Ce document a été adopté au VIIe congrès d’Alternative socialiste, du 13 au 15 décembre 2024 à Montréal.
Ce document a pour objectif d’aider notre organisation à s’orienter, à établir ses priorités d’action et à préparer l’intervention des membres d’Alternative socialiste (AS) dans les luttes ouvrières à venir. Il vise à les aider à s’enraciner plus profondément dans la classe ouvrière pour la période complexe et turbulente qui s’annonce.
Le rôle central de la classe ouvrière
Pour International Socialist Alternative (ISA) et sa section québécoise, Alternative socialiste (AS), la classe ouvrière constitue la seule force sociale ayant le pouvoir de contester la domination de la classe capitaliste. Aucune autre classe, groupe ou couche démographique n’a le poids, la cohésion ou l’organisation nécessaire pour arracher le pouvoir des mains des capitalistes. La classe ouvrière change constamment de forme selon le moment ou l’endroit. Elle inclut toute la diversité du monde. Prise comme un tout, elle possède un caractère révolutionnaire de par la position centrale qu’elle occupe dans le système de production capitaliste. C’est la classe productrice de toutes les richesses qui détient ultimement le pouvoir de renverser le mode de production actuel.
Il est donc essentiel que les marxistes révolutionnaires orientent une partie importante de leurs efforts vers les mouvements ouvriers, en particulier vers ceux qui s’organisent dans des structures syndicales. La classe ouvrière est loin d’être constamment dans un état combatif ou révolutionnaire face aux classes dominantes. Elle a le potentiel de l’être. Dans les pays capitalistes développés comme le Canada, le principal obstacle au déploiement du potentiel révolutionnaire de la classe ouvrière n’est pas la répression brutale d’un appareil d’État autoritaire. C’est plutôt les stratégies conservatrices adoptées par les leaderships et les bureaucraties de ses propres organisations (syndicats, partis ouvriers et coopératives). Ces stratégies conservatrices visent à concilier les intérêts du Capital et du Travail, grâce à une collaboration de classe qui fixe l’action ouvrière dans les limites de la légalité bourgeoise.
Afin de guider notre pratique marxiste révolutionnaire dans les syndicats, il est important de connaître les différents courants et dynamiques parti-syndicat qui ont traversé l’histoire du mouvement ouvrier international. Ce document en présente les principaux courants et les met en relation avec l’évolution de l’approche marxiste révolutionnaire.
Le rôle économique et politique des syndicats pour Karl Marx et la 1ère Internationale
Quand le parti révolutionnaire et le syndicat sont interdépendants
Les liens entre les partis politiques ouvriers et les syndicats se posent dès la seconde moitié du 19e siècle. D’une part, les militants socialistes élaborent des théories révolutionnaires et commencent à dégager des perspectives de lutte. D’autre part, le mouvement ouvrier s’organise sur le plan professionnel et acquiert de la maturité organisationnelle grâce à sa lutte économique dynamique et radicale. C’est dans ce contexte de luttes ouvrières intenses que Karl Marx développe sa théorie de l’exploitation de la force de travail et celle de la révolution comme processus d’auto-émancipation de la classe ouvrière.
Dès la création des premiers syndicats, Marx reconnaît leur puissance sociale. Ils permettent d’unir la masse ouvrière, jusqu’alors désunie par la concurrence, autour de luttes économiques pour de meilleurs salaires ou horaires de travail. Cette activité transforme les syndicats en foyers d’organisation des masses travailleuses contre l’exploitation du Capital. Néanmoins, «ces associations sont impuissantes contre toutes les grandes causes qui déterminent le rapport entre l’offre et la demande»1. Marx distingue alors lutte économique et lutte politique. Le syndicalisme est donc nécessaire pour faire disparaître la concurrence entre les travailleurs, mais insuffisant parce qu’impuissant à s’attaquer aux fondements de la domination de classe.
Marx insiste sur la complémentarité de ces deux types de lutte menées par la classe ouvrière: «Les syndicats doivent maintenant agir comme des foyers d’organisation de la classe ouvrière dans le grand but de son émancipation radicale. Ils doivent aider tout mouvement social et politique tendant dans cette direction2.» Même s’ils ne regroupent pas l’ensemble des travailleuses et des travailleurs, ces organisations ouvrières autonomes ont pour rôle de lutter pour les intérêts de toute la classe ouvrière. Par exemple, le mouvement syndical québécois l’a fait à plusieurs reprises en revendiquant la hausse du salaire minimum ou encore l’indexation des salaires, des pensions et des allocations sociales de toutes sortes au coût de la vie.
En étant des foyers de luttes économiques, les syndicats ont le potentiel de faire mûrir la conscience de classe au sein de la classe ouvrière (c’est-à-dire la connaissance par ses membres de l’existence et de la place de la classe ouvrière dans le système capitaliste). Pour Marx, les syndicats développent leur plein potentiel historique lorsqu’ils posent la question du pouvoir et deviennent des instruments d’organisation politique visant à abolir le salariat. Leur aspect politique prime donc sur leur aspect économique. Toutefois, cela ne signifie pas que les syndicats doivent devenir des partis politiques ou qu’ils doivent fusionner avec des partis politiques pour ne former qu’une seule organisation. Pour Marx, les organisations économiques et politiques du prolétariat ont le même objectif, l’émancipation de la classe ouvrière, mais appliquent leurs propres méthodes dans leur propre champ d’action.
Le parti est un instrument révolutionnaire indispensable ayant ses qualités propres. Il regroupe «le secteur le plus résolu du mouvement ouvrier» et a «l’avantage théorique de sa claire vision des conditions de la marche et des résultats généraux du mouvement prolétarien3». L’avant-garde du parti doit toutefois se constituer dans la lutte des masses. Marx insiste pour construire un parti révolutionnaire en joignant les révolutionnaires avec les travailleurs et les travailleuses en lutte. Le parti sert ainsi à «créer un point central de communication et de coopération entre les organisations ouvrières4», pas à diriger leurs luttes d’en haut.
C’est ainsi que Marx participe à la création de l’Association internationale des travailleurs, aussi appelée la 1ère Internationale (1864-1876). Il doit se battre, notamment contre les anarchistes, pour défendre son point de vue selon lequel le rôle des révolutionnaires est celui de catalyser les luttes de la classe ouvrière contre le capitalisme, et non pas celui d’organiser un groupe de conspirateurs qui planifie et fait la révolution au nom de cette classe. Selon Marx, «Tous les mouvements historiques ont été, jusqu’ici, accomplis par des minorités ou au profit des minorités. Le mouvement prolétarien est le mouvement spontané de l’immense majorité au profit de l’immense majorité5».
Le syndicalisme d’affaire
Quand les directions syndicales refusent l’action politique autonome de la classe ouvrière
Au courant des années 1870-1880, une approche syndicale originale se développe en Amérique du Nord. Elle combine lutte économique et lutte politique réformiste à travers l’émergence des Chevaliers du travail. En 1886, l’American Federation of Labor (AFL) est créé aux États-Unis après une guerre fratricide qui anéanti les Chevaliers du travail. L’AFL, sous la direction de Samuel Gompers, inaugure une nouvelle période d’organisation syndicale basée sur les métiers qualifiés et axée sur la négociation de contrat de travail.
Pour Gompers, le syndicalisme «pur et simple» doit se borner à un travail d’organisation efficace visant à défendre des revendications concrètes, d’abord et avant tout pour ses propres membres. Cette approche corporatiste de repli sur soi néglige les travailleurs non qualifiés et interdit même l’organisation des femmes et des personnes noires dans les syndicats. Une telle conception restreinte du syndicalisme sème la division au sein de la classe ouvrière, notamment en refusant de considérer la lutte aux oppressions spécifiques comme une partie intégrante de la lutte contre l’exploitation capitaliste.
En opposition à ce type de syndicalisme encore présent aujourd’hui, les marxistes révolutionnaires travaillent à ce que les luttes des personnes victimes d’oppressions spécifiques (par exemple les personnes femmes, immigrantes ou en situation de handicap) prennent toute leur place dans la lutte des classes. La pratique militante des syndicats doit représenter la classe ouvrière dans son ensemble pour faire mûrir sa conscience de classe. Pour Lénine, «la conscience de la classe ouvrière ne peut être une conscience politique véritable si les ouvriers ne sont pas habitués à réagir contre tout abus, toute manifestation d’arbitraire, d’oppression et de violence, quelles que soient les classes qui en sont victimes6».
