Manifestation contre le pouvoir au Mali à Bamako en avril 2019
Suite au coup d’État militaire qui a porté une junte militaire au pouvoir au Mali, il est temps d’analyser ce que cela implique pour les révolutionnaires et les populations pauvres de ce pays, ainsi que les éventuelles répercussions dans la sous-région ouest-africaine.
Le contexte
Tout d’abord, retraçons le contexte. Le Mali est l’exemple type d’un «État en faillite», où l’État, en tant qu’institution, ne contrôle plus effectivement qu’une toute petite partie du territoire qui lui est assigné. Non seulement de nombreuses régions échappent au contrôle de l’État, une grande partie des populations, même dans les régions sous la tutelle de l’État, n’en reçoivent aucun service et subissent le racket, la corruption, la violence et l’injustice des soi-disant «forces de l’ordre». Pour de nombreux habitants et habitantes du Mali, l’État malien n’est plus que «le régime de Bamako», un groupe armé parmi tant d’autres qui se disputent le contrôle du territoire.
D’autre part, vu les nombreux manquements de l’autorité centrale, et forte d’une tradition d’entraide et de solidarité, on a vu la population à de nombreuses reprises s’organiser d’elle-même pour faire valoir ses droits et organiser au niveau local ce que l’État ne pouvait. Le pays a été ébranlé par de nombreuses grèves des fonctionnaires ( enseignants en tête ), mais aussi par un mouvement de grève des transporteurs largement suivi, accompagné de mouvements de masse qui ont, par exemple, bloqué l’aéroport de Tombouctou, accusant les riches de prendre l’avion pendant que les pauvres meurent sur les routes.
Dans plusieurs coins aux mains des groupes rebelles, notamment djihadistes, la population s’est organisée d’elle-même pour chasser ces nouveaux dirigeants par l’insurrection, créant ses propres institutions locales de gestion. Cela a notamment été le cas à Gao, l’ancienne capitale Songhaïe.
D’un autre côté, Bamako est confronté aux revendications des Touaregs qui réclament l’autodétermination pour plus de la moitié du territoire national ( les régions non Bambaras de Tombouctou, Kidal et Gao ), ainsi qu’à un mouvement grandissant visant à l’autodétermination des Peules, ces deux mouvements comportant de nombreuses ramifications avec les groupes djihadistes.
Le réchauffement climatique favorise l’avancée du désert : les pluies ont diminué de 30% depuis les années 1960. De nombreux points d’eau du Nord sont asséchés, ce qui a poussé les éleveurs nomades à rester plus longtemps que d’habitude dans le Sud, voire à s’y installer de façon permanente. En l’absence d’une autorité centralisée, vu la désorganisation de l’économie, la disparition des institutions, l’extension de l’agriculture (du fait de la forte croissance démographique et des plans de développement de l’État), et la réduction des zones de pâturage, il est inévitable que l’on voie surgir des conflits entre éleveurs et agriculteurs, qui prend forcément un tour communautaire quant on sait que ces différentes activités sont chacune le terrain d’une ethnie en particulier. La violence engendrant la violence, les différentes communautés Dogons, Peules, Bambaras et autres se replient chacune sur elle-même ou cherchent la vengeance, pendant que l’anarchie encourage également le vol, les pillages et le banditisme.
D’autre part, le mouvement pour l’autodétermination de l’Azawagh (régions Touarègues du Mali du Nord et de l’Est), s’il était victorieux, encouragerait les mêmes Touaregs à réclamer l’indépendance de leurs régions au Niger, en Algérie, en Mauritanie, etc. afin de recomposer leur territoire fragmenté entre de multiples États capitalistes, un territoire qu’ils occupent pourtant depuis des millénaires et dont eux seuls ont la maîtrise. De même, l’impérialisme et les voisins du Mali se soucient de l’émergence d’un éventuel mouvement Peule, qui pourrait avoir des répercussions sur l’ensemble de la sous-région, comme cela a déjà été le cas à de multiples reprises au cours des siècles passés.
