En se relevant, les masses au Sri Lanka ont réveillé l’imagination et le courage de millions de travailleurs et travailleuses et de pauvres qui luttent contre les effets de la crise capitaliste en Asie du Sud et ailleurs dans le monde.
La prise d’assaut spectaculaire de la résidence présidentielle de Colombo, le samedi 9 juillet, a marqué un renforcement qualitatif de la lutte entre révolution et contre-révolution au Sri Lanka. Cette explosion insurrectionnelle de masse a scellé le destin politique de l’autrefois puissant autocrate Gotabaya Rajapaksa et de sa dynastie corrompue.
Forcé de quitter son palais par un pays entier en émoi, le président disgracié a passé les jours suivants à se cacher et à organiser sa fuite de l’île. Pour de nombreux Tamouls, il y a une certaine ironie à voir Rajapaksa obligé de fuir sa maison dans la peur et à voir la maison de son Premier ministre incendiée. Cette expérience, tant de Tamoul·es ont dû l’endurer par le passé sous la surveillance de ces politiciens meurtriers et gangsters.
Gotabaya a d’abord essayé de se rendre à Dubaï par un vol commercial depuis l’aéroport international de Colombo, capitale du Sri Lanka, mais il a été bloqué dans sa course parce que le personnel de l’aéroport et les agents de l’immigration l’ont empêché de quitter le pays. C’est l’un des nombreux exemples qui témoignent du réveil du pouvoir longtemps inexploité de la classe ouvrière sri-lankaise au cours de l’ «Anatha Aragalaya» («Lutte du peuple»).
Avec l’aide de l’armée, « Gota » a finalement réussi à s’échapper aux premières heures du mercredi matin à bord d’un jet militaire qui a atterri dans les îles Maldives. À peine a-t-il atterri aux Maldives que des manifestations ont éclaté contre lui là-bas, principalement par des Sri Lankais et Sri Lankaises qui vivent à Malé, la capitale des Maldives, et qui exigeaient du gouvernement local qu’il refuse d’abriter ce criminel.
Il a ensuite embarqué dans un avion pour Singapour jeudi. Le gouvernement de Singapour, qui se targue de sa culture de « tolérance zéro » à l’égard de la corruption, n’a visiblement aucun scrupule à héberger l’infâme corrompu Gotabaya Rajapaksa sur le chemin de l’exil. C’est depuis Singapour qu’il a finalement remis sa lettre de démission officielle, après avoir attendu d’être en lieu sûr pour la mettre en œuvre et renoncer à son immunité présidentielle – qu’il avait conservée jusque-là pour se mettre à l’abri des poursuites.
Une cocotte-minute
Au Sri Lanka, la rage bouillonnante des masses n’a pas refroidi et est prête à réexploser. Ranil Wickremesinghe, le dernier Premier ministre qui avait initialement annoncé qu’il démissionnerait samedi dernier, a été nommé président par intérim par un Rajapaksa en fuite.
Cette manœuvre, depuis officiellement ratifiée par le président de la Cour suprême, a mis en colère la rue, qui voit à juste titre en Wickremesinghe un mandataire des Rajapaksa pour tirer les ficelles de l’arrière-scène. Même lorsqu’il était officiellement un rival politique, Wickremesinghe avait sauvé la famille Rajapaksa de poursuites judiciaires lorsqu’elle était hors du pouvoir entre 2015 et 2019. Les deux derniers mois l’ont vu jouer un rôle similaire, tout en mettant en œuvre de nouvelles mesures d’austérité et en préparant un budget provisoire dont l’objectif central était de « réduire les dépenses jusqu’à l’os ».
Sa nomination a déclenché de nouvelles manifestations à travers Colombo depuis mercredi dernier ; ce jour-là, des masses de gens ont tenté de pénétrer dans le Parlement, et ont pris d’assaut et capturé son bureau. De violents affrontements avec les forces de sécurité ont suivi, et un jeune manifestant a succombé à ses blessures après avoir reçu des gaz lacrymogènes de la police.
