Le « capitalisme woke » n’est pas l’allié des personnes opprimées

L’influence des différentes formes de politiques basées sur les identités (identity politics) se développe de plus en plus à travers le monde dans les mouvements sociaux et ceux contre les oppressions. Cet article se concentre sur la situation aux États-Unis où une partie de la classe dirigeante a cherché à instrumentaliser les politiques d’identités pour défendre ses propres intérêts.

Nous reconnaissons que l’approche de la classe dirigeante face à ce phénomène est loin d’être uniforme à l’échelle internationale. L’exemple des États-Unis se situe à un extrême. À l’autre extrême, l’establishment bourgeois en France a attaqué les idées « américaines » sur la race et le genre comme une menace pour la culture française. Il s’agit d’une tentative pour fouetter le nationalisme et l’hostilité aux idées « étrangères ». C’est aussi une réaction au mouvement #MeToo ainsi qu’aux manifestations antiracistes de masse de l’année dernière, inspirées par Black Lives Matter (BLM), qui visaient également l’héritage du colonialisme français. Néanmoins, le cas américain revêt une importance majeure et pourrait indiquer une tendance que nous pourrions observer dans d’autres pays.

L’année 2020 sera gravée dans les mémoires comme une année de crise extraordinaire pour le système capitaliste dans le monde entier. Les États-Unis ne font pas exception. Le traumatisme massif de la pandémie, mal géré de manière criminelle par l’administration Trump, a été un choc dévastateur pour les travailleurs et travailleuses. Les camions frigorifiques faisaient la queue devant les hôpitaux et les files d’attente de plusieurs kilomètres devant les banques alimentaires sont devenus des éléments incontournables des bulletins des nouvelles de soirée. Alors que la première vague du virus s’est calmée, ce qui allait devenir le plus grand mouvement de protestation de l’histoire des États-Unis a éclaté à Minneapolis. Des millions de personnes, en particulier des jeunes, se sont déversées dans les rues des villes, des banlieues et même des villes rurales pour exprimer leur colère contre les meurtres de policiers racistes. 

C’est la toile de fond immédiate sur laquelle le « capitalisme woke » s’est développé parmi les plus grandes compagnies américaines et aux plus hauts niveaux du pouvoir d’État. Le fait que des compagnies accordent un soutien limité à certaines revendications de groupes opprimés n’est pas tout à fait nouveau. En 2016, des compagnies ont annoncé le boycottage de la Caroline du Nord pour montrer leur opposition au projet de loi sur les salles de bain anti-trans (Bathroom Bills). Le mouvement #MeToo, dans ses phases initiales, avait le potentiel de se développer en un mouvement de masse contre la violence de genre. Au lieu de cela, les forces alignées sur le Parti démocrate ont complètement capturé son leadership en l’absence de développement d’organisations de lutte de masse. Elles ont canalisé l’énergie principalement dans la collecte d’argent pour des fonds juridiques. Autre exemple: chaque année en juin, le Pinkwashing prend de l’ampleur. Les compagnies tentent de tirer profit de l’insertion d’arcs-en-ciel dans leur logo pour tenter d’édulcorer la Fierté.

En 2020 cependant, la classe dirigeante a dû se retourner de manière décisive lorsqu’elle a été confrontée à des crises graves sur plusieurs fronts. Tôt un matin, au plus fort de la révolte contre le meurtre de George Floyd, des manifestants et manifestantes sont arrivé·es au Barclay Center de Brooklyn, le quartier général officieux de la contestation à New York. Ces personnes sont tombées nez à nez avec des slogans peints en lettres blanches énormes sur le bâtiment de trois étages entièrement noir. Les slogans comprenaient #Black Lives Matter et Amplify Black Voices. Près du bas, en lettres beaucoup plus petites, se trouvait le logo de Doritos. Les politiques d’identités des compagnies ne sont pas nées en 2020. Mais la bannière Doritos annonçait une nouvelle offensive idéologique d’une grande partie de la classe dirigeante. Non seulement les compagnies tentent de séduire les jeunes en s’appropriant des slogans antiracistes, mais toute une partie de l’élite dirigeante américaine utilise une forme de politique d’identité pour naviguer dans un environnement de plus en plus hostile à la domination de la classe milliardaire.

Les politiques d’identités des compagnies, qu’il s’agisse de coups publicitaires comme la fresque Doritos ou d’initiatives bien financées comme Diversity, Equity, Inclusion (DEI) au sein des compagnies, se développent comme message idéologique clé. Il est diffusé par de nombreux gouvernements locaux et d’États ainsi que par de nombreuses écoles et universités. Une partie importante des compagnies et de l’establishment politique, ainsi que des médias commerciaux libéraux et des universités, tentent de se présenter comme des voix de premier plan dans la lutte contre le racisme, le sexisme et l’oppression. 