Par exemple, la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ) représente uniquement des travailleuses qualifiées (infirmières, infirmières auxiliaires, inhalothérapeute). Sortir de l’approche étroite centrée autour de l’unique défense de ces métiers nécessite de se battre également pour la syndicalisation et l’amélioration des conditions de travail des métiers moins qualifiés, tel que préposé⋅e aux bénéficiaires. Ces métiers précaires, souvent non syndiqués, comptent une part disproportionnée de personnes racisées ou issues de l’immigration. Pour mener efficacement la lutte contre le sexisme et le racisme, la FIQ doit construire une réelle solidarité avec les travailleuses des métiers moins qualifiés. S’attaquer au sexisme et au racisme passe d’abord par cette solidarité de classe.
Pour l’AFL de Gompers, la solidarité de classe n’est pas le principe fondamental de la lutte syndicale. Les objectifs syndicaux se réduisent aux revendications salariales. Par conséquent, les capitalistes ne sont pas des adversaires politiques. Leur prospérité est encouragée, car elle permet d’avoir de meilleures conditions de travail. Gompers prend ouvertement position contre le socialisme et défend la neutralité politique des syndicats. Mais cette neutralité n’est qu’apparence. Le mouvement syndical est une force organisée qui a un impact politique dans la société, sans pour autant devoir se transformer en parti politique (ce qu’aucun mouvement syndical n’a jamais fait).
L’AFL prend elle-même position sur plusieurs enjeux politiques. Elle le fait de manière occasionnelle, à la manière d’un groupe de pression, grâce au lobbyisme. Elle exerce son influence sur les parlementaires lors de dépôts de projet de loi ou encore lors des élections en finançant et en soutenant des partis de la bourgeoisie.
Le travaillisme
Quand le parti dépend des directions syndicales
À la fin du 19e siècle, l’essor du capitalisme et la création de la IIe Internationale (1889-1923) permettent le développement fulgurant des partis ouvriers et des syndicats (qui organisent surtout les métiers qualifiés). En 1899, le travaillisme fait son apparition en Angleterre. Le Trade Union Congress (TUC) invite alors toutes les organisations ouvrières (coopératives, syndicats, groupes socialistes) à un congrès spécial dont le but est de créer un organisme visant à faire élire le plus de représentants ouvriers possible au Parlement. En 1906, le noyau de syndicalistes élus se constitue officiellement en Parti travailliste (Labour Party).
La Parti travailliste doit être indépendant, c’est-à-dire qu’il ne peut se solidariser avec le Parti libéral ou conservateur. Il est le prolongement de la lutte syndicale sur le plan électoral et parlementaire. Les adhésions se font principalement sur la base de groupes, qui sont en majeure partie des syndicats. Ce sont aussi les syndicats qui financent le parti et les courses électorales. Cette logique a pour effet de donner énormément de poids politique, organisationnel et financier aux directions syndicales des plus grands syndicats. L’aile révolutionnaire et militante est réduite aux adhésions individuelles et son poids est marginal. Les relations entre le mouvement ouvrier et le parti travailliste se traduisent par une dépendance du parti envers les directions des grands syndicats réformistes et conservateurs.
Contrairement au syndicalisme d’affaire, le travaillisme entraîne des relations permanentes et organiques entre ses deux rôles. Avec le travaillisme, la lutte économique se double constamment d’une lutte politique. L’approche travailliste pratiquée en Angleterre, en Suède avec le Parti social-démocrate ou au Canada avec le Nouveau Parti Démocratique canadien, a entraîné d’énormes gains pour la classe ouvrière.
Toutefois, cette lutte politique se confine à revendiquer des réformes possibles dans le cadre du capitalisme (par exemple sur le droit de grève, la législation du travail, des législations sociales). Les fondements du capitalisme, comme le droit de propriété privée des moyens de production ou le rôle de l’État capitaliste, ne sont pas mis en péril par des visées révolutionnaires.
Les bureaucraties ouvrières
L’essor économique engendré par l’exploitation coloniale européenne permet aux capitalistes de concéder des améliorations, souvent substantielles, aux mouvements ouvriers. Cette base matérielle favorise des tendances à la conciliation et à l’opportunisme au sein du mouvement ouvrier et favorise aussi la bureaucratisation des organisations ouvrières. L’expansion jusqu’alors inégalée des appareils bureaucratiques ouvriers (partis et syndicats) entraîne l’apparition d’une «aristocratie ouvrière» surpayée à leur tête. Ces appareils bureaucratiques deviennent des agences de la classe ennemie au sein même des organisations ouvrières. Une couche de leaders ouvriers, dont Eduard Bernstein est le porte-étendard, soutiennent que la «socialisation graduelle de l’économie capitaliste» découlant du travail syndical et parlementaire achemine la société vers le socialisme sans que la classe ouvrière ait besoin de faire la révolution.
Rosa Luxemburg met en garde la social-démocratie allemande du début du 20e siècle contre les illusions réformistes défendues par cette aristocratie ouvrière. Pour elle, la lutte syndicale est comparable à un travail de Sisyphe: elle est toujours à recommencer. Le bras de fer entre les syndicats et le patronat ne vise pas à éliminer le patronat. Il sert à améliorer momentanément les conditions d’exploitation capitaliste. C’est le parti révolutionnaire qui a pour rôle d’exproprier la classe capitaliste en détruisant son État et en planifiant une économie industrielle nécessaire pour assurer les besoins de tous et toutes.
Luxemburg soutient que la classe ouvrière, pour se construire une conscience politique de ses propres intérêts historiques, doit s’appuyer sur un parti marxiste révolutionnaire. Le rôle du parti révolutionnaire est de faire le lien entre la lutte économique syndicale et la nécessité d’une lutte politique révolutionnaire visant la prise du pouvoir. Pourquoi la révolution est-elle nécessaire? Parce que la bourgeoisie ne laissera jamais le contrôle de la société lui filer entre les doigts. Face aux forces contre-révolutionnaires dirigées par la bourgeoisie, la classe ouvrière doit établir le rapport de force nécessaire pour imposer ses intérêts sur ceux de toutes les autres classes sociales.
En 1902, Lénine pose les fondements théoriques des rapport parti-syndicats dans Que faire? Il explique la distinction entre les deux types de conscience politique présentes dans le mouvement ouvrier. Le terme «conscience trade-unioniste» renvoie à une conscience de classe économique limitée à la lutte pour des améliorations économiques et des revendications politiques réalisables dans le cadre du système capitaliste. Quant à la «conscience social-démocrate», c’est-à-dire la conscience de classe politique révolutionnaire, elle ne peut pas émerger spontanément de ces luttes économiques limitées. Les syndicats unissent leurs membres sur la base de la défense de leurs intérêts économiques. En revanche, le parti révolutionnaire unit ses membres sur la base de la lutte pour un programme politique.
Lénine critique ceux et celles qui pensent que les luttes économiques suffisent à créer une véritable conscience de classe révolutionnaire. Il les appelle les «économistes». Même si les économistes prêtent un caractère politique intrinsèque aux luttes économiques, ils se refusent paradoxalement à construire le parti politique nécessaire pour les porter jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à l’expropriation de la classe capitaliste.
Pour Lénine, la conscience révolutionnaire doit alors être introduite dans le mouvement ouvrier «du dehors» par les révolutionnaires: «leur tâche est de transformer cette politique trade-unioniste en une lutte politique social-démocrate, de profiter des lueurs de conscience politique que la lutte économique a fait pénétrer dans l’esprit des ouvriers pour élever ces derniers à la conscience social-démocrate7».
Antonio Gramsci va dans le même sens. Selon lui, la constitution d’un parti d’avant-garde découle d’une réalité obligée. De par leur condition même, les classes exploitées et opprimées sont souvent incapables d’entreprendre des initiatives politiques ou d’avoir la cohésion nécessaire pour les réaliser. Le parti a donc le rôle essentiel d’assurer cette cohésion à travers les luttes: «Le parti ne doit pas prétendre imposer son point de vue à la classe ouvrière. Il propose simplement et appelle les autres groupes de travailleurs à se prononcer sur celui-ci et à le discuter en commun, pour que de cette discussion sorte le programme effectif, défini et accepté en commun8».
