Notes de lecture : Pierre Dardot et Christian Laval, La Révolution russe et le spectre des soviets : « L’ombre d’Octobre » ou comment avoir peur de son ombre?

« Un ouvrier qui se considère comme communiste, mais se nourrit de rumeurs, n’étudie pas les documents, ne fait pas usage de sa raison pour vérifier les faits, ne vaut vraiment pas grand-chose. C’est en parlant de cette sorte d’hommes que Lénine a eu cette formule sévère : « celui qui croit sur parole est un idiot fini. »
Léon Trotsky, Lettre à des militants allemands, novembre 1932.

Le livre de Pierre Dardot et Christian Laval L’ombre d’Octobre : La Révolution russe et le spectre des soviets [1] débute avec cette citation de Kropotkine : « Les bolcheviks ont montré comment la révolution ne doit pas être faite ». Si nous passons outre le caractère malaisant d’utiliser une citation d’un aristocrate nationaliste comme Kropotkine [2] pour dénoncer le parti bolchevik, il est impossible de passer sous silence le fait qu’à aucun moment nous percevons l’embryon d’une idée de comment elle aurait dû être faite.

Il est de bon ton chez tous les historiens de droite, et dans une partie du mouvement anarchiste, de rendre le parti bolchevik et Lénine responsables de tout ce qui a mal tourné durant la Révolution russe. Comme si l’acharnement sur les imperfections de l’un était suffisant pour camoufler l’inconsistance et les contradictions de l’autre. L’ombre d’Octobre est un énième pastiche du genre.

Les auteurs soutiennent que le parti qui a gagné la majorité dans les soviets avec le slogan « Tout le pouvoir aux soviets » était en réalité contre les soviets et contre la démocratie ouvrière. Le parti bolchevik ne pouvait pas faire autrement que de devenir un Parti-État et tout ce qui est arrivé en Russie durant la révolution serait dû à la volonté du comité central du parti bolchevik, et de Lénine, en particulier.

Jamais le contexte historique et politique n’est pris en compte; soit qu’une monarchie anachronique essentiellement agraire sortant de quatre ans de l’une des pires boucheries de l’histoire et envahie simultanément par une dizaine de puissances étrangères puisse avoir eu certaines difficultés à construire une société communiste. Il est ironique pour des penseurs marxisants de mettre toute l’attention sur des individus, comme Lénine, et ainsi, d’utiliser l’analyse historique bourgeoise « des grands hommes » pour expliquer un phénomène historique aussi complexe que la Révolution russe.

Les bolcheviks avaient pleinement conscience des limites historiques de leurs actions. Ils se sont époumonés pendant des années à dire que la victoire ou la défaite de la révolution en Russie reposait sur la victoire du prolétariat international, en particulier allemand, et que le socialisme dans un seul pays était impossible.

Coup d’État bolchevik ou effondrement des autres forces politiques?

Contrairement à ce que soutiennent Dardot et Laval, la Révolution d’Octobre est tout autant l’œuvre des masses que la Révolution de Février. Elle a été d’abord et avant tout le fruit de la radicalisation des masses, plus précisément de la classe ouvrière et des soldats, à mesure que le gouvernement provisoire s’embourbait dans ses contradictions de classe.

En octobre 1917, les socialistes révolutionnaires de gauche (S.R.) étaient majoritaires dans les soviets et ont participé pleinement à l’insurrection. Une simple analyse des positions politiques des différentes forces politiques durant les tournants de la Révolution démontre clairement que les succès des bolcheviks sont davantage attribuables aux erreurs grotesques de leurs concurrents qu’à un plan machiavélique. La majorité des forces politiques encore debout après Février ont été compromises dans la collaboration de classe à un moment où les antagonismes étaient si importants qu’il fallait clairement choisir son camp. Elles voulaient toutes, sous une forme ou une autre, poursuivre la guerre contre l’Allemagne. Les masses ne voulaient pas. C’est précisément sur cet enjeu que les S. R. de gauche se sont politiquement suicidés et ainsi laissé le champ libre aux bolcheviks.