Les grandes compagnies dépensent des milliards $ en programme DEI. La bourse de New York et le NASDAQ instaurent de nouvelles règles exigeant que les sociétés cotées sur leurs marchés aient un nombre minimum de membres issu⋅es de la « diversité » au sein de leur conseil d’administration. En Californie, toutes les sociétés enregistrées sont désormais tenues par la loi de l’État de compter au moins un membre de la « diversité » dans leur conseil d’administration. L’identité était l’un des principaux critères de sélection de l’administration Biden. Kamala Harris est bien sûr entrée dans l’histoire en devenant la première femme, la première personne noire et la première personne d’origine sud-asiatique à devenir vice-présidente. Mais il y a beaucoup d’autres « premières » dans cette administration. 

Si les socialistes sont favorables à l’intégration universelle des gens dans les milieux de travail et à la fin de la domination d’une élite masculine blanche dans tous les domaines, nous devons être clairs sur le fait que l’intention de la classe dirigeante n’est pas bienveillante. Il s’agit avant tout d’une tentative de couper le développement de la gauche et d’écarter la menace de la lutte des classes. La diversification de l’élite dirigeante fait partie d’un effort visant à convaincre les travailleurs et les travailleuses, les jeunes et les activistes de l’idée fausse selon laquelle le capitalisme peut être mis au service des masses opprimées sur la base de la race, du sexe, de la diversité sexuelle, etc.

En plus de la pandémie et du mouvement BLM, un autre facteur dans la montée en puissance du « wokisme » des compagnies a été la capitulation de Bernie Sanders face à l’establishment démocrate. Avec Sanders qui a plié le genou devant Joe Biden en avril 2020, il n’y avait pas de force de gauche significative pour défendre le programme radical nécessaire afin de rapidement orienter l’économie vers la lutte au coronavirus et la protection active des plus vulnérables. Cela a aussi signifié que l’idée d’un mouvement de la classe ouvrière multiracial et multigenre pour lutter contre les inégalités et l’oppression a perdu son plus grand porte-parole. Cette absence a été particulièrement marquée pendant le soulèvement de BLM lui-même.

Le mensonge de la « société post-raciale »

Une classe ouvrière unie, consciente d’elle-même en tant que classe, représente une menace mortelle pour la domination de la classe dominante. La domination capitaliste s’est toujours appuyée sur la division. Mais elle est assez flexible quant aux moyens utilisés pour diviser les gens et aux idéologies utilisées pour justifier cette division. La promotion ouverte de la suprématie blanche et de la domination masculine est politiquement dommageable et inutilisable depuis un certain temps aux États-Unis. Et même si Donald Trump a fait commerce d’une xénophobie vicieuse et d’interminables messages à double sens. Un racisme et un sexisme un peu moins flagrants sont des éléments de base de la publicité et de la culture commerciale. 

À la fin des années 2000, les commentateurs capitalistes ont avancé l’idée que l’élection de Barack Obama signifiait que l’oppression raciale était largement terminée et que la société était indifférente à la couleur de peau (colorblind). En ce qui concerne l’oppression sexiste, le livre Lean In de Sheryl Sandberg, cadre de Facebook, a fait l’objet d’une forte promotion. Elle y défend une sorte de post-féminisme dans lequel le sexisme peut être surmonté par des mesures individuelles relativement simples. Ces idées sont désormais trop largement identifiées comme frauduleuses pour être envisagées comme stratégiques pour la classe dirigeante. Aujourd’hui, des publications comme la Harvard Business Review publient des articles sur la « justice sociale des compagnies ». Une partie importante de l’élite capitaliste a adopté une forme de politique d’identité qui lui donne un certain vernis « progressiste ». Cela peut lui être utile pour commercialiser ses produits, en particulier auprès des jeunes dont la conscience a considérablement évolué sur ces questions. Or, cette partie de l’élite promeut des idées qui mettent l’accent non pas sur ce que les travailleurs et les travailleuses ont en commun, mais sur ce qui les divise. 

Les politiques d’identités des compagnies

Les politiques d’identités des compagnies sont très bien financées. Les chiffres sont impressionnants. American Express a lancé un plan d’un milliard $ pour promouvoir l’équité raciale. Pepsi a dépensé 400 millions $ pour « démanteler les barrières raciales systémiques qui bloquent le progrès social et économique des personnes noires ». Apple consacre 100 millions $ à une initiative d’équité en matière de justice raciale. La compagnie d’assurance New York Life a annoncé la création d’un fonds d’investissement d’impact d’un milliard $. Netflix a promis de confier 2% de ses réserves de trésorerie à des banques appartenant à des personnes noires. 