Divisions
Le soulèvement du 9 juillet a fait éclater au grand jour les divisions au sein de l’establishment politique et de l’appareil d’État. Les partis d’opposition ont d’abord contesté la « légalité constitutionnelle » de la nomination de Wickremesinghe comme président par intérim. Depuis lors, des fractures sont également apparues au sein du parti de Rajapaksa, le Sri Lanka Podujana Peramuna (SLPP), entre une aile qui soutient Wickremesinghe et une autre qui conteste son ambition de devenir président à part entière.
L’une des premières décisions de Wickremesinghe a été de nommer un comité de commandants militaires et de police à qui il a donné le feu vert pour faire « tout ce qui est nécessaire pour rétablir l’ordre », qualifiant les manifestants et manifestantes de « menace fasciste pour la démocratie ». Mais jeudi dernier, l’armée sri-lankaise aurait décliné les instructions de Wickremesinghe d’utiliser la force contre les manifestants. Cela semble confirmer la discorde qui règne au sommet sur la question de savoir qui doit être responsable, et les inquiétudes des sections de la classe dirigeante qui craignent que l’application d’une répression totale contre le mouvement à ce stade ne se retourne contre eux.
La déclaration publique faite la semaine dernière par l’ancien chef de l’armée, M. Fonseka, est symptomatique de la volatilité politique renforcée par le renversement révolutionnaire de la tête du régime. Il a lancé un appel aux militaires leur demandant de ne pas suivre les ordres anticonstitutionnels du président par intérim et de plutôt « lever leurs armes contre les politiciens corrompus ». Fonseka a été le commandant de l’armée sri-lankaise pendant les dernières années de la guerre et est l’un des architectes du génocide contre le peuple tamoul. Son positionnement est une tentative de tirer parti de l’agitation croissante qui affecte l’armée afin de canaliser le mouvement actuel dans une voie qui lui permettrait de rester à l’écart de la vague révolutionnaire. L’Aragalaya devrait appeler les rangs inférieurs de l’armée à lever leurs armes non seulement contre les politiciens corrompus, mais aussi contre tous les officiers militaires responsables de crimes de guerre – et Fonseka figure en bonne place sur cette liste.
Opportunités et dangers
Les événements houleux de la semaine dernière au Sri Lanka ont libéré un énorme potentiel révolutionnaire et inspiré des millions de personnes dans le monde en montrant la puissance des mouvements de masse. Le moment historique de samedi a donné lieu à des éléments de « double pouvoir » : au-delà du pouvoir officiel de l’État, le pouvoir réel s’est déplacé dans les rues, et les centres névralgiques du pouvoir d’État – à savoir le bâtiment de la résidence présidentielle, le bureau du président et la résidence officielle du premier ministre – ont été occupés par les masses, qui ont refusé de bouger jusqu’à ce qu’elles soient sûres que le président et le premier ministre démissionnent pour de bon. Ces somptueux bâtiments ont même été reconvertis en musées ouverts, avec des cuisines communautaires servant de la nourriture gratuite, une bibliothèque publique de fortune et d’autres commodités. Mercredi dernier, les manifestants ont également réussi à pénétrer dans la chaîne de télévision publique, autrefois porte-parole du régime Rajapaksa, et à prendre le contrôle du programme de diffusion pendant un certain temps.
Toutefois, bien qu’il ait pris le dessus après avoir arraché sa victoire la plus importante à ce jour, le mouvement de protestation ne dispose pas d’une direction pleinement identifiable, ni d’un programme politique cohérent quant à la suite des événements. Jeudi dernier, dans l’après-midi, tous les bâtiments occupés, sauf le secrétariat présidentiel, ont été rendus à l’État. La prise d’assaut et l’occupation de la résidence présidentielle et des autres bâtiments de l’État ont pourtant bénéficié d’un immense soutien à travers l’île et au-delà. Ils auraient pu être défendus par un appel public clair à la classe ouvrière du pays, à ses organisations et aux masses révolutionnaires dans leur ensemble, et être utilisés comme une rampe de lancement pour rallier et organiser la lutte – y compris, par exemple, pour convoquer le « Conseil du peuple » que les manifestants et manifestantes ont demandé dans leur « Plan d’action pour l’avenir de la lutte » publié le 5 juillet. Au lieu de cela, l’État va maintenant utiliser la récupération de ces bâtiments pour se regrouper et repasser à l’offensive, dans le cadre de sa tentative de restaurer le crédit meurtri de ses institutions.