C’est tout cela qui a poussé la France à intervenir au Mali en 2012. Entendons-nous bien : l’objectif de la France n’était pas de «sauver le Mali des djihadistes», mais plutôt de sauver l’État néocolonial malien et de préserver ses intérêts financiers, économiques et géopolitiques dans la sous-région, notamment en ce qui concerne l’uranium du Niger. L’ironie étant que l’intervention française a en réalité énormément contribué à renforcer le djihadisme au Mali comme dans la sous-région, vu que beaucoup de personnes radicalisées contre l’impérialisme français rejoignent ou soutiennent les djihadistes et les autres groupes rebelles justement parce qu’ils considèrent (à tort) ces groupes comme luttant contre la mainmise étrangère sur leur pays et contre l’État néocolonial, lequel apparaît plus clairement que jamais comme une succursale de l’État capitaliste français.
En réalité, comme nous l’avons dit ci-dessus, les Maliennes et les Maliens ont déjà prouvé qu’ils n’ont pas besoin de «sauveurs» pour chasser les djihadistes. À Gao et à Tombouctou, des expériences d’auto-organisation ont permis à la population de reprendre le contrôle, en toute indépendance des forces armées de l’État. Il fallait couper court à ces expériences, afin d’entretenir le mythe selon lequel les civils ont besoin de la protection des militaires et d’éviter une remise en question des structures de l’État bourgeois néocolonial.
Le dégagement d’Ibrahim Boubacar Keïta
Le «Mouvement du 5 juin-Rassemblement des Forces patriotiques du Mali» (M5J-RFP) qui s’est organisé pour le départ du président Ibrahim Boubacar Keïta a été dirigé par des personnalités notables de la société civile, comme l’imam Mahmoud Dicko, rejoint par de nombreux partis politiques de l’opposition, tous bords confondus. Les gens, hommes et femmes, sont mécontents de l’anarchie qui règne en général dans le pays, de la présence d’armées étrangères, de la corruption, des détournements, de l’arrêt des politiques de développement, et en général, de la misère profonde.
L’événement qui a mis le feu aux poudres a été le refus de Bamako d’invalider l’élection de plusieurs candidats lors des législatives. C’est de là qu’est parti le mouvement pour le dégagement d’Ibrahim Boubacar Keïta. Cependant, à aucun moment le mouvement n’a mis en avant ses propres propositions et revendications concernant la gestion du pouvoir. Le mouvement est resté entre les mains des politiciens bourgeois, qui réclamaient leur entrée au gouvernement et la révision des législatives, prêts à se compromettre avec le régime. Seulement, tout le monde s’accorde pour le dire, les dirigeants du mouvement étaient poussés dans le dos par la population, qui leur interdisait de faire marche arrière. Vu les hésitations des leaders de l’opposition, leur absence de revendications concrètes, et l’entêtement du Président, on se retrouvait dans une impasse, tandis que le mouvement populaire ne cessait de croître, et que l’on commençait à parler à nouveau de «blocage de l’économie». Or, il faut bien que l’or, le coton et les bœufs continuent à affluer à Dakar, Accra et Abidjan. C’est tout cela qui a poussé l’armée à agir.
Les putschistes de 2020 ne sont pas ceux de 2012. Il s’agit d’officiers de haut rang, bien connus des cercles impérialistes (ils ont tous été formés en France, en Russie, aux États-Unis, etc.), qui n’ont aucune volonté de faire dans le populisme. Leur objectif était uniquement, tout comme l’intervention française, de mettre un terme au mouvement populaire, tout en rétablissant l’autorité de l’État de Bamako. Il est évident que ce régime ne mettra pas un terme à la misère des masses, et ne permettra pas la moindre avancée dans la résolution de la question touarègue. Dès le départ, il a annoncé vouloir s’installer au pouvoir pour une durée relativement longue, et a cherché à écarter la société civile pour ne discuter qu’avec les politiciens. Le plus probable est que bientôt, ce régime se retournera contre la population pour la forcer à «se calmer».