Le syndicalisme révolutionnaire
Quand le syndicat est en concurrence avec le parti
Au début de 20e siècle se développe un courant qui s’oppose farouchement aux dérives du réformisme parlementaire ouvrier. Pour le syndicalisme révolutionnaire, aussi appelé anarcho-syndicalisme, la «représentation» conduirait inévitablement à diminuer les demandes prolétariennes. Il prône une autonomie complète des syndicats par rapport aux partis et défend le principe de l’activité concrète de la classe menée par la classe ouvrière elle-même grâce à «l’action directe»: manifestations, boycotts, grèves et prise en charge des processus de négociations avec le patronat par les assemblées de base.
Le syndicalisme révolutionnaire tire ses racines en France avec la création de la Confédération générale du travail (CGT). Un courant similaire se développe aux États-Unis avec le International Workers of the World (IWW) en 1905, et au Canada avec le One Big Union (OBU). Contrairement à l’AFL, ces derniers prônent un syndicalisme par industrie plutôt que par métier ou profession spécifique.
En France, le mouvement syndicaliste révolutionnaire organise les ouvriers professionnels des petites entreprises contre le développement de la grande entreprise. Il s’organise aussi contre le mouvement socialiste d’alors, qui subordonne les syndicats aux directives réformistes du parti. Lors de son congrès de 1906, la CGT adopte des positions révolutionnaires. Selon elle, les syndicats ont le rôle de regrouper les travailleurs les plus conscients et celui de renverser le capitalisme par la grève générale.
Le syndicalisme révolutionnaire cherche ainsi à ce que les syndicats assument l’ensemble des tâches révolutionnaires. Dans la pratique, cela se traduit par une concurrence entre les syndicats révolutionnaires et les partis ouvriers. Ces syndicats prennent le rôle de suppléance du parti révolutionnaire pour compenser l’insuffisance des partis réformistes dans la lutte contre le capitalisme.
La grande scission du mouvement ouvrier
Les illusions réformistes et «économistes» volent en éclats avec la Première Guerre mondiale. Les aristocraties ouvrières à la tête des syndicats et des partis ouvriers de la IIe Internationale aident alors leur bourgeoisie nationale à exploiter leur classe ouvrière, les populations des colonies et finalement à leur faire mener la guerre du capitalisme impérialiste. La lutte des classes se manifeste alors à l’intérieur même de ses organisations ouvrières. Le mouvement ouvrier se scinde en deux blocs entre 1919 et 1922. Les majorités réformistes demeurent dans leur parti social-démocrate (les socialistes), alors que les fractions révolutionnaires fondent leur parti communiste (les communistes). Les communistes, sous l’impulsion de Lénine et Trotsky, fondent la IIIe Internationale (l’Internationale communiste) en 1919 afin de rassembler la véritable avant-garde ouvrière révolutionnaire.
La Première Guerre mondiale engendre d’importantes conséquences économiques et sociales. De nouvelles cohortes ouvrières entrent dans les syndicats et cherchent à en faire leur arme de combat. Inspirées par l’exemple de la Révolution russe, les masses entrent dans un processus révolutionnaire dans de nombreux pays.
Cette vague révolutionnaire mondiale met le syndicalisme révolutionnaire à l’épreuve. Ce dernier sous-estime l’importance qu’a l’État dans la reproduction et la défense du système capitaliste. Sa lutte exclusivement menée au niveau des milieux de travail est vulnérable à l’intervention des appareils d’État répressifs (comme l’armée et la police), des institutions (tels les médias ou l’école) ou est tout simplement la victime du pouvoir des entreprises et de l’État sur l’économie.
Ainsi, la grève générale en France (1920) est un échec, tout comme le mouvement des conseils ouvriers en Italie, en Allemagne et en Hongrie (1919-1920). C’est aussi l’échec des grèves générales sous l’influence du IWW à Seattle (1919) et de l’OBU à Winnipeg (1919).
Les mouvements de masse combatifs sont indispensables au renversement du capitalisme. Mais comme le démontrent les exemples récents de soulèvements réussis au Soudan (2018), au Myanmar (2021), au Sri Lanka (2022) ou au Bangladesh (2024), ils demeurent insuffisants. Il est indispensable que les éléments les plus conscients et les plus expérimentés s’organisent dans un parti révolutionnaire ouvrier et démocratique afin d’unifier les luttes et leur donner une orientation, une direction et une perspective socialiste à long terme.
Au début des années 1920, les révolutionnaires marxistes et syndicalistes tentent alors un rapprochement. Dans une lettre adressée à l’IWW, la IIIe Internationale tente de convaincre les leaders syndicalistes de rejoindre ses rangs. L’Internationale communiste défend notamment l’idée de l’État ouvrier, outil servant à donner le pouvoir aux travailleurs, et montre la nécessité de l’action politique pour les révolutionnaires. Mais l’IWW refuse.
Suite à la Première Guerre mondiale, la stratégie d’intervention des révolutionnaires dans les syndicats se bute à des politiques d’obstructions de la part des directions réformistes. Dans une volonté d’unité des forces révolutionnaires, la IIIe Internationale lance l’Internationale syndicale rouge (ISR) en 1921, sous la direction de Drizdo Losovsky. Son objectif est notamment de combattre le réformisme, non pas en détruisant les syndicats, mais en obtenant l’appui de leur base à une politique de renversement du capitalisme. L’ISR réussit à rallier parmi les meilleurs éléments syndicalistes révolutionnaires du prolétariat mondial (Alfred Rosmer, Andres Nin et Tom Mann).
La réaction ultragauchiste dans la IIIe Internationale
Les voies anti-révolutionnaires empruntées par les directions syndicales réformistes durant la période de la Première Guerre provoquent également une réaction dans les milieux ouvriers communistes. Certains veulent détruire les syndicats, créer de purs syndicats révolutionnaires ou encore remplacer les syndicats par des structures d’auto-organisation directe, comme les conseils ouvriers. Cette tendance ultragauchiste dans la IIIe Internationale, celle du «communisme de gauche», prend naissance aux Pays-Bas et en Allemagne, pays dans lequel la bureaucratie syndicale a piétiné les principes de la lutte de classe avec le plus de cynisme. Lénine pourfend leurs positions sur le syndicalisme, le parlementarisme et le Front uni dans sa brochure La maladie infantile du communisme («le gauchisme»). Cette tendance quitte l’Internationale communiste dès le début des années 1920. Elle fonde le courant «conseilliste», tel que théorisé par Anton Pannekoek en 1946 dans son livre Les conseils ouvriers.
Encore plus à gauche que les syndicalistes révolutionnaires, les conseillistes estiment que les syndicats, même ceux qui prétendent être révolutionnaires, finissent par devenir bureaucratiques et réformistes étant donné qu’ils sont intégrés dans le système capitaliste. Ils ne peuvent donc pas servir de base pour la transformation révolutionnaire de la société. Les conseillistes s’opposent aussi à l’idée du parti d’avant-garde qui guide la classe ouvrière vers la révolution. Ils croient en l’auto-émancipation des travailleurs et des travailleuses à travers des conseils ouvriers, sans intervention ou contrôle extérieur par des partis politiques centralisés.
Les conseils, les comités d’usine et les soviets ont effectivement un rôle politique déterminant à jouer durant les périodes révolutionnaires. Leur mise sur pied par la classe ouvrière devient nécessaire lorsqu’elle est massivement en lutte et se produit dans un contexte révolutionnaire. Hors d’un tel contexte, la classe ouvrière s’organise à grande échelle dans d’autres organes qu’elle contrôlent, comme les syndicats, les partis ouvriers ou les coopératives.
D’un certain point de vue, les idées pouvant être attribuées au «communisme de conseil», comme l’auto-organisation directe, ont une influence durant plusieurs grèves et moments révolutionnaires du début du 20e siècle. Toutefois, les groupes conseillistes ne sont jamais parvenus à assurer un leadership ou à avoir un quelconque impact dans un mouvement de masse depuis. Il s’agit essentiellement d’un courant intellectuel.