Pendant ce temps, les manœuvres frénétiques de l’establishment politique pour tenter de mettre en place un gouvernement dit « multipartite » se poursuivent sans relâche. Ce n’est rien d’autre qu’une tentative de contourner la volonté des masses révolutionnaires en cousant un gouvernement au-dessus de leurs têtes – avec les restes pourris du SLPP, qui détient toujours officiellement la majorité au Parlement.
Tout gouvernement multipartite (à condition qu’il voit le jour) sera à la merci d’un parti composé de loyalistes et d’ex-loyalistes de Rajapaksa. En outre, aucun des partis parlementaires, qu’il s’agisse de l’opposition ou du SLPP, ne remet en question l’idée constamment martelée qu’il n’y a pas d’alternative à la reprise des négociations de renflouement avec le FMI et à l’acceptation des plans économiques néolibéraux brutaux qui y sont liés. La plupart de ces partis – relayés par les ambassades occidentales, les Nations unies, l’élite des grandes entreprises et l’establishment religieux – continuent également à ne jurer que par la Constitution actuelle, qui consacre le système de la présidence exécutive, qui donne des pouvoirs dictatoriaux au président, ainsi que le caractère sectaire, cinghalais-bouddhiste, de l’État.
Les « élections » du Président
Un vote pour élire un nouveau président à temps plein est prévu au Parlement le 20 juillet. Aucun des candidats en lice ne représente les aspirations des millions de personnes qui ont rendu possible cette vacance du siège présidentiel. Tous sont également, à des degrés divers, de farouches opposants au droit des Tamoul·es à l’autodétermination. Parmi eux, on trouve le candidat principal et favori de la classe capitaliste, Wickremesinghe, le susnommé Fonseka, le membre du SLPP Dullas Alahapperuma – un autre nationaliste cinghalais-bouddhiste et ancien allié fidèle de Rajapaksa-, Sajith Premadasa, chef du parti de droite Samagi Jana Balawegaya (SJB), le plus grand parti d’opposition au Parlement, qui prêche une « austérité extrême », et Anura Kumara Dissanayake, chef du Janatha Vimukthi Peramuna (JVP).
Le JVP est le seul parti parmi ceux qui ont une certaine influence sur les sections de l’Aragalaya ; cependant, il a une longue expérience de soumission au chauvinisme cinghalais, soutient qu’il faut approcher le FMI « avec prudence », et sa participation même à cette mascarade d’élection présidentielle reflète sa forte intégration dans les manœuvres antidémocratiques de la classe dirigeante visant à faire revivre les institutions décrépites et méprisées de l’ancien régime. Parmi les revendications les plus populaires du mouvement figurent en effet « 225 Go Home » – une référence aux 225 membres du Parlement – et l’abolition de la présidence exécutive, le poste même que tous ces candidats défendent.
Quel que soit le gouvernement et le président qui seront choisis par les forces et institutions politiques qui fondent leur légitimité sur l’ancien système, ils iront à l’encontre de la demande de « changement complet du système » formulée par le mouvement et devraient être rejetés sans réserve. La même clique de politiciens pro-entreprises qui tente d’usurper la victoire des masses cherche désespérément à les écarter de la rue. C’est la véritable raison pour laquelle Wickremesinghe impose depuis dimanche l’état d’urgence dans toute l’île, justifié par la nécessité de « maintenir les fournitures et les services essentiels à la vie de la communauté » – une sacrée ironie de la part d’un homme qui a supervisé un tel effondrement économique que plus d’une douzaine de personnes sont mortes dans des files d’attente de plusieurs kilomètres pour de l’essence sous sa direction.
Quel programme?
Il s’agit d’une lutte révolutionnaire qui nécessite des moyens révolutionnaires. Le seul gouvernement légitime est celui qui émane des forces vives du soulèvement d’Aragalaya lui-même. Le mouvement pourrait faire campagne pour un « Conseil du peuple » constituant révolutionnaire à l’échelle de l’île, convoqué par des délégué·es élu·es localement au sein du mouvement révolutionnaire, et avec une représentation équitable de toutes les minorités religieuses et ethniques. Des comités locaux de l’Aragalaya, démocratiquement élus et contrôlés par des assemblées tenues dans tous les quartiers, villages et lieux de travail, donneraient une forme concrète à cette idée, et permettraient à la classe ouvrière, à la jeunesse et aux pauvres des campagnes de contrôler pleinement leur propre lutte et d’affirmer et de développer leur propre base de pouvoir.