Les réactions dans la sous-région
Cela n’aura échappé à personne : le président ivoirien Alassane Ouattara est furieux contre les Maliennes et les Maliens. Une fois de plus Alassane Dramane Ouattara montre qu’il n’est pas «le président des Malinkés», comme le répètent stupidement certains de nos opposants ivoiriens, mais le président des riches et de l’impérialisme. Alassane Dramane Ouattara a tout de suite exigé qu’ Ibrahim Boubacar Keïta soit rétabli dans ses fonctions, au nom du «respect de la Constitution», et a menacé d’affamer le Mali en cessant toute exportation de riz, d’essence et d’électricité à partir de la Côte d’Ivoire tant qu’ Ibrahim Boubacar Keïta ne regagnerait pas son poste. N’est-ce pas logique également de la part d’un «président des Mossis» qui a donné la nationalité ivoirienne à Blaise Compaoré, le plus grand ennemi du peuple burkinabé ? Alassane Dramane Ouattara démontre une fois de plus son visage d’ennemi non pas «des Ivoiriens», mais de tous les Africains et Africaines pauvres en général, quelle que soit leur nationalité.
Au même moment aussi, la Banque centrale de l’Afrique de l’Ouest (BCAO) a cessé ses activités pendant plusieurs jours, menaçant le Mali d’une pénurie d’argent et donc de l’effondrement complet de ses banques et de son économie. Avant de s’apaiser une fois mieux compris la nature de classe des putschistes. Il en a fallu de peu pour que la junte, tout comme Laurent Gbagbo en son temps, se retrouve forcée de casser la BCAO pour y récupérer les milliards dont a besoin le pays pour fonctionner au jour le jour. Le franc CFA serait-il un outil de mise au pas des régimes qui «sortent du rang» ?
Comment avancer ?
La junte militaire qui a pris le pouvoir au Mali l’a pris parce que la population avait rendu impossible la continuation du régime civil d’Ibrahim Boubacar Keïta. Cette junte a pris le pouvoir non pour donner raison au mouvement, mais au contraire, pour pousser les gens à rentrer chez eux et à reprendre le travail, sans doute avec la bénédiction de l’impérialisme. Il est très probable que la junte se retournera contre la population sitôt que celle-ci se remettra en lutte pour réclamer ses droits.
Mais comme aucune revendication concrète n’avait été mise en avant par les dirigeants du M5J-RFP autre que quelques aménagements permettant aux politiciens bourgeois de mieux «s’exprimer», le mouvement risque de se retrouver désorienté sitôt que ces mêmes politiciens auront trouvé un arrangement avec la junte. L’initiative reviendrait dès lors logiquement à la société civile regroupée autour de l’imam Dicko : dans quelle mesure le mouvement sera-t-il prêt à aller plus loin, en réclamant plus de pouvoir pour le peuple et des revendications socio-économiques ? Ce qui est sûr, il est positif de voir que le mouvement se poursuit : ne laissons pas les militaires nous voler tranquillement notre victoire !
D’autre part, à l’heure actuelle, tout le monde aspire à la paix. Mais la junte ne sera certainement pas prête à négocier avec les séparatistes Touaregs ou les autonomistes Peules, soucieuse avant tout de rétablir «l’unité nationale», c’est-à-dire, du territoire sous son seul contrôle militaire, toujours dans l’intérêt de la géopolitique impérialiste sous-régionale. Et sans prendre la peine de trouver des solutions au mal qui ronge les communautés rurales du Mali : la désorganisation de l’agriculture et de l’élevage, menacés par l’avancée du désert. Cela risque de donner une nouvelle vigueur à la guerre contre les différentes milices, djihadistes ou non.
En tant que groupe Militant, section ivoirienne de l’Alternative socialiste internationale, nous pensons que la paix passe par une solution concertée entre éleveurs et agriculteurs, avec les ressources et les investissements qu’il faut pour assurer une interaction paisible et positive entre élevage et agriculture, comme cela était le cas dans le passé et pendant des millénaires.
Il faut aussi mettre en place les conditions pour une véritable autodétermination de l’Azawagh et des régions non Bambaras : concertations populaires et locales, référendum, prise en compte des préoccupations des différentes communautés concernées, autonomie, indépendance ? Il faut bien comprendre à quoi servirait une approche séparatiste ? La seule indépendance ne servira pas à résoudre tous les problèmes auxquels font face les habitants du nord du Mali. Elle risquerait d’enflammer encore plus les conflits ethniques ( si certains Touaregs décident de «purger» la région de ses éléments subsahariens ). Elle risquerait surtout de voir le pouvoir remis entre les mains d’une petite élite de grands propriétaires, chefs de guerre et politiciens Touaregs qui s’empresseraient de détourner à leur propre profit les ressources naturelles de l’Azawagh, sans permettre un développement véritable dans l’intérêt des populations.