Pour la IIIe Internationale, qu’importe les crimes des directions syndicales ou l’orientation réactionnaire d’un syndicat, les révolutionnaires doivent rencontrer la classe ouvrière là où elle se trouve, même si elle est dans de tels syndicats. Les révolutionnaires ne peuvent pas tourner le dos aux masses ouvrières déjà organisées. Pour Losovsky, laisser le champ libre aux bureaucraties syndicales revient à dire qu’elles sont trop puissantes pour être battues. Mais c’est d’abord elles qu’il faudra renverser si l’on veut terrasser le capitalisme. Cela passe par la tentative d’influencer la tactique syndicale pour poser carrément les questions que la bureaucratie syndicale s’efforce d’escamoter. Le mot d’ordre de l’ISR est celui de conquête des masses et, par suite, des syndicats grâce à un travail de première ligne pour les revendications quotidiennes des masses ouvrières.
Le stalinisme et les syndicats
Quand le syndicat dépend du parti
Durant les années 1930, la contre-révolution stalinienne sonne le glas de l’approche révolutionnaire dans les syndicats de masse. Désormais sous direction stalinienne, l’ISR opère un virage à 180 degrés. Elle exige de ses membres leur sortie des syndicats de masse et la création de petits syndicats révolutionnaires «purs» qui épousent d’emblée un programme politique révolutionnaire. C’est la ligne ultragauchiste «Classe contre classe» qui considère les syndicats «non communistes» comme des ennemis. L’Internationale communiste stalinisée considère maintenant que les syndicats sont des organismes auxiliaires du parti, tels des courroies de transmission qui relient le parti à la classe. Cette subordination totale des organisations de masse au parti bloque les liens vivants et dynamiques qu’ils doivent entretenir. Les staliniens et staliniennes qui mènent cette approche sectaire s’aliènent de larges couches ouvrières. C’est un échec cuisant pour l’ISR qui disparaît vers 1937.
Léon Trotsky s’oppose aux tentatives de scissions devant mener à des «syndicats communistes purs». Il réaffirme la nécessité de travailler avec les masses là où elles se trouvent afin de les conquérir à l’approche révolutionnaire. Trotsky souligne que les syndicats ne peuvent avoir de programme révolutionnaire achevé considérant leurs tâches, leur composition et le caractère de leur recrutement. Ils ne peuvent donc pas remplacer le parti révolutionnaire, et vice-versa.
Les années 1930-40 voient l’essor du syndicalisme industriel. Il se développe en raison des conditions économiques de la Grande Dépression, de l’industrialisation croissante (notamment grâce aux industries de guerre) et des luttes sociales qui en découlent dans les secteurs stratégiques comme le charbon, les mines, l’acier et l’automobile.
Dans un revirement complet, cette fois opportuniste, la IIIe Internationale stalinisée appelle à réintégrer les syndicats de masse. C’est l’approche du Front populaire (1935-1939) et de la collaboration avec les réformistes et les libéraux. Les communistes staliniens ont un impact positif, notamment grâce aux réunifications syndicales et à leurs campagnes de syndicalisation massive. Le travail politique est toutefois abandonné au bénéfice d’une lutte visant à occuper les postes de direction syndicale contre les équipes jugées réformistes. C’est que les communistes inféodés à Moscou n’ont plus la tâche d’organiser la révolution dans leur propre pays. Le socialisme doit se construire d’abord et avant tout en Union soviétique. C’est le triomphe de la théorie du «socialisme dans un seul pays». L’influence des partis communistes sert désormais de rapport de force pour la politique étrangère de Moscou. En 1943, Staline dissout la IIIe Internationale en signe de concession aux puissances capitalistes.
L’intégration des syndicats au pouvoir d’État
Le développement massif du syndicalisme industriel change le rapport de force en faveur de la classe ouvrière. Pour les capitalistes et leur élites politiques, il s’agit alors moins de briser le syndicalisme que de le contrôler. Trotsky souligne le rapprochement et «l’intégration» de plus en plus forte des syndicats au pouvoir d’État. Par exemple, les relations de travail sont codifiées grâce aux lois du travail. En Amérique du Nord, la bourgeoisie, éprouvée par la crise des années 1930 et la montée des grèves de masse, souhaite réduire la violence des conflits de travail et regagner le vote ouvrier. Un système de relations de travail très complexe est institué aux États-Unis à partir des années 1930. Le Canada en adopte ses principaux éléments à partir des années 1940. La bourgeoisie reconnaît légalement les syndicats comme interlocuteurs, mais cadre leur marge de manœuvre légale.
Le système légal du droit du travail, bien que garantissant une plus grande résilience des organisations syndicales aux assauts du patronat, contribue grandement à institutionnaliser le mouvement syndical et à l’enfermer dans un rôle de régulateur social. Par exemple, les grèves politiques9 ou encore le financement direct de partis politiques par les syndicats est interdit au Québec. Le droit de grève est protégé par le code du travail, mais son exercice est lourdement encadré.
Le patronat se sert de plus en plus de l’État bourgeois pour défendre ses intérêts. Les bureaucraties syndicales réformistes adaptent leurs stratégies et coopèrent elles aussi davantage avec l’État. Mais cette coopération s’effectue aussi pour garantir la position privilégiée de l’aristocratie ouvrière dans le système capitaliste. Lors de la Deuxième Guerre mondiale, les bureaucraties syndicales réformistes, puis staliniennes, appuient l’envoi de travailleurs au front. Elles vont jusqu’à défendre des baisses de salaire et promouvoir l’interdiction de la grève durant cette période. Elles lient alors le bien-être de leur classe ouvrière à celui de leur classe capitaliste nationale.
Pour que les syndicats puissent jouer leur rôle économique et politique élémentaire, il est nécessaire de lutter pour une indépendance d’action des syndicats vis-à-vis de l’État, de ses institutions et de celles du patronat. Pour Trotsky, il s’agit d’une «lutte implacable contre toutes les tentatives de soumettre les syndicats à l’Etat bourgeois et de lier le prolétariat par “l’arbitrage obligatoire” et toutes les autres formes d’intervention policière, non seulement fascistes, mais aussi “démocratiques”10».
Démocratie syndicale et mouvements de masses
L’indépendance des syndicats de l’État bourgeois ne peut être maintenue qu’à travers la lutte pour la démocratie à l’intérieur même des syndicats. Les bureaucraties conservatrices ne confrontent pas l’État avec des appels à la désobéissance civile, à la grève illégale ou à la défiance d’injonctions de la Cour. En revanche, lorsque la situation l’exige, les syndiqué⋅es de la base n’hésitent pas à aller jusqu’au bout pour gagner. La classe ouvrière a besoin de s’organiser démocratiquement pour être combative. Les nécessités de la lutte peuvent pousser la base à déborder les structures syndicales trop restreintes ou les mots d’ordre étroits des bureaucraties.
Lors de périodes d’essor révolutionnaire exceptionnel, «les larges masses de la classe ouvrière sont entraînées dans la lutte, explique Trotsky. Ces masses créent spontanément des organismes distincts des syndicats: Comité de grève, Comités d’usines, Soviet». C’est la raison pour laquelle, en période révolutionnaire, les marxistes accordent un intérêt particulier aux organismes de lutte autonomes des masses. Ces derniers peuvent dépasser les limites de la lutte syndicale, vaincre l’opposition des bureaucraties syndicales et devenir des «états-majors» dans le combat révolutionnaire.
Les marxistes révolutionnaires ont l’exemple éclatant de la Révolution russe de 1917 pour démontrer cette approche. À plus petite échelle, les trotskystes du Socialist Workers Party (SWP) ont changé l’histoire des États-Unis en dirigeant avec succès la grève des Teamsters de Minneapolis, en 1934. Dans un contexte de défaites de la classe ouvrière et de faible taux de syndicalisation, les trotskystes ont organisé massivement les camionneurs et les employés d’entrepôt de la ville. Leurs grèves militantes ont galvanisé l’ensemble des travailleurs de Minneapolis et polarisé la ville en deux camps de classe opposés. Après une série de violents affrontements avec la police et des milices anti-syndicales, les grévistes ont obtenu une reconnaissance syndicale et de meilleures conditions de travail. Cette victoire, en plus des deux autres menées par des socialistes en 1934 (Toledo, San Francisco), a ouvert la voie à un soulèvement historique de la classe ouvrière les dix années suivantes. Cela a conduit, en 1937, à l’émergence du puissant Congress of Industrial Organizations (CIO) et au développement du syndicalisme industriel.