En ce qui concerne l’économie, le mouvement de masse devrait lutter pour imposer un programme de secours d’urgence afin de remédier à la situation catastrophique infligée à la majorité. Des mesures telles qu’un contrôle ouvrier sur les voyages et les flux de capitaux doivent être mises en œuvre pour empêcher les autres copains du régime et les proches de Rajapaksa de quitter le pays avec leurs richesses, et les millionnaires et milliardaires corrompus de planquer leur argent à l’étranger. Les richesses des Rajapaksa doivent être saisies et utilisées pour fournir une aide immédiate aux pauvres et aux affamé·es, et l’énorme budget de la défense doit être réduit pour augmenter les dépenses sociales qui s’imposent. Les comités de quartier pourraient contribuer à imposer des mesures de contrôle des prix et à organiser la fourniture de biens vitaux comme la nourriture et les médicaments à ceux qui en ont besoin.
Le remboursement de la dette saigne le pays à blanc ; le mouvement devrait plaider pour sa répudiation immédiate et inconditionnelle, et rejeter toute négociation avec le FMI rapace. Au lieu de détruire ce qu’il reste de propriété publique au Sri Lanka (comme la santé et l’éducation) et d’ouvrir le pays à des privatisations plus larges, comme le voudrait cette institution impérialiste, le mouvement devrait exiger la propriété publique de tous les secteurs et ressources stratégiques et leur planification en fonction des besoins, sous le contrôle démocratique des travailleurs et travailleuses et des agriculteurs et agricultrices pauvres, par le biais d’un gouvernement qu’ils et elles auraient eux et elles-mêmes créé.
Bien sûr, de telles mesures socialistes ne viendront jamais d’en haut, puisque toutes les ailes de l’establishment conspirent pour continuer avec les mêmes politiques économiques capitalistes en faillite, volant les pauvres pour remplir les poches des déjà super riches. De telles mesures devraient être combattues par une action décisive de la classe ouvrière, sur les traces des grèves générales d’avril et de mai, qui ont connu un immense succès. Plusieurs syndicats ont prévenu que des actions de grève seraient organisées dans tout le pays si Wickremesinghe prenait la présidence à plein temps. Les travailleurs de tous les syndicats et lieux de travail devraient prendre leurs dirigeants au mot – car ce n’est pas la première fois qu’ils menacent de faire quelque chose qu’ils ne mettent pas à exécution – et se préparer à ces actions, quel que soit le vainqueur, car aucun des prétendants ne défend les intérêts des travailleurs et travailleuses de toute façon.
L’actuelle brochette de candidats réactionnaires et chauvins à la présidence ne peut que renforcer les appréhensions et les craintes des minorités tamoules et musulmanes quant à la direction que prend la situation politique post-Rajapaksa. Dans ces conditions, il est absolument crucial que des efforts conscients soient faits pour tendre la main à ces communautés et intégrer leurs justes revendications dans le mouvement. L’Aragalaya doit se battre pour la fin de l’oppression sanctionnée par l’État sur la base de la religion et de l’ethnicité, pour l’extradition et le procès populaire de Rajapaksa pour crimes de guerre, pour la libération de tous les prisonniers politiques, pour des enquêtes indépendantes sur les disparitions massives, pour la suppression de la draconienne « loi sur la prévention du terrorisme », pour la fin de l’occupation militaire et de l’accaparement des terres dans les provinces tamoules, et pour le droit du peuple tamoul à décider librement et démocratiquement de son propre avenir, sans aucune contrainte de l’État.
En se redressant, les masses au Sri Lanka ont réveillé l’imagination et le courage de millions de travailleurs et travailleuses et de pauvres qui luttent contre les effets de la crise capitaliste en Asie du Sud et au niveau international. En adoptant une perspective socialiste telle que décrite ci-dessus, elles pourraient accélérer la disparition de ce système et ouvrir une nouvelle ère de véritable coopération internationale et de progrès social pour tous.