Entretien – L’héritage radical de Franz Fanon et C.L.R. James au service de l’unité des luttes actuelles

Koen Bogaert enseigne l’histoire coloniale et la résistance décoloniale à l’Université de Gand. Nous lui avons parlé de son livre « In het spoor van Fanon » (Sur les traces de Fanon, non traduit actuellement), qui traite notamment des origines du racisme pour les relier à la colonisation, à l’esclavage et au capitalisme. L’ouvrage fait notamment référence à l’historien Ira Berlin : « Si l’esclavage a produit la ‘race’ dans les colonies américaines, c’était dans le but de développer et de perpétuer la domination de classe (…) La race a permis de dissimuler le caractère de classe marqué des nouvelles sociétés coloniales du Nouveau Monde derrière un prétendu ‘ordre hiérarchique naturel’ que la classe dirigeante avait elle-même créé et imposé. »

Bart Vandersteene : Félicitations pour ce livre très précieux qui souligne à quel point l’esclavage, le colonialisme et le racisme sont inextricablement liés au système capitaliste. Aviez-vous le sentiment qu’une telle analyse manquait ? 

Koen Bogaert : Cette conclusion a mis longtemps à être admise. Ce genre d’évolution arrive par vagues. Pendant longtemps, il s’agissait d’un élément central du débat, dans les années 30 et 40, alors que les mouvements décoloniaux se développaient et se renforçaient les uns les autres. Le lien entre colonialisme et capitalisme a ensuite définitivement été établi, une conclusion entretenue par les mouvements radicaux qui ont assuré la décolonisation dans les années 1950. Alors qu’il était Premier ministre du Ghana (1957-1960), Kwame Nkrumah a écrit un livre consacré au néocolonialisme où il affirmait que l’indépendance formelle ne permettait pas à elle seule de garantir l’autodétermination et l’autosuffisance. L’indépendance nationale n’était pas considérée comme un objectif en soi, mais comme un moyen pour aboutir à une société différente. Ils considéraient que colonialisme et capitalisme ne faisaient qu’un.

J’ai écrit ce livre à destination d’un public néerlandophone car s’il existe de bons ouvrages avec une analyse intéressante, ils partent souvent du principe que l’histoire du colonialisme et du racisme est connue. J’ai trouvé intéressant de commencer par la genèse de ce phénomènes pour souligner la pertinence de la tradition de pensée radicale. Et pouvoir en apprendre.

Il faut revenir aux classiques, aux vieilles discussions, nous en avons toujours beaucoup à apprendre. A gauche, on sous-estime parfois la façon dont des penseurs radicaux comme Franz Fanon et C.L.R. James ont enrichi les idées de gauche avec une dimension anticoloniale. Cette tradition est importante pour envisager l’unité des mouvements décoloniaux, de la gauche et des mouvements écologiques en regardant l’histoire et en considérant comment les questions clés – en l’occurrence le racisme, le climat et le capitalisme – sont intrinsèquement liées au monde créé, qu’il s’agisse du monde colonial ou blanc, du capitalisme ou de l’anthropocène. Ces trois concepts sont très étroitement liés et, et avec ce livre, je veux raconter cette histoire commune.

B.V. : Black Lives Matter a-t-il joué un rôle dans l’écriture de ce livre? Ce mouvement a suscité des remous dans le monde entier et soulevé de nombreuses questions, notamment sur les origines de la théorie de la race.

K.B. : BLM n’a pas été l’élément déclencheur. Je travaillais sur le thème de la décolonisation depuis bien plus longtemps. Mais ce qui me motive, c’est la façon dont BLM est parfois mal compris. L’élément déclencheur du livre est la révolution arabe de 2011. En tant que chercheur, je suis vraiment un enfant de ces événements et de leur impact mondial. Ce qui a captivé mon imagination, c’est la façon dont les protestations en Égypte, en Tunisie et dans d’autres pays se sont d’abord répandues dans la région, puis dans le reste du monde. Cela m’a amené à m’interroger sur la manière dont les idées se propagent et dont les mouvements de résistance s’inspirent les uns des autres. Pour moi, les révolutions de 2011 et de 2019 n’ont été ni un point de départ ni un point d’arrivée. Elles ont été les points culminants d’un processus qui durait depuis bien plus longtemps.

Dans le cadre de mon doctorat, j’avais suivi la résistance au Maroc pendant des années, dans la période 2007-2011. Je me suis alors posé la question : quand tout cela va-t-il se mettre en place et pourquoi n’est-ce pas encore le cas? Ce n’est que plus tard que j’ai compris qu’un moment comme 2011 ne pouvait se produire que grâce à toutes les formes de résistance qui avaient eu lieu avant lui. Cette résistance s’est parfois déroulée dans un certain isolement, mais elle a fourni les connexions nécessaires pour que les masses se rassemblent en 2011. Bien sûr, il y avait une grande forme de spontanéité et un élément déclencheur était nécessaire, mais parallèlement, il existait derrière une énorme structure organisationnelle. C’est le lien que je veux faire avec BLM.