Ce qui est sûr, avant de parler de séparatisme, il faut admettre que les populations d’éleveurs nomades ont longtemps été marginalisées ainsi que, de manière plus générale, le nord du Mali, et trouver une solution qui arrange tout le monde, qui permette au Nord de se développer et, surtout, qui permet aux éleveurs de vivre décemment de leur activité. De nombreuses solutions existent pour cela et sont déjà appliquées avec succès dans certains pays, mais malheureusement, souvent à petite échelle. Il est temps que ces solutions soient reprises et appliquées à une échelle large, avec le soutien total de l’État. Malheureusement, une telle approche serait contraire à la logique néocoloniale capitaliste.
Pour une lutte unifiée de l’ensemble des Maliens et Maliennes contre le sous-développement capitaliste
Bamako reste la clé du Mali, puisque c’est dans cette région que vit la majorité de la population et que se concentrent la plupart des activités économiques. Les travailleurs et les populations à la base ont la responsabilité de rester vigilants sur ce que font leurs dirigeants et de les interpeller en cas de manquement. Le hashtag #matransition est un bon premier pas en ce sens, mais il faut continuer à s’organiser, hors des réseaux sociaux, pour faire aboutir les revendications sociales.
Des comités de vigilance doivent être mis sur pied dans les différents quartiers des grandes villes du pays et chercher à se réunir pour mettre en place des structures communes, afin de pouvoir mieux se coordonner au niveau national. Des réunions à la base doivent discuter de ce qui ne va pas dans le pays et de ce que veut réellement le peuple, pour élaborer un programme socio-économique complet qui devra être soumis à la junte ou aux chefs du mouvement d’opposition. Ces mêmes comités devraient pouvoir mettre en avant leurs propres candidats aux élections. Le mouvement ne doit pas désarmer : la junte n’est qu’une interruption temporaire. Les Maliens et les Maliennes ont la capacité de prendre le pouvoir entre leurs mains pour reconstruire leur pays tous et toutes ensemble.
Mais ce faisant, il faut comprendre que tant que les richesses du pays resteront entre les mains de capitaux privés, notamment étrangers, on ne pourra mettre en place un développement harmonieux du Mali. Ce sont ces riches patrons qui exigent des conditions toujours plus «avantageuses» pour eux en matière de salaires, d’aide du gouvernement, etc. et qui manipulent et attisent les divisions ethniques dans leurs intérêts. Cela concerne autant les grands «investisseurs» français et autres étrangers que les grands propriétaires et notables locaux Bambaras, Peules, Touaregs, etc. qui mettent chacun en avant leurs propres réseaux au détriment de l’intérêt général. De plus, un capitaliste n’investit jamais dans un secteur qui n’est pas rentable, ce qui exclut d’office tout développement dit «social». On ne pourra jamais satisfaire aux nombreuses aspirations sociales du peuple malien sans reprendre en main les secteurs stratégiques de l’économie (les mines, le coton, les infrastructures, les banques, les télécommunications, l’électricité, l’eau, le logement, l’importation et la distribution des denrées alimentaires, etc.), gérés de façon démocratique par des personnes directement élues par le personnel et par la population, c’est-à-dire un système socialiste, tel que prôné partout dans le monde par Alternative socialiste internationale, structure à laquelle est affilié notre groupe Militant Côte d’Ivoire.
Enfin, nous appelons les travailleurs et les travailleuses, les militants et les militantes de gauche du Sénégal, du Burkina, du Niger, de Mauritanie et de Côte d’Ivoire à dénoncer l’embargo imposé par la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao), qui n’aura pour effet que d’aggraver la misère du peuple malien et de favoriser les profits des spéculateurs. Nous appelons également la société civile malienne à dénoncer Alassane Ouattara en Côte d’Ivoire pour ses actions traîtres et pour sa volonté de briguer un troisième mandat, en appelant les Malinkés et Malinkées en Côte d’Ivoire à rejoindre le mouvement contre ce troisième mandat.
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