Compte tenu du déluge de financement pour les initiatives DEI, une véritable industrie de promotion de ces idées a vu le jour. Les dépenses des entreprises en matière de DEI ont été estimées à 8 milliards $ en 2003. Dans une enquête menée en avril 2021 auprès de cadres financiers de compagnies de différents secteurs, Hanover Research a constaté que 86% d’entre eux avaient augmenté ou prévoyaient augmenter les budgets de DEI. Des universités prestigieuses comme Stanford, Northwestern et Georgetown proposent des programmes coûteux de certificat en ligne en DEI. Les organigrammes corporatifs comprennent désormais des départements DEI dirigés par des cadres hautement rémunérés. 

Les compagnies dépensent leur argent pour la justice sociale dans des programmes visant à recruter une classe de cadres plus diversifiée et à développer une chaîne d’approvisionnement plus diversifiée pour leurs produits. Une partie de l’argent de New York Life sera investie auprès de « gestionnaires de fonds de capital-risque émergents et issus de la diversité », censés contribuer à combler l’écart de richesse raciale. Une quantité énorme d’argent est consacrée aux formations DEI en entreprise, aux consultants et en donation aux organisations de justice sociale. Une petite poignée de consultants, de cadres et d’entrepreneurs noirs, ainsi qu’une partie de la classe moyenne noire, bénéficieront de l’argent distribué par les compagnies au nom de la diversité. Cependant, cet argent ne fera pas de brèche dans les grandes injustices systémiques en matière de logement, d’emploi, de soins de santé, d’éducation, de maintien de l’ordre et de justice pénale auxquelles sont confrontés les travailleurs et les travailleuses noires en particulier. Elles n’aideront pas plus les personnes de couleur, les femmes et les autres catégories opprimées de la classe ouvrière.  

La résurgence du mouvement BLM en 2020, la plus grande vague de protestations de masse contre le racisme de l’histoire des États-Unis, a profondément alarmé la classe dirigeante. Elle a menacé de se transformer en une révolte générale contre le système. Cela a précipité les compagnies américaines à patauger beaucoup plus profondément dans la politique raciale. Deux tiers des compagnies du S&P 500 ont fait des déclarations de soutien à BLM après la mort de George Floyd, tandis que 36% des compagnies du S&P 500 ont versé des contributions à des organisations de justice raciale. Il s’agit d’une entrée d’argent corporatif  extrêmement importante dans les organisations sociales. Mais la classe capitaliste qui possède et dirige l’économie selon ses propres intérêts ne distribue pas d’argent sans attendre quelque chose en retour. Il s’agit d’une tentative flagrante d’acheter les dirigeants et dirigeantes du mouvement BLM. Et ce n’est pas la première fois que la classe capitaliste américaine utilise cette approche pour saper les mouvements contre l’oppression. Tant que les personnes dirigeantes de BLM maintiennent leur attention sur un antiracisme acceptable pour les élites, elles peuvent probablement s’attendre à une relation financière continue avec les compagnies américaines. 

Toute organisation de lutte qui se bat sur la base d’un programme antiraciste et anticapitaliste complet et qui parvient à engager pleinement la classe ouvrière noire ne bénéficiera pas des dons des compagnies. Malcom X et les Black Panthers n’ont pas reçu de financement des compagnies. Cependant, la classe dirigeante du Sud, sous Jim Crow, a soutenu Booker T. Washington et son Institut Tuskegee qui a favorisé le développement d’une élite noire. De même, pendant les bouleversements de la fin des années 60 et du début des années 70, la Fondation Ford a donné de l’argent aux nationalistes noirs anticommunistes.

Ce n’est pas un hasard si l’un des thèmes clés de la « justic sociale des compagnies » consiste aujourd’hui à promouvoir l’idée que la liberté des personnes noires est synonyme de capitalisme noir dans le cadre du capitaliste américain. Cette idée est illustrée par le slogan Black Wealth Matters et par l’accent mis sur la destruction du Black Wall Street lors du massacre de Tulsa, en Oklahoma, en 1921. La classe moyenne noire s’est quelque peu développée au cours des 50 dernières années. Mais l’idée que le capitalisme noir est la voie de l’avancement pour la population noire dans son ensemble est une blague cruelle. Dans la mesure où il existe une élite capitaliste noire, ses intérêts de classe sont davantage alignés sur ceux de la classe dirigeante américaine dans son ensemble que sur ceux de la classe ouvrière noire qui constitue la majorité de la population noire.