L’approche des Teamsters de Minneapolis de 1934 constitue un exemple de la manière dont un syndicat solide contrôlé par la base et muni d’une direction marxistes révolutionnaire peut obtenir le soutien des masses et gagner des victoires décisives. Mais les événements de 1934 sont loin d’être les seuls moments historiques où les idées marxistes révolutionnaires ont prouvé être les guides les plus efficaces pour que le mouvement ouvrier remporte des victoires.
En 1938, les marxistes révolutionnaires rompent définitivement avec la IIIe Internationale de Staline et fondent la IVe Internationale. Les «trotskystes», comme ils et elles sont surnommées, reprennent l’approche révolutionnaire d’intervention dans les syndicats.
L’approche trotskiste après la Deuxième Guerre mondiale
Suite à la Deuxième Guerre mondiale, le boom économique et la croissance des années 1950 et 1960 entraîne la création d’emplois et la hausse des effectifs syndicaux. La croissance s’effectue notamment dans des secteurs déjà syndiqués.
La période de prospérité capitaliste permet aux luttes syndicales de se développer. Les batailles des organisations ouvrières sous direction réformistes et staliniennes réussissent à obtenir de grandes concessions de la part du patronat et de son État, en échange de la «paix industrielle». C’est la période du «compromis fordiste». Ce compromis vise à créer un équilibre entre production, consommation et régulation des conflits sociaux à travers des relations «harmonieuses» entre les syndicats, les entreprises et l’État.
Avec la dissolution de la IIIe Internationale en 1943 et le fait que la IIe Internationale organise ces forces selon des intérêts libéraux, le mouvement ouvrier et socialiste n’est plus structuré massivement en Internationale. Mais le contexte des Trente glorieuses (les années 1945-1975) permet aux marxistes révolutionnaires, bien que marginaux, d’affirmer la supériorité de leur approche face à celle de la collaboration de classe.
Les trotskystes mènent alors de grandes grèves ainsi que des mouvements de masse partout dans le monde. En France, les trotskystes dirigent notamment les grèves victorieuses des métallos de Renault (1947), des mineurs de La Roya (1948), des conducteurs de tramways de Saint-Brieuc (1950) et des postiers (1953).
Au Sri Lanka, le Lanka Sama Samaja Party (LSSP) joue un rôle clé dans la lutte pour l’indépendance du pays (1948), puis dans la grève victorieuse de l’enseignement (1953). Cela lui permet de devenir l’un des plus grands partis trotskiste du monde, avec plusieurs milliers de membres.
La Bolivie est un autre pays où le trotskysme exerce une influence politique significative. Les leaders du Partido Obrero Revolucionario (POR) jouent un rôle central dans la formation et la direction de la Central Obrera Boliviana (1952) ainsi que dans les syndicats de mineurs. Durant la révolution bolivienne de 1952, les mineurs jouent un rôle crucial dans la nationalisation des mines d’étain, la principale ressource du pays, et dans la création de milices ouvrières. Durant le régime militaire de Hugo Banzer, le POR et les mineurs organisent une grève générale brutalement réprimée en 1971. Cette dernière permet néanmoins aux mouvements syndicaux et populaires de renaître dans les années 1980.
Au Québec, les trotskystes dirigent la grève illégale des travailleurs et travailleuses du transport de Montréal en 1974. Le syndicat exige l’indexation des salaires au coût de la vie en cette période d’inflation. La résistance des syndiqué∙es face aux suspensions, aux amendes et aux injonctions inspire de nombreux autres syndicats à lutter pour gagner. La combativité des syndiqué∙es et la mobilisation organisée autour de leur combat font reculer le pouvoir judiciaire et le gouvernement provincial. Cette victoire a un impact puissant dans l’ensemble du mouvement ouvrier québécois. Le gouvernement péquiste en est conscient et tente de briser le syndicat durant un bras de fer légal qui dure une décennie. Il est ponctué de peines de prison, de congédiements, de mise en tutelle du syndicat et d’amendes salées, mais aussi de grèves unitaires victorieuses, d’un vaste mouvement d’appui et d’une défiance de la loi spéciale de 1982.
L’approche mao-stalinienne
Durant les années 1960, la croissance économique des années d’après-guerre commence à ralentir. L’inflation et la hausse du prix du carburant exacerbent les inégalités sociales. L’automatisation et les avancées technologiques transforment le marché du travail et entraînent la perte d’emplois stables et bien rémunérés. Afin de rediriger l’argent public vers le privé, les partis politiques capitalistes instaurent des politiques d’austérité et réduisent les protections sociales.
Ces facteurs combinés produisent une résurgence de la lutte des classes vers la moitié des années 1960. Elle s’exprime notamment par la hausse des effectifs syndicaux et le renforcement des partis à base ouvrière (socialiste, social-démocrate, travailliste). Dans les sociétés occidentales, ces partis accèdent au pouvoir, deviennent de véritables institutions et contribuent à reconstruire leur pays. La production et la consommation de masse sont soutenues par leurs politiques économiques interventionnistes. Ces partis ouvriers ont un rôle gouvernemental d’intermédiaire social, c’est-à-dire de médiation entre les intérêts des classes, plutôt qu’un rôle de «gouvernement ouvrier» révolutionnaire. Malgré ce caractère réformiste, ces partis sont considérés comme «ouvriers». Pour Trotsky, la nature sociale d’une organisation ouvrière relève ultimement de son rôle dans la répartition des ressources du produit national entre les classes11.
À partir des années 1970, les États dérèglementent le monde de la finance afin de permettre aux multinationales d’atteindre de nouveaux marchés. On assiste à une intensification des flux de capitaux internationaux et à la croissance des investissements directs à l’étranger. Avec les crises économiques et pétrolières, ainsi qu’avec la récession du début des années 1980, le compromis fordiste s’effrite davantage.
Durant les années 1970, le Québec est secoué par les plus puissantes grèves et actions ouvrières de son histoire. À travers les luttes contre l’oppression nationale et l’exploitation capitaliste, toute une couche de travailleurs et de travailleuses prend conscience de son identité de classe. Les méthodes militantes radicales prouvent dans la pratique être les plus efficaces pour faire des gains. Toutefois, sans parti ouvrier pour sécuriser ces victoires, elles demeureront partielles et constamment sous attaque.
C’est durant cette période d’instabilité sociale et d’absence de parti ouvrier qu’apparaissent au Québec de nombreux groupuscules «marxistes-léninistes» se réclamant de la «pensée Mao Tsé-toung», tel EN LUTTE! (1972-82) et le Parti communiste ouvrier (1975-83). Ces groupes maoïstes sont authentiquement staliniens, autant dans leur méthodes d’organisation que dans leurs positions politiques. Ils adhèrent notamment à la «théorie des trois mondes», une théorie qui n’aborde plus la politique globale en termes de classes, mais bien de pays. Elle prône une alliance entre les pays du tiers-monde et du «second monde» (tels la France, l’Allemagne ou le Canada), toutes classes confondues, contre les deux superpuissances que sont les États-Unis et l’URSS.
Les groupes mao-staliniens défendent un «syndicalisme de lutte de classe». Leur approche idéaliste de la lutte s’avère être tantôt maximaliste (éterniser les conflits de manière à démontrer l’incapacité du système capitaliste à répondre aux revendications ouvrières), tantôt minimalistes (réaliser un travail syndical apolitique strictement limité au milieu de travail). Leur tâche principale consiste à recruter des membres par la «lutte idéologique» (l’agitation et la propagande), ce qui est un succès dans une conjoncture québécoise où n’existe aucun parti ouvrier. Les maoïstes propagent leurs idées de manière soutenue aux portes des usines, lors des piquets de grèves et des manifestations, principalement en distribuant leurs journaux.
Ces organisations considèrent les syndicats comme des courroies de transmission du parti. Les maoïstes passent d’abord par une phase de travail de substitution aux organisations syndicales (création de comités parallèles) et de dénonciation des appareils syndicaux. Face à l’échec de cette tactique, leur stratégie principale consiste désormais à noyauter des dizaines de postes élus dans les syndicats locaux comme tremplin vers les instances supérieures, toujours pour y réaliser leur propagande idéaliste.
À la fin des années 1970, les maoïstes regroupent des milliers de membres, dont des centaines dans les syndicats. Les groupes mao-staliniens réussissent à s’implanter et à donner une grande visibilité à leurs idées dans le mouvement syndical. Les maoïstes sont alors reconnus comme des militants et des militantes infatigables.
