler à 22h45 et recommencer à travailler à 6h15… 

Jessica rapporte que souvent, les jeunes sont stressés de travailler le soir. Parfois, les enfants du Tim Hortons et du St-Hubert où elle a travaillé restaient tard le soir, car il n’y avait personne pour faire le ménage. «J’ai vu des jeunes partir à 23h30, parfois un soir de semaine. Le lendemain soir, quand les jeunes revenaient travailler au resto après l’école, ils étaient très fatigués», souligne-t-elle.  

Autre élément préoccupant: à partir de 14 ans, un enfant peut décider de travailler, même sans l’autorisation de ses parents! Si les politiciennes et les politiciens bourgeois considèrent qu’un enfant de 14 ans est majeur sur le plan professionnel, pourquoi n’aurait-il pas le droit de vote alors?

La CAQ veut «encadrer» le travail des enfants

Suite à l’augmentation du nombre d’accidents de travail chez les enfants, notamment à un accident grave au Village Vacances Valcartier, le ministre du Travail Jean Boulet a annoncé vouloir mieux encadrer le travail des enfants en 2023. On notera que le ministre ne souhaite pas interdire le travail des enfants, mais uniquement l’encadrer! Actuellement, en plus de n’imposer aucun âge minimum pour l’emploi, le Québec n’impose aucune limitation sur le nombre d’heures effectuées par semaine, à l’exception de l’interdiction (relative) du travail de nuit.

Le ministre Boulet est un ancien procureur patronal. Gageons que sa réforme sera suffisamment flexible pour permettre à ses amis patronaux de continuer d’avoir recours au travail des enfants, malgré quelques nouvelles formalités.

Financer son parcours scolaire

L’augmentation des frais de scolarité et des frais afférents pour les études post-secondaires pousse de plus en plus de jeunes à travailler durant leurs études. Plusieurs doivent dès le secondaire commencer à mettre de l’argent de côté en prévision de leurs études futures. Pour de nombreux jeunes, particulièrement ceux et celles qui doivent déménager pour étudier, les coûts de loyer représentent un fardeau énorme en pleine crise du logement. 

Au secondaire, les frais liés aux matériels pédagogiques (souvent du matériel informatique facturé par l’école aux parents) ou les frais pour les sorties scolaires et autres voyages, peuvent pousser les enfants à travailler. Les frais d’inscription à des programmes particuliers et à d’autres concentrations (sportives, musicales, études internationales) sont souvent importants, alors que le cheminement régulier manque de ressources. Le travail chez les enfants a un impact négatif sur la réussite scolaire et augmente le risque de décrochage scolaire

La gratuité scolaire, une étape fondamentale

Une première mesure à mettre en place pour protéger les jeunes et assurer leur réussite scolaire est d’établir la gratuité scolaire à tous les niveaux. Cette gratuité devrait couvrir tant les frais de scolarité que les frais de matériel et les frais afférents. Pour les élèves du primaire, du secondaire ainsi que pour les étudiants et étudiantes post-secondaires, un service de cafétéria et un service de garde gratuit devraient être assurés sur place pour tout le monde. 

Les familles, en particulier les femmes, se trouveraient soulagées de ces fardeaux logistiques et financiers. Ces mesures pourraient facilement être financées en imposant fortement les grandes entreprises. Les institutions scolaires pourraient ainsi récupérer les services qu’elles ont déjà assurés dans le passé, et réembaucher du personnel dans de bien meilleures conditions de travail.  

Pourtant, il ne s’agit pas de revendications radicales. Le Parti québécois (PQ) a proposé un service de repas dans toutes les écoles primaires à un prix abordable lors des élections de 2018. En septembre 2022, le Parti libéral du Québec (PLQ) a proposé la gratuité des services de garde scolaire sur l’heure du midi. Le même PLQ a proposé, dès 1960, la gratuité scolaire à tous les niveaux incluant le matériel scolaire!

Alors que l’éducation coûte de plus en plus cher aux parents, aux étudiants et aux étudiantes, que les écoles manquent de personnel, que le corps enseignant est surchargé et épuisé, que les lieux physiques sont décrépis et insalubres, un nombre croissant de jeunes et d’enfants se retrouvent de manière précoce sur le marché du travail.