Pourquoi font-ils cela?

Tout cet argent et ce discours sur le racisme, le sexisme et d’autres oppressions semblent à première vue constituer un progrès pour la société, même si les politiques d’identités des compagnies ne visent pas à mettre en place des réformes structurelles majeures qui bénéficieraient à des millions de personnes. Mais des questions cruciales se posent quant aux idées réelles qui constituent l’essentiel des formations DEI mises en place par la direction sur les milieux de travail, dans les universités et autres institutions. Sont-elles les idées qui peuvent conduire à la libération des personnes opprimées? Et puisque la libération totale des personnes opprimées n’est pas possible sur la base du capitalisme, serait-il possible pour la classe capitaliste de mettre en avant des idées qui mèneront à sa propre disparition?

Nous soutenons que la réponse à ces deux questions est non. Les rebrandings antiracistes superficiels et les gestes symboliques de la classe dirigeante ne représentent aucune voie viable pour les masses de la classe ouvrière qui sont confrontées à une oppression particulière sous le capitalisme. Ils ne représentent pas non plus une concession significative au soulèvement de BLM. L’opposition croissante au racisme, au sexisme, à l’homophobie et à la transphobie, en particulier parmi les jeunes, combinée aux manifestations de masse de l’année dernière qui ont été véritablement historiques par leur ampleur, a contribué à forcer la classe dirigeante à changer la manière dont elle se présente. Mais fondamentalement, la classe dirigeante sous le capitalisme est incapable de changer son objectif global de maintenir la classe ouvrière divisée. L’élite capitaliste, confrontée à de graves crises qui sapent de plus en plus la viabilité du système lui-même, ne jouera aucun rôle positif dans l’atténuation de l’oppression des travailleurs de couleur, des femmes, des personnes LGBTQ, etc. à moins d’y être contrainte par les mouvements de la base. 

Il ne s’agit pas de dire que les manifestations BLM n’ont rien gagné. Les manifestations ont été une puissante force de radicalisation pour des millions de personnes. Elles ont amené de nouvelles couches de personnes, en particulier des jeunes, à s’engager dans des actions antiracistes actives, non seulement aux États-Unis, mais dans le monde entier. Le soulèvement a également été un facteur, mais pas le seul, qui a poussé l’administration Biden et l’establishment démocrate à adopter un plan de relance comprenant des éléments relativement généreux tels que des chèques de 1 400 $, un nouveau complément au chômage et des versements mensuels aux familles avec enfants. Biden a toujours été un partisan de la lutte contre le déficit et a été chargé de trouver une solution pour réduire la sécurité sociale sous le gouvernement Obama. Sa renaissance en tant que New Dealer de seconde zone, serein face au spectre de l’inflation, est rendue nécessaire par les multiples crises auxquelles est confronté l’impérialisme américain. Cela comprend la menace croissante de l’impérialisme chinois, la catastrophe climatique imminente ainsi que l’agitation interne croissante démontrée à la fois par BLM et par l’assaut du Capitole américain mené par l’extrême droite le 6 janvier. 

Mais ce qu’ils craignent le plus, c’est le réveil de la lutte des classes. La campagne syndicale menée dans l’usine Amazon de Bessemer en Alabama au début de l’année a suscité un enthousiasme énorme dans le reste de l’énorme main-d’œuvre d’Amazon. Une véritable campagne de syndicalisation dans le secteur de la logistique mettrait immédiatement en lumière le rôle clé des travailleurs et travailleuses noires qui, historiquement, ont joué un rôle décisif dans le développement du mouvement ouvrier.

Comment le sentiment antiraciste est mal orienté

Les idées diffusées par la classe capitaliste ont beaucoup en commun avec celles présentées dans un certain nombre de livres, dont White Fragility de Robin DiAngelo. Ces livres soutiennent que les personnes blanches ne peuvent éviter d’être racistes. Qu’elles doivent s’efforcer de surmonter leur racisme, mais qu’elles ne peuvent pas s’attendre à ne pas être inconsciemment racistes, quels que soient leurs efforts. Ces livres affirment que le racisme est systémique. Mais les questions à savoir quel type de système perpétue le racisme, qui profite du système raciste et quel type de système peut permettre de créer une société libérée de l’oppression raciste ne sont jamais au centre des préoccupations. 