Pour rendre BLM possible, il a fallu un élément déclencheur en juin 2020, le meurtre de George Floyd. Mais il ne faut pas sous-estimer la capacité organisationnelle qui a précédé la mobilisation de masse. Nous ne devrions pas non plus sous-estimer le nombre de structures organisationnelles locales qui sont restées sur le terrain après cette mobilisation de masse mondiale. En Amérique, de nombreuses victoires locales ont été remportées depuis lors, avec des formes de redistribution sociale, où les fonds destinés à la police ont été retirés au profit de programmes sociaux.

Le deuxième point est que nous sous-estimons parfois la radicalité d’un programme de «démantèlement de la police» ou d’abolition des prisons. Le modèle de société actuel nécessite des prisons et la police en tant qu’institution fondamentale de la loi et de l’ordre, du contrôle politique. Dans un monde aussi inégalitaire, on ne peut pas vivre sans prison et sans police. La criminalité est liée aux inégalités, aux discriminations, au racisme et à la marginalisation. Exiger l’abolition de la prison et de la police oblige à penser un autre modèle de société.

Cela ne signifie pas que l’alternative existe immédiatement. La pensée radicale doit être liée à des expériences réelles. Dénoncer le pouvoir de la Réserve fédérale et des institutions financières est nécessaire, mais cela ne permet pas de construire le même type de pouvoir de mobilisation. Je pense qu’il y a des éléments très radicaux dans ce type de mouvement avec lesquels il faut travailler. Il ne suffit pas de dire que nous sommes contre le racisme. Le racisme et le capital ont toujours été liés. La période de domination européenne et de quête de croissance, d’expansion, de pouvoir et de domination s’est faite par le biais de l’expansion coloniale. Cela a permis de développer le système industriel. Mais cela nécessitait une approche centrée sur l’être humain. C’est ce qui est abordé dans le quatrième chapitre, intitulé «(in)humain». Les gens tendent spontanément vers la sympathie et l’empathie. Maintenir certains rapports de force nécessite de transformer certaines catégories en non-humains.

B.V. : Une conséquence importante des mouvements de masse comme BLM est la remise en question de l’idéologie dominante. C’est aussi une partie importante de votre livre, où vous soulignez l’importance de la lutte grâce à laquelle les récits dominants sont remis en question et un espace est créé pour un récit différent. 

K.B.: C’est précisément la raison pour laquelle j’ai voulu revenir à l’histoire, y compris à la révolution haïtienne. Les faiseurs ou les moteurs de l’histoire sont les personnes qui résistent. Celles-ci ne changent pas seulement l’histoire en termes de changements matériels. Elles modifient également la manière dont le monde est perçu. L’abolition de l’esclavage ne s’est pas produite grâce à une compréhension graduelle des détenteurs du pouvoir. Nous sommes passés d’un racisme biologique manifeste vers un système où nous sommes tous égaux sur le papier et c’est la lutte qui a imposé aux dirigeants d’accepter ce nouveau consensus.

La raison pour laquelle j’ai voulu revenir au mouvement mondial contre l’esclavage, c’est que les mouvements sociaux d’aujourd’hui considèrent trop souvent leurs luttes isolément des autres. Certains luttent contre le racisme, d’autres contre le capitalisme. Ce qui est intéressant dans la lutte pour l’abolition de l’esclavage, c’est que de nombreux groupes différents y ont participé. Bien sûr, il s’agissait avant tout du combat des esclaves des plantations. Mais les femmes et les travailleurs se sont engagés dans la lutte. Et ils ont également commencé à réfléchir à leur propre sort. Dans mon livre, je fais référence à un historien qui conclut que dans l’Angleterre industrialisée, les régions où la lutte contre l’esclavage a été la plus forte sont aussi celles où le mouvement féministe et le mouvement ouvrier sont devenus les plus puissants. Ces mouvements se sont renforcés mutuellement.

La résistance, c’est le terreau des nouvelles idées. C’est pourquoi le mouvement ouvrier doit aujourd’hui se rallier à BLM et au mouvement féministe. Et BLM et le mouvement féministe doivent se rallier au mouvement ouvrier. Les idées racistes et patriarcales sont utilisées pour séparer ces mouvements et les opposer. Le livre donne l’exemple de la création du concept de «blanchité» dans les plantations. La blanchité a été créée pour contrer la solidarité de classe et donner aux travailleurs «blancs» l’idée qu’ils appartenaient au groupe sociologique des dirigeants.

Lors de l’abolition de l’esclavage, d’énormes compensations ont été versées aux planteurs. Cela a conduit à une dette publique gigantesque. Les populistes fulminaient que les travailleurs anglais aient à payer des impôts pour dédommager les riches propriétaires de plantations. Ce discours était également utilisé pour jouer les esclaves contre les travailleurs. L’ironie de la chose, c’est que tous deux étaient des victimes. Les esclaves n’ont reçu aucune compensation, bien au contraire. Leurs nouveaux contrats de travail étaient quasiment de l’esclavage. Quant aux travailleurs industriels, ils ont reçu une dette nationale colossale qu’ils ont dû rembourser par l’impôt, sans aucune compensation. Robert Redderburn est un personnage qui, dans la lutte contre l’esclavage, a aussi défendu des revendications de redistribution sociale et prônait le socialisme «avant la lettre». Ces gens-là étaient les plus dangereux car ils réunissaient les intérêts de différents groupes d’opprimés.


par
Mots clés , , , , , , .