À la fin de janvier 1918, pour protester contre les conditions du Traité de Brest-Litovsk, les S. R. de gauche tentent de déclencher une insurrection et de prendre seuls le pouvoir. Le traité cédait d’importants morceaux de territoire, mais était le seul moyen d’acheter le temps nécessaire pour consolider la révolution et vaincre. C’était ça, ou dire à des centaines de milliers de soldats qui avaient fait la révolution pour stopper la guerre qu’ils devaient reprendre la guerre contre l’Allemagne! C’est un épisode capital pour comprendre l’importance politique immense qu’auront les bolcheviks par la suite.

Un détournement de la pensée de Luxembourg?

Pour soutenir le caractère antidémocratique des bolcheviks, les auteurs appellent en renfort les critiques de Rosa Luxembourg contre les bolcheviks dans son essai La Révolution russe [3]. Elle y soutient que les bolcheviks ont été trop sévères avec l’opposition politique. « Elle en conclut que la participation active des masses populaires est une condition sine qua non pour que la révolution se développe. » [4]
Uniquement vu sous cet angle, cela donne un poids à la thèse des auteurs, mais, si nous nous donnons la peine de lire le pamphlet de Luxembourg au complet, elle soutient également la position inverse.

Sur la question agraire, elle déclare :

« Certes le mot d’ordre consistant à dire aux paysans de s’emparer immédiatement des terres et de se les répartir était la formule la plus rapide, la plus simple […] Malheureusement, elle avait deux faces : son revers, c’était que la prise immédiate des terres par les paysans n’a rien à voir avec une agriculture socialiste. » [5]

Pour Luxembourg, l’expropriation des terres par les paysan·ne·s n’est pas une mesure socialiste, puisque, selon elle, cela a favorisé la naissance d’une couche sociale opposée à la Révolution, il fallait donc que l’agriculture soit subordonnée dès le début à l’État. Comment des auteurs qui valorisent, avec raison, la révolution sociale peuvent-ils ignorer les tentatives bolcheviks pour précisément permettre l’auto-organisation populaire?

Sur la question nationale, Luxembourg est encore plus dure :

« Au lieu de s’efforcer de réaliser le rassemblement le plus compact possible des forces révolutionnaires sur tout le territoire de l’empire, […] au lieu de défendre, bec et ongles, l’intégrité de l’Empire russe en tant que territoire de la Révolution […] les bolcheviks, avec leur phraséologie ronflante sur le “droit d’autodétermination jusqu’au droit de se séparer en tant qu’État”, ont, à l’inverse, fourni à la bourgeoisie de tous les pays de la périphérie le plus magnifiques, le plus inespéré des prétextes; ils lui ont fourni un slogan pour ses entreprises contre-révolutionnaires. » [6]

Avec le recul historique, cette affirmation est fausse. Cette mesure a permis, au contraire, d’assurer un soutien des différents peuples de l’ancien régime tsariste pour la révolution. De plus, le fait de supposer qu’il aurait été préférable de dire aux nations dominées pendant des siècles par les « Grands Russes » de rester subordonnées à ces derniers après la révolution n’est pas soutenable.

Sur la question agraire et nationale, Rosa Luxembourg conteste donc fortement la thèse de la « nature » top-down des bolcheviks, qui méprisaient l’action autonome des masses.

De plus, selon les auteurs, il y a une continuité politique entre les bolcheviks qui ont fait la révolution et le stalinisme. Alors, comment expliquer que Staline a dû, tôt ou tard, tuer ou exclure, quasiment la totalité de la « vieille garde » du parti?

Réunion du Bureau du IXe Congrès du Parti communiste russe (1920) : (De droite à gauche) Avel Enoukidzé (exécuté), Mikhaïl Kalinine, Nikolaï Boukharine (exécuté), Mikhaïl Tomski (suicidé au moment où il allait être arrêté), Mikhaïl Lachevitch (suicide ou accident), Lev Kamenev (exécuté), Evgueni Preobrajenski (exécuté), Leonid Serebryakov (exécuté), Lénine, Alexeï Rykov (exécuté). Victor Serge, Vie et mort de Trotsky, CAL, France, p.160-161.