L’idée de privilèges fondés sur la race, le sexe, la sexualité, etc. est une caractéristique majeure des politiques d’identités. Elle est diffusée bien au-delà des universités et des ONG par la classe dirigeante qui reprend les politiques identitaires des compagnies. Le privilège le plus dramatique dans notre société hautement inégalitaire est celui que la classe des milliardaires exerce pour contrôler l’économie de manière totalement antidémocratique. Ce qu’elle fait pour son propre profit et au détriment du niveau de vie de la classe ouvrière. Il n’est pas surprenant que le privilège fondé sur la classe sociale ne soit pas un élément important des formations DEI des compagnies, malgré son impact considérable sur la vie des gens.

Ce que les partisans et partisanes des politiques identitaires soutiennent à propos des privilèges, c’est que les personnes blanches, quelle que soit leur classe sociale, bénéficient du racisme. Il ne fait aucun doute que, dans notre société, les personnes noires en particulier, du berceau à la tombe et dans pratiquement tous les aspects de la société, subissent les effets profondément négatifs du racisme. Le racisme anti-noir est intégré dans la société américaine à tous les niveaux, avec des résultats mortels. Les personnes blanches bénéficient d’opportunités qui sont refusées aux personnes noires. Elles sont beaucoup moins susceptibles d’être tuées lors d’un contrôle routier ou d’être prises dans le système de justice pénale. Mais le racisme ne rend pas service à la grande majorité des personnes blanches. L’esclavage fondé sur la race a été développé en particulier pour vaincre la rébellion commune des esclaves et des esclaves sous contrat au début de la période coloniale aux États-Unis. Ce type d’esclavage racial visait à prévenir d’autres rébellions multiraciales. Le régime suprématiste blanc de Jim Crow considérait son idéologie absolument cruciale afin de maintenir les syndicats et les socialistes hors du Sud. Le fait d’être séparé de la classe ouvrière des autres « races » n’est pas un privilège. C’est un outil de division puissant de la classe dirigeante. Il doit être combattu avec solidarité. 

Loin d’être un groupe privilégié, une grande partie de la classe ouvrière blanche a connu une baisse de son niveau de vie et une augmentation du désespoir et de l’aliénation au cours des quatre dernières décennies du capitalisme néolibéral. Ce dernier s’est attaqué aux emplois stables et bien rémunérés des cols bleus. Les statistiques sur la mortalité en sont l’illustration la plus frappante. Une étude de Anne Case et Angus Deaton a montré que le déclin sans précédent de l’espérance de vie au cours des dernières années (avant la crise de la COVID-19) est dû en particulier au fait que les personnes blanches sans diplôme universitaire meurent de suicide, de surdoses et de maladies du foie liées à l’alcool. L’écart racial en matière de mortalité s’est considérablement réduit depuis les années 1990. En 2018, l’espérance de vie adulte des personnes noires ayant fait des études supérieures était plus proche de celle des blanches ayant fait des études supérieures que de celle des noires n’ayant pas fait d’études supérieures. C’est un renversement par rapport aux années 1990. Le néolibéralisme a fait reculer les travailleurs et travailleuses, en particulier ceux et celles sans diplôme universitaire de toutes les « races ». Un fait que la classe dirigeante tente d’occulter par sa promotion de la théorie du privilège racial.    

Le racisme des individus, qu’il s’agisse d’actes et de commentaires ouvertement racistes ou l’expression parfois involontaire de préjugés, est un élément clé de la manière dont les personnes de couleur vivent le racisme. Il a également été un facteur de radicalisation pour de nombreux jeunes ces dernières années. Le mouvement BLM, qui remonte à 2014, a incité les personnes blanches, mais aussi celles d’autres couleurs, à examiner comment le fait de vivre dans une société systématiquement raciste a façonné leurs opinions et leurs réactions à l’égard des personnes noires. Et même si elles estiment que les personnes de toutes les « races » devraient être traitées de manière égale. Il s’agit d’une évolution positive qui contribue à renforcer la solidarité entre les membres de la classe ouvrière de toutes les « races ». Elle nous aide à construire des mouvements plus forts contre l’exploitation et l’oppression capitalistes.

Cependant, l’accent mis par les politiques d’identités des compagnies sur la lutte individuelle des personnes blanches contre le racisme, sans faire le lien avec la nécessité d’une lutte collective, n’est pas une stratégie qui contribuera à mettre fin à la violence policière raciste, à la déségrégation des logements et des systèmes scolaires, ou obtenir des soins de santé gratuits pour tout le monde. Le fait que les personnes blanches « fassent le travail » pour combattre leur propre racisme interne ou le racisme au sein des personnes blanches en général est devenu une sorte de cliché. Bien qu’il ne semble pas y avoir de consensus clair sur ce en quoi consiste spécifiquement le « travail » antiraciste, beaucoup de suggestions portent sur des actions visant à changer la pensée individuelle ou sur la manière dont un individu peut avoir un impact sur le racisme systémique dans une institution de la société comme une école ou une entreprise. Si nous sommes d’accord pour dire que les personnes blanches ayant des idées racistes doivent changer leur façon de penser et que le racisme doit être combattu, l’action individuelle ne sera jamais suffisante. Il faudra une action collective de masse pour réussir à combattre et à mettre fin à l’oppression raciste dans la société. 

