Délégués lors de la réunion de fondation de la Première Internationale au Saint Martin's Hall de Londres en 1864
Ce texte est tiré de la brochure de Claude Larivière Le 1er mai, fête internationale des travailleurs parue aux Éditions coopératives Albert Saint-Martin en 1975. Il s’agit d’une version corrigée de ce rare ouvrage consacré à l’histoire du 1er Mai au Québec.
À la fin des années 1840, l’Europe est en crise: les révolutions de 1848 annoncent la volonté populaire de changements profonds. Ces années de luttes intensives firent ensuite place à la répression et à un recul temporaire de la classe ouvrière. La crise économique mondiale, qui commença en 1857, provoqua en 1860-62 un nouveau mouvement international de grèves. Aux États-Unis, en 1861, c’est la guerre civile, la guerre antiesclavagiste. Les tensions entre le prolétariat et les bourgeoisies nationales reprennent. Dans ce contexte, l’organisation d’une Association internationale des Travailleurs (Première Internationale) s’impose afin de coordonner les luttes des ouvriers des divers pays.
La Première Internationale est fondée le 28 septembre 1864 au St-Martin’s Hall de Londres par des représentants des travailleurs de 6 pays: Allemagne, États-Unis, France, ltalie, Pologne et Suisse. L’assemblée de fondation endosse le « Manifeste communiste » de Karl Marx. Le discours inaugural souligne l’importance de la lutte pour la journée de 10 heures, lutte menée en Angleterre entre 1817 et 1847. Ce fut là la première victoire de la classe ouvrière d’Angleterre.
Marx est le pivot, l’âme et le coordonnateur de l’Association internationale des Travailleurs; Engels y joue un rôle beaucoup plus effacé. L’A.I.T. est divisée par six courants idéologiques, six tendances:
– celle de Marx – qui résiste aux assauts des 5 autres et dominera l’orientation de la Première Internationale jusqu’à sa dissolution;
– celle de Blanqui (qui prône l’insurrection ouvrière);
– celle de Proudhon (qui propose l’organisation coopérative plutôt que syndicale);
– celle de Lasalle (qui favorise le réformisme électoral);
– celle de Bakounine (l’anarchisme);
– et enfin la tendance du « Trade Unionisme » anglais (qui subordonne l’organisation politique des travailleurs à l’action syndicale). Marx, tout en reconnaissant la valeur de l’action syndicale pour mener des luttes économiques, défend la primauté de l’organisation politique des travailleurs, organisation qui ne doit pas tomber dans le piège du réformisme électoral.
Au deuxième congrès de l’A.I.T., tenu à Genève en 1866, une des plus importantes décisions fut le choix de la journée légale de 8 heures comme objectif politique immédiat. Huit heures de travail, huit heures de repos, huit heures en famille. Cette revendication n’était pas nouvelle pour les travailleurs. Aux États-Unis, la journée de 8 heures est revendiquée dès 1836 par les journaux ouvriers et, en 1842, est obtenue par les charpentiers de navires de Boston.
Robert Owen, en Angleterre, reprenait dans ses termes utopistes cette revendication de la journée de huit heures. À la quatorzième question de son « catéchisme à l’usage des travailleurs », il motive cette revendication: « Parce que c’est la durée de travail la plus longue que l’espèce humaine – en tenant compte de la vigueur moyenne et en accordant aux faibles le droit à l’existence, comme aux forts – puisse endurer et rester en bonne santé, intelligente et heureuse;
2° Parce que les découvertes modernes en chimie et en mécanique suppriment la nécessité de demander un plus long effort physique;
3° Parce que huit heures de travail et une bonne organisation du travail peuvent créer une surabondance de richesse pour tous;
4° Parce que personne n’a le droit d’exiger de ses semblables un plus long travail que celui qui est en général nécessaire à la société, simplement dans le but de s’enrichir en faisant des pauvres;
5° Parce que le véritable intérêt de chacun est que tous les êtres humains soient bien portants, intelligents, contents et riches ».
L’idéalisme d’Owen, qui écrivait ces lignes dans la première moitié du 19e siècle, reposait plus l’image qu’il se faisait de la société idéale que sur la conscience des luttes à mener pour l’émancipation du prolétariat. En faisant de cette revendication un objectif politique immédiat, l’Association Internationale des Travailleurs obligea les travailleurs à s’organiser pour actualiser les rêves d’Owen.
Aux États-Unis, l’éphémère National Labour Union (1866-1872), qui n’eut jamais une grande influence parmi les masses ouvrières, fit sienne la revendication de la journée de huit heures dès son congrès de fondation en 1866. En 1870, l’Association Internationale des Travailleurs fonde une section américaine: la Première Internationale (marxiste) prend pied en Amérique, bastion du capitalisme. En 1871, le soulèvement de la Commune de Paris provoque une commotion d’envergure dans l’organisation des travailleurs et parmi les masses ouvrières. À l’exaltation et à l’enthousiasme soulevés par l’exemple parisien fait suite le découragement et la peur quand s’abat sur les travailleurs français la terreur des bourgeois en armes et que les polices d’Europe se mettent à pourchasser les militants d’une ville à l’autre. La Première Internationale est en crise: les marxistes rendent les anarchistes responsables de la répression qui frappe les organisations du mouvement ouvrier. En 1872, à Londres, l’A.I.T. expulse les anarchistes (ou bakounistes) de ses rangs. En octobre de la même année, l’A.I.T. prend une série de mesures draconiennes afin d’assurer sa survie: Victor Sorge, représentant de la section américaine, est choisi comme secrétaire général; le secrétariat de la Première Internationale passe de Londres (où les Blanquistes se sont réfugiés après l’échec de la Commune de Paris) à New York. Ces mesures permettront d’éviter que l’A.I.T. puisse passer sous le contrôle des anarchistes. Par ailleurs, la répression disloquant les organisations marxistes d’Europe, l’A.I.T. devient presqu’essentiellement américaine.