Les maoïstes participent de manière concrète et dynamique aux luttes syndicales. Comme syndicalistes de gauche, les maoïstes dirigent des grèves locales (légales ou non), des occupations et des campagnes de sensibilisation qui s’avèrent parfois victorieuses. Certains gains locaux seront même inédits, comme la clause de refus d’exécution d’un travail jugé dangereux. Toutefois, les maoïstes s’aliènent de larges pans du mouvement ouvrier, de la base à la direction, avec leur tactiques tantôt sectaires, tantôt opportunistes. Ces groupes ne parviennent pas à orienter la marche générale des organisations syndicales ni à obtenir des victoires significatives pour la classe ouvrière.
Sur le plan politique, les maoïstes s’opposent farouchement à la création d’un parti ouvrier large. Ces groupes luttent côte-à-côte avec les bureaucraties syndicales conservatrices et les nationalistes péquistes contre ce projet. Chaque groupe mao-stalinien prétend être le seul authentique parti de la classe ouvrière. Il ne suffit pour eux que de recruter dans leurs propres rangs pour bâtir le parti du prolétariat.
À peine dix ans après leur création, les principaux groupes maoïstes du Québec se dissolvent sous le poids de leurs propres contradictions (absence de démocratie, emprise du féminisme) et de la conjoncture (crise économique et reflux de la lutte nationale).
La pertinence sociale d’un parti révolutionnaire ne relève pas uniquement de ses proclamations radicales ou de son programme théorique. Il doit avoir un rôle effectif dans la constitution et l’expression d’un mouvement de classe ouvrier distinct et être son instrument et lieu de débats. Un parti révolutionnaire doit être le cadre réel d’unification de la classe.
Le «syndicalisme de combat»
En 1977, le québécois Jean-Marc Piotte publie un recueil intitulé Le syndicalisme de combat, notamment inspiré par les idées de Mao et de Gramsci. Il a une influence parmi les syndicalistes radicaux de l’époque. Piotte y classe les syndicats en trois catégories fixes: syndicats de boutique, syndicats d’affaires et syndicats de combat12. Seuls certains syndicats CSN de l’enseignement et de la fonction publique se qualifient au syndicalisme de combat, alors que les syndicats ouvriers de la FTQ sont disqualifiés. Comme la théorie maoïste des trois mondes, cette démarche métaphysique envisage les syndicats dans leur fixité, à l’opposé de la méthode dialectique qui les conçoit dans leur mouvement et leur changement.
Piotte reprend à son compte la conception gauchiste des groupes mao-staliniens selon laquelle les syndicats ont pour fonction «d’intégrer les travailleurs à l’ordre établi». Dans son ouvrage sur la pensée politique de Jean-Marc Piotte, le trotskyste Louis Gill souligne que les syndicats sont des organisations de classe sans cesse traversées par des tendances en lutte. Parfois, il tombent sous la domination de direction pro-patronale qui prône la conciliation, le partenariat et règnent par l’absence de démocratie. C’est pourquoi la lutte des travailleurs et des travailleuses pour la conquête du contrôle démocratique de leur syndicat est essentielle pour affirmer leur vraie fonction d’organisme de défense de la classe ouvrière.
En plus de méconnaître l’histoire des luttes ouvrières du 20e siècle, l’approche de Piotte place «l’idéologie» d’un syndicat comme sa caractéristique principale. Selon Gill:
l’adhésion préalable à une idéologie anticapitaliste, acquise par exemple par une formation théorique venue de l’extérieur de la lutte (démarche idéaliste parce qu’elle confère la primauté à l’idée), ne constitue d’aucune manière un critère de catégorisation d’une action syndicale comme relevant d’un syndicalisme «de combat». C’est la lutte elle-même (démarche matérialiste parce qu’elle confère la primauté à l’expérience concrète) qui amènera les travailleurs à prendre conscience des limites de l’action syndicale, de la nécessité de l’action politique et de la construction d’un parti indépendant, contrôlé par eux et voué à la défense de leurs intérêts, pour aller au-delà du capitalisme13.
Pour les marxistes révolutionnaires, la marche de la classe ouvrière vers son émancipation procède de l’expérience concrète. La conscience de la classe ouvrière se forme à travers l’assimilation des enseignements de la lutte des classes. Le rôle des marxistes révolutionnaires est d’aider ce processus. Pour Gill, «l’émancipation de la classe ouvrière n’est pas le résultat d’un combat entre idéologies, elle est un mouvement pratique qui a pour fondement sa situation matérielle et la lutte concrète pour l’améliorer14.»
Au début des années 1980, sous l’Angleterre de Margaret Thatcher, les trotskystes de la tendance Militant dans le Labor Party montrent la voie à suivre dans la lutte contre l’austérité néolibérale. En 1983, six membres Labor Militant sont élus au conseil municipal de Liverpool sur lequel les travaillistes ont la majorité. Ces membres jouent un rôle important dans la grève victorieuse des transports de la ville en organisant une résistance contre les coupes budgétaires. Le rapport de force du conseil municipal repose sur l’organisation militante de comités intersyndicaux et d’assemblées des groupes populaires de la ville, qui participent à mettre sur pied les grèves générales des employé∙es du secteur public. Grâce à ce rapport de force, le conseil municipal réussit à geler les loyers pendant cinq ans, faire construire et rénover des milliers d’habitations, des garderies, des parcs, des centres sportifs et des écoles en plus de créer des milliers d’emplois. Liverpool devient un bastion de la résistance contre les politiques de Thatcher. Militant organise ensuite la résistance à la Poll tax à la fin des années 1980, la bataille décisive qui entraînera la chute de Thatcher.
Le «partenariat social»
Le syndicalisme à l’époque du néolibéralisme
À partir des années 1980, la globalisation s’accélère avec l’adoption de politiques économiques néolibérales dans de nombreux pays. Les accords de libre-échange et la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1995 permettent une libéralisation accrue du commerce international et des investissements. Avec la chute du bloc soviétique, l’ouverture des marchés des ex républiques socialistes et de la Chine libéralisée intègrent des milliards de personnes dans l’économie mondiale capitaliste.
Dans les pays capitalistes développés, la mondialisation économique permet aux entreprises de réduire leurs coûts de production en délocalisant ou en adoptant des modes de production plus flexibles. La composition de la classe ouvrière internationale change en termes géographiques et en termes de genre. L’emploi précaire féminin devient crucial pour les exportations des zones de l’Asie du Sud Est. Les femmes sont aussi de plus en plus présentes sur le marché du travail des pays capitalistes développés. Elles deviennent majoritaires dans les emplois précaires et moins bien payés.
Les gouvernements néo-conservateurs des pays occidentaux passent à l’offensive en brisant des grèves, en promulguant des lois anti-syndicales et en appliquant des mesures de répression intenses. En réaction, de nombreux partis traditionnels de la classe ouvrière sont réélus à la tête des gouvernements. Ces partis, pour la plupart issus de la IIe Internationale, sont désormais dans un processus d’extinction accéléré de leur caractère ouvrier. Ils ne sont plus le lieu et le mécanisme de formation de l’identité de classe du salariat et des secteurs dépossédés. Les positions, le poids et la place que ces partis ont acquis dans les sociétés libérales ont paradoxalement renforcé ce processus.
Contre les intérêts de leur propre base et de la classe ouvrière en général, les directions de ces partis s’adaptent aux exigences du capitalisme. Elles expulsent leurs ailes marxistes et changent leurs programmes pour refléter la «3e voie» anglaise ou le «nouveau centre» allemand, c’est-à-dire un compromis entre le libéralisme et l’économie planifiée. Lors de leur passage aux commandes des gouvernements, ces partis se substituent aux partis libéraux. Ils adoptent des politiques de déréglementation, de privatisation et de démantèlement du secteur public qui raffermit le pouvoir des entreprises privées sur l’État. Les mouvements de masse de la seconde moitié des années 1980 n’entraînent pas de relance des partis ouvriers traditionnels, et s’organisent souvent contre les gouvernements que forment ces mêmes partis.
Une période de reflux des luttes économiques, de recul idéologique majeur et d’affaiblissement des organisations de la classe ouvrière bat son plein. Face au chômage, les syndicats luttent désormais pour l’emploi dans le cadre du «partenariat social», c’est-à-dire de la concertation entre les acteurs sociaux. Il s’agit de «concilier» les intérêts des syndicats, du patronat et parfois du gouvernement, pour en arriver à un «compromis», toujours en faveur du libre marché.