L’oppression raciale systématique existe non pas parce que les personnes blanches sont racistes à un niveau individuel, mais parce que, au cours de l’histoire des États-Unis, le racisme a été un outil essentiel utilisé pour diviser les travailleurs et travailleuses et faire en sorte qu’une minuscule classe capitaliste garde le contrôle de l’économie et de l’ordre social. C’est cette petite classe capitaliste qui a profité du racisme en forçant les personnes noires à se retrouver dans un statut de seconde classe, avec des salaires, des logements, des soins de santé et une éducation inférieurs. Ce statut de seconde classe est et a été brutalement appliqué. Aujourd’hui, la classe capitaliste veut mettre l’accent sur la culpabilité de certaines personnes blanches sans apporter de réels changements au système raciste et inégalitaire qui ne profite qu’aux capitalistes eux-mêmes. Il s’agit d’une gigantesque escroquerie pour échapper à leur propre responsabilité dans l’état actuel des choses.

Une situation dangereuse

L’instrumentalisation des politiques d’identités par la classe dirigeante représente un réel danger pour la lutte contre l’oppression, tout comme pour la gauche et la classe ouvrière en général. Des millions de travailleurs et de travailleuses savent très bien que le système est truqué contre les gens ordinaires et que les politiciens et politiciennes sont acheté⋅es par la classe des milliardaires. L’attrait massif des campagnes présidentielles de Bernie Sanders a montré la soif pour une approche offensive de la politique, centrée sur la classe ouvrière. L’élection de Donald Trump montre ce qui peut arriver lorsque la rhétorique anti-establishment de l’aile droite, même si elle est fausse, n’est pas contrée par les idées de la classe ouvrière. Si l’establishment politique libéral, les médias libéraux et une grande partie des employeurs avancent l’idée que la responsabilité du racisme systémique repose sur les épaules des individus blancs et que la seule force sociale majeure qui s’oppose de manière décisive à cette idée est le parti républicain dominé par Trump et l’extrême droite, tous ceux et celles que l’extrême droite prendrait pour cible, y compris les personnes noires, les immigré·es, les personnes LGBTQ, les femmes, les syndicalistes et la gauche en général, sont confronté·es à un réel danger. 

Au lendemain de l’insurrection de droite au Capitole le 6 janvier, l’extrême droite n’a plus la cote auprès de la majeure partie de la classe dirigeante. De son côté, l’administration Biden s’est attaquée à « l’extrémisme » dans le cadre de sa campagne visant à consolider la démocratie capitaliste. Cependant, la classe dirigeante n’a pas d’attachement profond aux politiques d’identités ni d’objection de principe à revenir à l’approche grossière du passé qui consiste à diviser pour régner. Il existe plusieurs scénarios dans lesquels la classe dirigeante pourrait être incitée à abandonner son prétendu virage vers la justice sociale et à attiser le racisme, et en particulier le sentiment anti-immigré. 

Les origines des politiques identitaires et de la théorie du privilège

Le rejet de la dévalorisation, de la subordination et de l’invisibilité des expériences culturelles non dominantes, ainsi que de la brutalité de la violence policière et d’autres formes de violence dirigées contre les opprimé·es, a joué un rôle important dans la radicalisation des jeunes au cours de la dernière période. Mais les idées associées aux politiques d’identités dans leur forme actuelle, notamment la théorie du privilège et la théorie intersectionnelle, constituent un véritable défi pour les marxistes. 

Les racines immédiates de ces idées se trouvent dans l’émergence de la philosophie « postmoderne » dans les universités occidentales à partir des années 1970. Les philosophes postmodernes étaient souvent d’anciens gauchistes démoralisés qui rejettent alors le marxisme. 

Cependant, ces idées ont également des antécédents dans la « nouvelle gauche » de la fin des années 60 et des années 70. Plusieurs militants et militantes de la nouvelle gauche pensaient que la classe ouvrière occidentale (ou plus précisément la classe ouvrière blanche) était complètement « embourgeoisée » et ne pouvait pas jouer un rôle dans la réalisation d’un changement révolutionnaire. Cette section de la gauche se concentrait également sur le « privilège de la peau blanche ». 