La Première Internationale aux États-Unis
L’Association internationale des Travailleurs exista, aux États-Unis, de 1870 à 1876. Cette existence éphémère s’explique en grande partie par la situation économique de crise qui subsiste de 1873 à 1878 et qui provoque de dures grèves. D’autres facteurs expliquent son échec, nous les citerons plus loin. Ce qu’il faut savoir ici, c’est que le développement de l’A.I.T. aux États-Unis joue un rôle de transition entre les premières organisations « nationales » (National Labor Union, Industrial Congress, Chevaliers de St-Chrispin, Chevaliers du travail – phase secrète – et celles qui prendront la relève dans les années 1880, les Chevaliers du Travail – phase publique – et l’American federation of Labor. En ce sens, la Première Internationale aux États-Unis sera en quelque sorte l’école de formation de la première génération de syndicalistes américains.
Dans les années 1870, les marxistes dominent nettement le mouvement ouvrier américain. En 1872, l’A.I.T. compte 30 sections et 5 000 membres. Jamais une organisation ouvrière américaine n’atteignit, jusque là, un tel effectif. Les membres se recrutent surtout dans les centres industriels et urbains: New York, Chicago, Washington, Nouvelle-Orléans, San Francisco. En février 1873, l’A.I.T. se donne un organe, l’Arbeiter Zeitung. Son titre allemand ne doit pas nous surprendre puisque l’organisation marxiste recrute surtout ses adhérents chez les ouvriers immigrés depuis peu d’Europe en Amérique. Sorge, le principal leader de l’organisation est lui-même d’origine allemande.
À la différence des organisations ouvrières antérieures, l’A.I.T. américaine n’hésite pas affirmer publiquement ses positions à l’occasion de manifestations. Le 1er octobre 1871, ses membres défilent à New York en réclamant la journée de 8 heures. Sur les banderoles on peut lire: « Nous l’obtiendrons pacifiquement si possible, par la force s’il le faut ». Le drapeau rouge, le drapeau des travailleurs, est brandi. Pour la première fois dans l’histoire du mouvement ouvrier américain des travailleurs noirs participent à une manifestation syndicale. L’A.I.T. est d’ailleurs la première organisation à les considérer comme des égaux.
Le 13 janvier 1874, en pleine crise économique, l’A.I.T. organise une série de manifestations simultanées dans les grandes villes américaines afin de dénoncer les souffrances des travailleurs réduits au chômage. À New York, la violence policière réprime la manifestation pacifique qui se déroule au Tomkins Square. À cette époque, la Première Internationale a, comme membres ou supporteurs, tous les leaders ouvriers influents: Mc Donnel, Adolp Strasser, Mc Guire et jusqu’à Samuel Gompers (qui a appris l’allemand pour lire dans sa version d’origine le Manifeste communiste de Karl Marx), Gompers que les grands « boss » américains récupèrent à coup de dollars 20 ans plus tard.
Quelles sont les raisons de l’échec de la Première Internationale en Amérique? D’abord la situation économique de 1873-1878 et ses conséquences: aux travailleurs qui résistent par des grèves dures aux diminutions de salaires qui pleuvent, le patronat et l’Etat opposent la répression. Il y a aussi le refus des immigrants européens de s’intégrer aux autres travailleurs américains. Cela s’explique par le fait que bon nombre d’entre eux croient que leur séjour aux États-Unis n’est que temporaire et que dès que la répression cessera de s’abattre sur leur pays d’origine ils y retourneront. Mais les autres travailleurs américains, ceux qui immigrèrent une ou deux générations plus tôt et qui s’identifient maintenant comme Américains acceptent mal l’attitude des nouveaux immigrants. Les Noirs des villes du Nord reconnaissent le support de l’A.I.T. leur apporte en les considérants comme les égaux des travailleurs blancs; mais leur adhésion à l’organisation marxiste aurait été beaucoup plus grande si celle-ci s’était engagée dans une lutte militante pour empêcher que le Sud ne se reconstruise, après la guerre de Sécession, sur les mêmes injustices qu’avant 1861, sur un esclavage déguisé. Or, l’A.I.T. a négligé le Sud américain. L’A.I.T. a aussi rejeté les mouvements féministes; non pas qu’elle n’endossait pas la lutte pour la libération des femmes, mais bien parce que d’un point de vue marxiste la libération des femmes ne pouvait s’accomplir qu’avec le règlement de la question de la classe ouvrière, qu’avec la fin de la domination de la bourgeoisie capitaliste. Pressées d’en finir avec leurs luttes partielles (droit de vote, droit de candidature, etc.) les militantes féminines rejettent la position de l’A.I.T. Et puis il y a les éternelles luttes de tendances où l’opportunisme se manifeste: tentatives des Lasalliens, qui favorisent la collaboration de classe au niveau politique pour obtenir des réformes favorables aux travailleurs pour s’assurer le contrôle de l’organisation; infiltration d’aventuriers petits-bourgeois; lutte contre l’influence des anarchistes et des terroristes qui jouent le jeu de la classe dominante et facilitent sa répression (le groupe des anarchistes de Chicago, les Molly Maguires, etc.).
L’Association internationale des Travailleurs, la Première Internationale, sera dissoute en 1876. On assiste aux États-Unis, à la formation immédiate du Parti Ouvrier d’Amérique. Cette organisation politique changera de nom avec les ans (Parti Socialiste Ouvrier, Parti Socialiste, Parti Communiste des États-Unis), mais elle persistera jusqu’à nos jours.