Dans les années 1990, la délocalisation des entreprises entraîne une baisse des effectifs syndicaux, notamment parce que les secteurs en chute libre, le manufacturier et l’industrie lourde, sont parmi les plus syndiqués. Cette période est caractérisée par la faible contre-attaque du mouvement ouvrier, sauf dans des endroits où le syndicalisme se consolide, comme en Corée du Sud. Des batailles syndicales et sociales se développent toutefois contre les traités de libre-échange, mais échouent.
Plutôt que d’opter pour les méthodes militantes ayant fait leur preuve durant les décennies précédentes, certaines directions syndicales se résignent à faire pression sur les partis traditionnels et les institutions mondiales comme l’Organisation internationale du Travail dans l’espoir de les voir légiférer en leur faveur. D’autres rompent leurs liens avec les partis ouvriers devenus pleinement bourgeois.
La syndicalisation des nouvelles et des nouveaux travailleurs des pays «moins développés» n’est pas une priorité pour les grandes organisations syndicales occidentales. Pourtant, la pratique d’un syndicalisme global n’a jamais été aussi pertinente pour améliorer le rapport de force de la classe ouvrière. En effet, la mondialisation crée les conditions pour organiser globalement le secteur des services concentré dans les grandes villes (par exemple l’entretien, la sécurité, les aéroports ou les hôtels).
Les bureaucraties syndicales, de plus en plus déconnectées de leur base, se résignent aux logiques du néolibéralisme et intègrent même l’activité spéculative du marché boursier. Elles adoptent les pires stratégies de collaboration de classe, par exemple la participation à la politique gouvernementale du «déficit zéro» au Québec ou la mise sur pied de fonds d’investissements.
La faiblesse des luttes ouvrières de masse entraîne une chute de la conscience qu’ont les travailleuses et les travailleurs d’appartenir à une classe sociale à part entière. La bourgeoisie et les forces réformistes assimilent leurs propres intérêts à ceux de la classe ouvrière grâce à des alliances identitaires (religieuses, nationales ou ethniques, par exemple). Ces stratégies divisives ont l’avantage d’exclure certains groupes sociaux pour en faire les bouc-émissaires des problèmes causés par le capitalisme. L’extrême-droite fait des gains dans les milieux ouvriers, notamment grâce à des discours racistes qui associent chômage, violence et insécurité à immigration.
Mouvements sociaux et nouvelles formations de gauche
Trente ans après le début des politiques néolibérales, le Capital continue de se concentrer entre les mains de multinationales toujours moins nombreuses. Dans les pays développés, la création d’emplois précaires et atypiques (travail à temps partiel, temporaire ou autonome) est l’un des moyens principaux pour y arriver. Le recours au travail temporaire de personnes migrantes, qui ne disposent pas des mêmes droits que les personnes citoyennes, est aussi en développement. Dans les pays en développement, le secteur du travail informel15 connaît une énorme expansion.
La flexibilité imposée aux milieux de travail par le patronat et ses gouvernements affecte à la baisse la rémunération et l’accès aux protections sociales. La main-d’œuvre est de plus en plus diversifiée, mobile et elle est employée sur des marchés du travail toujours plus segmentés. Les syndicats nourrissent peu d’intérêt à organiser cette périphérie du marché du travail, malgré la chute continue des taux de syndicalisation.
Les années 2000 voient le développement de nombreux mouvements sociaux importants (par exemple anti-guerre, étudiants, femmes). Si les mouvements sociaux ont un rôle positif à jouer dans la recomposition des mouvements revendicatifs de masse, ils ne peuvent cependant pas se substituer au mouvement syndical. Le rapport social déterminant dans la société capitaliste demeure celui de l’activité de travail, dont la principale composante est le salariat. Or, de nombreuses directions syndicales adhérent à la vision revendicative des mouvements sociaux pour mieux leur sous-traiter leur propres luttes sociales et politiques.
Face au vide représentatif laissé par les politiques néolibérales des partis ouvriers traditionnels, des couches d’activistes et d’universitaires issues des mouvements sociaux mettent sur pied de nouvelles formations larges de gauche (Rifoudazione Communista en Italie, DIE LINKE en Allemagne, SYRIZA en Grèce, PODEMOS en Espagne ou Québec solidaire au Québec). Parfois, des couches de syndicalistes de gauche jouent un rôle dans cette nouvelle configuration des luttes anti-capitalistes, notamment dans la restructuration de partis déjà existants comme le Parti des travailleurs au Brésil ou le Parti du travail de Belgique.
Ces partis de gauche rompent ouvertement avec le discours et l’approche de classe des partis qui tirent leurs racines dans la IIe ou la IIIe Internationale. Les nouvelles formations de gauche s’affichent parfois comme anticapitalistes, mais rarement comme socialistes. Elles sont parcourues par différentes tendances animées essentiellement par des éléments petits-bourgeois. Ces derniers finissent par se hisser à tête de ces formations et à orienter leur programme politique. En conséquence, et de manière générale, la participation des formations de gauche aux luttes ouvrières est très limitée, tout comme leur implantation dans la classe ouvrière.
De son côté, le mouvement syndical demeure l’allié des partis ouvriers traditionnels embourgeoisés. Ces partis cherchent de plus en plus à élargir leurs bases électorales ainsi qu’à obtenir du financement du milieu des affaires. Cela les amène à courtiser les classes intermédiaires et bourgeoises avec des politiques anti-ouvrières en faveur des entreprises privées.
Durant les années 2010, le phénomène des nouvelles formations de gauche s’observe aussi avec la montée en popularité des organisations autour de Bernie Sanders aux États-Unis (dans le Parti démocrate), de Jeremy Corbyn en Angleterre (dans le Parti travailliste) et de Jean-Luc Mélenchon en France (avec la France Insoumise).
Suite à la crise financière de 2007-08, les gouvernements mettent en œuvre des programmes de relance économique et de sauvetage d’établissements financiers et de grandes entreprises. Cette situation engendre un endettement public accru, alors que les recettes publiques sont déjà diminuées par les politiques de réduction d’impôts des plus riches et des entreprises. Les banques sauvées, souvent «trop grosses pour faillir» (too big to fail) demeurent entre les mains du privé. En définitive, les inégalités économiques augmentent partout et atteignent de nouveaux sommets.
Durant les années 2010, les gouvernements adoptent des plans d’austérité draconiens pour «rassurer les marchés». Les services publics sont sévèrement attaqués. Le chômage est en hausse et le pouvoir d’achat de la classe ouvrière est en baisse. De grands mouvements de protestations émergent contre la vie chère et les privilèges du «1%», dont Occupy et ceux du Printemps arabe.
Les formations de gauche bénéficient d’un appui électoral suffisant pour être catapultés dans l’opposition officielle, voire même au pouvoir. Bien qu’elle demeure embryonnaire dans la société, la conscience de classe se développe chez des millions de personnes. Mise à l’épreuve, les formations de gauche échouent à offrir un programme politique adéquat, un cadre d’organisation des luttes ouvrières ainsi que des liens organiques avec de larges pans de la classe ouvrière. Leur approche de compromission avec la classe dirigeante relève davantage d’un populisme de gauche ou d’un radicalisme libéral que d’une politique de classe. L’intervention des marxistes révolutionnaires dans ces formations et le développement d’ailes ouvrières en leur sein sont insuffisantes pour que ces partis dépassent leurs contradictions et se transforment en véritable parti de masse des travailleurs et des travailleuses doté d’un programme socialiste.
Le regain des luttes des années 2020
Au début des années 2020, les tentatives pour relancer l’économie mondiale en relative stagnation plongent le capitalisme dans une série de crises: pandémique, climatique, économique, politique, sociale et militaire. La crise des chaînes d’approvisionnement durant la pandémie, puis l’accentuation des conflits inter-impérialistes entraînent une forte inflation et une perte du pouvoir d’achat. Pour les capitalistes, la globalisation est de moins en moins une manière sûre de garantir les taux de profits. L’économie mondiale entre dans une logique inverse à celle de la mondialisation. Une nouvelle période de protectionnisme s’exprime par le retour des tarifs douaniers et les investissements étatiques gigantesques dans des projets privés locaux. Ce nationalisme économique donne lieu à une tendance à la «ré-localisation» (reshoring) de la production manufacturière dans le pays d’origine.