Le cours de la lutte des classes, la réponse violente de l’élite dirigeante à la politique de la classe ouvrière et aux idées socialistes, ainsi que les graves erreurs de la « vieille gauche » sur une plus longue période, ont ouvert la voie à ces idées. Dans les années 1930, le travail de pionnier du Parti communiste (PC) dans le mouvement ouvrier au sens large a formé toute une génération de travailleurs, de travailleuses et de jeunes à défier le capitalisme en liant la justice économique à la justice raciale. Mais tragiquement, la politique désastreuse du Front populaire à la fin des années 30 et au début des années 40 a subordonné le travail novateur du parti dans le mouvement ouvrier et dans les campagnes contre l’oppression raciale en soutien au Parti démocrate.

La réponse de l’élite dirigeante au développement des idées socialistes et à l’organisation de masse a été la « Peur des rouges » de Joe McCarthy à la fin des années 40 et au début des années 50. Le maccarthysme a conduit à l’expulsion des communistes et des socialistes de nombreux syndicats. Ces chasses aux sorcières ont été utilisées pour neutraliser les mouvements sociaux et la lutte de la classe ouvrière, des pauvres et des opprimé·es. Le PC et le Parti socialiste ouvrier (Socialist Workers Party) trotskiste étant les principales cibles. Ces attaques du gouvernement ont eu un effet profond sur la conscience et la capacité d’organisation du mouvement socialiste et le militantisme ouvrier. Cette situation a été aggravée par l’approche du PC. Cela a contribué à isoler la « vieille gauche » de la classe ouvrière au sens large.

La radicalisation des mouvements jeunes et ouvriers de la fin des années 60 et du début des années 70 a été inspirée à la fois par les puissants exemples de lutte sociale aux États-Unis, notamment le mouvement des droits civiques, et par les victoires contre le capitalisme dans le monde néocolonial. Pourtant, pour beaucoup, les mauvaises leçons ont été tirées. Cela les a détournés du rôle d’une classe ouvrière multiraciale. C’était à une époque où la lutte des classes était à un niveau jamais atteint depuis l’après-guerre.

La « nouvelle gauche » était une excroissance de la fragmentation et du déclin d’une gauche antiraciste orientée vers la classe ouvrière. Cela, malgré les exemples héroïques donnés par le mouvement de libération radical des personnes noires contre le racisme et le capitalisme. L’échec de la construction d’une nouvelle force politique orientée vers la classe ouvrière au sens large à partir des centaines de milliers de jeunes révolutionnaires noirs et blancs de cette période a ouvert la porte à la droite et finalement au néolibéralisme. En 1980, Ronald Reagan a été élu et a entrepris de renverser brutalement les acquis des mouvements sociaux et ouvriers. Tout cela a isolé davantage les gens de gauche orienté·es vers la classe ouvrière. Cela a ouvert la porte à des idées apparemment radicales, mais qui n’indiquaient pas la voie à suivre pour vaincre l’oppression et le capitalisme. Si nous devons nous inspirer des luttes du passé, le tournant des années 80 fait aussi partie de notre héritage. La gauche doit surmonter cet héritage en cette nouvelle période où des millions de personnes cherchent le moyen de mettre fin au racisme et au sexisme.

Les politiques d’identités dans la culture américaine

Il existe aujourd’hui un « débat » semi-permanent dans la société américaine sur le racisme et l’antiracisme. Il est alimenté par le Parti républicain en particulier, dont l’establishment cherche des sujets sur lesquels il peut se connecter avec la base du parti. Les politiciens et politiciennes du Parti républicain et les médias de droite critiquent régulièrement BLM, la Critical race theory, la Cancel culture et le « marxisme culturel ». Une discussion complète sur les guerres culturelles promues par les médias de droite dépasse le cadre de cet article. Les socialistes doivent adopter une position indépendante dans ces combats. Nous n’avons rien en commun avec la droite qui veut imposer dans nos écoles et notre vie culturelle une vision des États-Unis comme étant un bastion idéalisé de la liberté. Nous sommes d’accord avec ceux et celles qui affirment que l’asservissement des personnes noires est une caractéristique essentielle du capitalisme américain depuis 400 ans. Cependant, il est dans l’intérêt des ailes libérales et conservatrices des establishment politiques de nier que le conflit central de la société se situe au niveau des classes sociales. 