Le patronat veut le beurre et l’argent du beurre

Le retour en force du travail des enfants est une manifestation de la crise du capitalisme. Poussés par leurs propres contradictions, les capitalistes sont prêts à tout pour sauver leurs taux de profits. Le patronat est à la recherche d’une main-d’œuvre vulnérable pour effectuer des tâches que le reste de la classe ouvrière refuse d’effectuer pour des salaires aussi dérisoires. C’est pour cela que les patrons ont recours aux travailleurs temporaires, aux enfants et aux personnes âgées.

Si un travail mérite d’être fait, il mérite de l’être dans des conditions décentes. Payer les travailleurs et travailleuses du Québec à un salaire décent, par exemple à 20$/h minimum, participerait à régler bien des problèmes de «pénurie de main-d’œuvre», en particulier dans le secteur du commerce. Certains patrons sont d’ailleurs obligés de le faire.

Mais les employeurs, en particulier ceux des PME, se plaindront toujours des salaires et des conditions de travail trop élevés. La plupart des compagnies perçoivent de généreuses aides financières de la part des différents gouvernements. Si une entreprise prétend que ses revenus l’empêchent de payer décemment ses employé·es, qu’elle le prouve en ouvrant ses livres de comptes. 

Si tel est le cas, il est probablement temps de revoir l’activité économique du secteur en question. Certainement qu’une poignée de multinationales y cassent les prix, ce qui, par ricochet, casse les travailleurs et les travailleuses. La solution passe alors par une prise de contrôle publique et démocratique de secteurs clés de l’économie, par exemple l’industrie agroalimentaire.

Éliminer le capitalisme pour éliminer le travail des enfants

Aucun jeune ne devrait travailler par nécessité. La lutte contre le travail des enfants ne peut pas se faire uniquement avec une meilleure législation du travail. Elle doit s’accompagner de réinvestissements massifs dans les services publics, en particulier dans l’éducation et sa gratuité.

Les organisations syndicales militantes ont un rôle moteur à jouer dans la construction de mouvements de luttes en faveur des intérêts de l’ensemble de la classe travailleuse et de ses enfants. On ne parle pas ici de campagnes publicitaires qui visent les patrons et les individus. Il est plutôt question de mobiliser et d’organiser les travailleuses et les travailleurs directement concerné·es, les jeunes, les gens âgés et les gens issus de l’immigration. On parle d’une vague de syndicalisation et de combats qui touchent le pouvoir d’achat de tout le monde.

Les luttes pour augmenter le salaire minimum, syndicaliser les entrepôts Amazon, construire du logement public abordable, établir la gratuité scolaire, abolir le temps supplémentaire obligatoire en santé (TSO) ou offrir de meilleurs services de transport en commun sont interreliées.

Elles visent toutes à augmenter la qualité de vie des familles de notre classe sociale. Elles sont toutes combattues par les patrons et les élites politiques qui les défendent. Des luttes massives et collectives sont nécessaires pour stopper notre chute dans la misère. Elles doivent garder en tête la nécessité de se débarrasser des patrons et des parlementaires qui ne partagent pas nos conditions de vie.

Le travail des jeunes (pas des enfants!) pourrait-il devenir épanouissant? Si les bonnes conditions étaient réunies, oui, davantage que maintenant. Cela passe notamment par un travail socialement utile, sécuritaire, rémunéré décemment et durant les périodes de vacances scolaires. Il serait aussi possible d’articuler un lien pédagogique entre le travail et le programme scolaire. Cela permettrait aux jeunes d’être en contact avec différentes couches de la classe travailleuse. Cela pourrait contribuer à résorber l’opposition existant entre le travail intellectuel et le travail manuel. 

Cependant, dans les conditions d’exploitation actuelle, le travail est tout sauf un lieu d’épanouissement pour les jeunes… et tous les autres!. Sous le capitalisme, le travail des jeunes est marqué par l’exploitation et l’aliénation. Pour que le travail devienne un lieu d’épanouissement, les travailleurs et les travailleuses doivent posséder et contrôler les moyens de production: les machines, les écoles, les hôpitaux ou les restaurants. En travaillant pour le bien commun et en décidant démocratiquement des méthodes d’organisation du travail, la classe travailleuse pourra construire une société socialiste à son image.


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