Pourtant, dès le milieu des années 1920, se forme, contre Staline et les bureaucrates, à l’intérieur même du parti bolchevik, une faction contre les dérives autoritaires staliniennes [7].

Sur les dangers de la transition vers le communisme

Il y a eu de nombreux ratés dans le processus de transition entre le capitalisme/féodalisme et le communisme en Russie, plusieurs sont dus aux conditions objectives, et d’autres aux erreurs des bolcheviks. Mais mépriser ceux et celles qui sont allés le plus loin dans l’histoire dans ce processus n’aide en rien notre volonté de construire un monde meilleur.

Pour éviter cet écueil sur la transition, les auteurs sortent de Russie pour utiliser les Révolutions mexicaine et espagnole en y soulignant les dimensions sociales, fondamentales dans tout processus révolutionnaire, mais n’expliquent en rien pourquoi ces révolutions ont débouché, malgré tout, à des sociétés ultra-réactionnaires.

Dardot et Laval, comme les socialistes utopistes du XIXe siècle, préfèrent un sujet moins salissant que le renversement de la bourgeoisie, et préfèrent définir les contours de la société future par une longue digression sur le « communisme des communs ». Marx et Lénine avaient la modestie de laisser aux générations futures la liberté de déterminer elles-mêmes les formes que prendrait une société communiste. Le premier a dressé un bilan impitoyable du fonctionnement du capitalisme et le deuxième sur les façons de le renverser. Dardot et Laval ne font ni l’un, ni l’autre.

L’autocritique des libertaires et des communistes de gauche sur leurs erreurs durant la Révolution russe n’existe toujours pas. Donc, plus d’un siècle plus tard, pour avoir une analyse critique anticapitaliste de la Révolution russe, il faut lire les textes des bolcheviks.

Voici donc quelques ouvrages importants pour tout·e militant·e qui souhaite en apprendre davantage sur cet épisode déterminant de l’histoire pour changer le monde :

L’an 1 de la Révolution russe, de Victor Serge, est sans doute le meilleur ouvrage pour suivre les premiers pas de la République soviétique et le contexte dans lequel elle a évolué.

– L’analyse de la politique extérieure de l’URSS est un bon moyen pour s’initier au tournant bureaucratique et « nationaliste » de la République soviétique sous Staline vers la fin des années 1920. Léon Trotsky en fait l’historique dans son livre L’Internationale communiste après Lénine. Pour voir Trotsky faire le même exercice, mais sur la situation économique et sociale en URSS, il faut absolument lire La Révolution trahie.

– Pour avoir un aperçu sur la critique dans le parti bolchevik sur la montée des bureaucrates dans le parti, le texte de Khristian Rakovsky Les dangers professionnels du pouvoir : Une lettre sur les causes de la dégénérescence du parti et de l’appareil d’État est une bonne première lecture.

– Le meilleur ouvrage récent sur la Révolution russe est sans aucun doute celui de David Mandel : Les soviets de Petrograd : Les travailleurs de Petrograd dans la Révolution russe (février 1917 – juin 1918), dans lequel, à partir de sources d’époque, il trace l’évolution de l’opinion politique de la classe ouvrière de Petrograd et démontre l’autonomie politique de la classe par rapport au parti bolchevik, mais également son adhésion lorsque la situation l’exige.

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Notes

[1] Pierre Dardot et Christian Laval, L’ombre d’Octobre : La Révolution russe et le spectre des soviets, Lux, Montréal, 2017.
[2] George Woodcock et Ivan Avakumovic, Pierre Kropotkine, prince anarchiste, Montréal, Écosociété, 1997, p.380.
[3] Rosa Luxembourg, La Révolution russe, Paris, Le Temps des cerises, 2017. Il est également important de considérer qu’il s’agit d’une première réflexion de Luxembourg et que le texte n’était pas destiné à être publié (voir avant-propos Gilbert Badia, p.10).
[4] Pierre Dardot et Christian Laval, Op.cit., p.87.
[5] Rosa Luxembourg, Op.cit., p.62.
[6] Ibid., p.78-79.
[7] Max Shachtman, 1923-1933 – The First Ten Years : History and Principles of the Left Opposition, London, New Park Publications, 1974.


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