Les grandes priorités idéologiques de la classe dirigeante s’infiltrent inévitablement dans la vie culturelle de la société. Les politiques d’identités ne font pas exception. Une école publique de la ville de New York a envoyé des documents encourageant les familles à « réfléchir » à leur « blancheur » à l’aide d’un tableau sur les « huit identités blanches ». L’exercice de la « marche des privilèges » utilisé dans les écoles demande aux participants et participantes de s’aligner et de faire un pas en avant si les personnes bénéficient d’un privilège particulier et en arrière si elles n’en bénéficient pas. Cet exercice peut provoquer une véritable détresse chez les élèves. En reculant, les élèves peuvent se sentir poussé·es à révéler des informations les concernant, comme les difficultés financières de leur famille. Des élèves peuvent aussi avoir honte en avançant davantage que leurs camarades de classe. Ces approches qui sèment la discorde renforcent l’idée que les membres de la classe ouvrière de « races » différentes ont peu en commun les uns avec les autres.

Les personnes influencées par les politiques identitaires ont de plus en plus tendance à désigner les personnes blanches ordinaires comme le problème central, plutôt que les systèmes racistes qui oppriment les personnes de couleur. Le Dr Aruna Khilanani, psychiatre de New York, a récemment donné une conférence intitulée Le problème psychopathique de l’esprit blanc. Elle a été proposée comme formation continue créditée pour les médecins du Child Study Center de Yale. Le Dr Khilanani a décrit dans un discours les fantasmes vifs qu’elle a de faire feu et tuer des « Blancs ». Elle défend l’idée que les « Blancs » ne valent rien dans la lutte contre le racisme, affirmant « qu’il n’y a pas de bonnes pommes ». 

Race 2 Dinner est un autre exemple de l’entrée des politiques d’identité dans la culture. Le concept est unique: pour une somme de 5 000 $, des groupes de femmes blanches peuvent rencontrer Regina Jackson et Saira Rao, deux femmes professionnelles de couleur et fondatrices de Race 2 Dinner. Au cours du dîner, Jackson et Rao incitent les participantes à « faire le travail de déconstruction de la chose qui est en vous: la blancheur ». Dans une des histoires de réussite citées par Jackson et Rao, une ancienne participante a raconté qu’elle avait dénoncé un commentaire raciste dans une situation sociale. Rao a répondu: « Si une seule femme de l’un de ces dîners rend la vie légèrement moins toxique, ne serait-ce qu’un jour au travail ou lors d’un dîner, alors notre travail est terminé ». Heureusement, le soulèvement de BLM en 2020 a montré que les jeunes et les personnes de couleur issues de la classe ouvrière ont davantage d’ambition en s’attaquant à notre société américaine mortellement raciste que de « rendre la vie légèrement moins toxique ».

Conclusion

Les membres de la classe ouvrière de toutes les « races » partagent une expérience clé: ce sont des travailleurs et des travailleuses dont le travail est exploité par une classe capitaliste qui amasse des richesses inimaginables, tout en faisant baisser leur niveau de vie. La lutte contre le capitalisme ne peut être gagnée sans une unité multiraciale de la classe ouvrière. L’oppression raciale ne sera pas vaincue sans la participation massive des personnes blanches et d’un mouvement ouvrier multiracial et multigenre. L’exploitation de la classe ouvrière blanche ne prendra pas fin sans que les personnes de couleur et blanches ne luttent ensemble pour mettre fin au capitalisme. Considérer la classe ouvrière blanche comme pathologiquement, incurablement raciste, c’est soit embrasser le mensonge selon lequel l’oppression raciale peut être éliminée sous le capitalisme, soit adopter une perspective profondément pessimiste qui exclut la possibilité d’un changement fondamental mené par les mouvements sociaux des travailleurs et travailleuses.

Le capitalisme est un système structuré de manière à donner la priorité à la prise de bénéfices massifs pour une infime partie de la société, alors que les masses, par millions, sont privées des droits humains fondamentaux. Pour cette raison, il est fondamentalement instable. La classe capitaliste a été contrainte d’ajuster son approche face à une nouvelle série de crises. La présence de millions de jeunes de toutes « races » dans les rues des villes américaines lors du soulèvement BLM en 2020 a profondément menacé la classe capitaliste. L’instrumentalisation des politiques d’identités par les principales sections de la classe dirigeante et l’évolution vers une classe dirigeante plus diversifiée est, en substance, une tentative de saper l’idée d’un mouvement multiracial de la classe ouvrière contre l’oppression raciste. L’antiracisme des élites sera exposé pour sa duplicité à des millions de personnes lorsque la lutte des classes explosera durant la prochaine période. Cela se produira lorsqu’un nouveau mouvement de masse contre l’oppression se développera à un niveau d’organisation et de conscience de classe plus élevé que le soulèvement de 2020. 


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