En conséquence, des millions de personnes à travers le monde, en particulier des femmes, sont plongées dans la lutte contre l’inflation et la dégradation de leur qualité de vie. Plusieurs soulèvements populaires font tomber des gouvernements autoritaires en Afrique (Soudan) et d’autres en Asie (Sri Lanka, Myanmar, Bangladesh) qui sont derrière la spoliation impérialiste de leur propre pays.
Le nombre de grèves est en hausse dans de nombreux pays de l’Ouest, malgré le rôle de frein que jouent, la plupart du temps, les directions syndicales. Dans le secteur privé, les travailleurs et les travailleuses en grève réussissent généralement à obtenir des améliorations importantes de leurs conditions de travail, comparés aux décennies précédentes. Dans certaines grèves importantes, la base syndicale se met en action contre l’avis des directions conservatrices. Dans de grands syndicats, les directions conservatrices sont remplacées par des équipes plus militantes.
En Amérique du Nord, une nouvelle génération de personnes se tourne vers le syndicalisme comme forme de militantisme étant donné qu’aucun retour à la prospérité économique n’est en vue pour la classe travailleuse. Des initiatives parfois spontanées, parfois organisées par les syndicats, visent à syndiquer des secteurs d’emploi précaires où les jeunes sont souvent en prédominance (cafés, jeux vidéos, logistique). Dans le secteur public, par contre, l’État employeur a recours à des mesures de répression de plus en plus autoritaires pour briser les grèves et maintenir l’austérité.
La détermination des syndicats à obtenir des gains dépend de la dynamique entre leur leadership et leur base. La résurgence d’un syndicalisme plus combatif, en particulier aux États-Unis, découle de la pression exercée par les syndiqué⋅es radicalisé⋅es par les changements drastiques dans leur qualité de vie. Il existe désormais toute une couche de syndicalistes de gauche qui offre un discours de lutte de classe et propose d’opter pour des tactiques d’action directe comme la grève. Cela est définitivement un pas dans la bonne direction.
L’accroissement constant des inégalités pousse de larges couches de la population à chercher des solutions politiques alternatives aux partis traditionnels, à gauche comme à droite. Cette polarisation politique engendre l’effritement des partis traditionnels, autant en termes de base sociale que d’appui électoral. La perte de confiance des travailleurs et des travailleuses envers les partis réformistes et «modérés» s’exprime notamment par des taux d’abstention électorale élevés. Il s’exprime aussi par un vote ouvrier fort pour les partis de droite et d’extrême droite. Cette période d’instabilité politique voit parfois les partis traditionnels regagner des voix et des élections. Mais ce soutien électoral découle davantage d’une tactique de «vote stratégique» consistant à voter pour une candidature jugée moins prompte à imposer un agenda d’attaques sur la classe ouvrière que d’une confiance envers ces partis pour organiser des mouvements de lutte. Les partis traditionnels sont remplacés par de nouvelles formations populistes de droite, et parfois de gauche (surtout en Amérique latine), qui prennent le pouvoir rapidement.
Les classes capitalistes changent leur allégeance politique pour appuyer ces nouveaux partis afin de garantir leurs profits durant ces temps incertains. Les nouveaux partis de droite développent un discours qui allie insécurité et immigration. Ce discours de bouc-émissaire résonne parmi les classes travailleuses et populaires qui voient leurs conditions de vie dégringoler. Le fait que les grands syndicats maintiennent coûte que coûte leur alliance avec les partis modérés capitalistes amène également de l’eau au moulin de l’extrême droite.
L’approche révolutionnaire aujourd’hui
Pourquoi réinventer la roue?
La majorité des syndicalistes de gauche d’aujourd’hui tentent de reconstruire un mouvement syndical combatif à l’aide des «bons modèles» d’organisation et des «meilleures pratiques». Or, le syndicalisme a ses limites, même s’il est «combatif», «renouvelé» ou qu’il prône la «transformation sociale» ou même la «lutte des classes». Par exemple, même si les syndicats se radicalisent et adoptent une approche de lutte de classes, cela ne sera pas suffisant pour faire une percée majeure dans les taux de syndicalisation. Le seul facteur qui permettrait une telle percée serait la résurgence du mouvement révolutionnaire.
De manière similaire aux années 1930, l’émergence d’une approche révolutionnaire viendrait lier les luttes syndicales aux autres luttes en cours dans la société. Lorsque les syndicats reprennent les revendications spécifiques des mouvements sociaux en lutte, et que les mouvements sociaux de masse participent aux batailles syndicales, la classe ouvrière est en mesure d’arracher de sérieuses réformes aux capitalistes. Mais attention, ces réformes sont concédées par les capitalistes pour calmer les mouvements de masse et les démobiliser avant qu’ils ne s’attaquent à la racine du problème, c’est-à-dire au pouvoir politique des capitalistes.
Une approche révolutionnaire marxiste est nécessaire pour dépasser l’attitude strictement «économiste» des directions syndicales actuelles. Par exemple, la direction du Front commun 2023-24 a mené toute sa campagne pour de meilleures conditions de travail dans le secteur public, sans jamais faire de liens avec la nécessité, pour y arriver, de se débarrasser du gouvernement Legault. Une direction syndicale qui défend la classe ouvrière dans son entièreté aurait saisi l’opportunité d’argumenter pour la construction d’une force politique autonome de la classe ouvrière, seule capable de gérer les services publics dans son propre intérêt. Une organisation ouvrière de masse comme le Front commun détenait la puissance qui lui aurait permis de faire tomber le gouvernement. Ce qui fait défaut au mouvement ouvrier, ce n’est pas ses moyens ou son potentiel, mais bien le niveau de conscience politique requit pour réaliser la tâche historique devant lui.
Le mouvement syndical est enfermé dans une approche réformiste qui tente d’obtenir «la meilleure entente» au moindre coût, tout en remettant à la «prochaine négo» l’affrontement direct avec l’État. Le mouvement syndical a désespérément besoin de membres formé⋅es par les luttes d’actions directes, qui partagent une vision politique révolutionnaire ainsi que d’une direction en mesure de guider ces luttes jusqu’au bout. La base syndicale commence à réapprendre les leçons de la lutte des classes en affrontant le patronat de plus en plus souvent et avec plus d’intensité. Davantage de gens arrivent à des conclusions anticapitalistes. Mais assiste-t-on a des bons dans la conscience de classe? Et dans quel secteur les luttes risquent-t-elles d’exploser? Voilà des questions centrales pour les marxistes révolutionnaires.
Le rôle des marxistes: la double tâche
Le concept de la «double tâche» a été développé au milieu des années 1990 par la section britannique du Comité pour une international ouvrière (CIO), durant la période de recul idéologique et d’affaiblissement des organisations ouvrières. Cette situation faisait suite à l’effondrement du stalinisme ainsi qu’à l’abandon par la social-démocratie de la défense des intérêts des travailleuses et des travailleurs. Les organisations ouvrières devaient dès lors être reconstruites. La double tâche postule que le travail des révolutionnaires n’est pas simplement de construire leur propre organisation, mais aussi d’aider l’ensemble de la classe ouvrière à reconstruire sa propre force politique et économique.
La double tâche correspond aux deux formes de conscience politique:
- Élever la conscience de classe chez la classe ouvrière, en particulier à travers l’intervention dans ses luttes et ses organisations (la conscience économique);
- Construire un noyau solide de cadres marxistes, c’est-à-dire l’ISA (la conscience révolutionnaire).
L’expérience de la lutte de masse est cruciale pour développer une conscience économique, c’est-à-dire une conscience du rôle économique joué par la classe ouvrière dans l’économie capitaliste. Quant à lui, l’apport d’un parti révolutionnaire dans les luttes est irremplaçable pour développer la conscience révolutionnaire, c’est-à-dire la conscience du rôle politique joué par la classe ouvrière dans le système capitaliste.
La dynamique de la double tâche peut être représentée par trois rouages de tailles différentes. Le parti révolutionnaire est un petit rouage qui fait tourner le moyen rouage des couches de travailleuses, de travailleurs et de jeunes qui luttent activement. À son tour, ce moyen rouage a pour rôle de faire tourner le plus grand des trois rouages, celui de la classe ouvrière et des masses opprimées, en les précipitant dans l’action. Les bolcheviks disposaient des soviets comme moyen rouage. Les révolutionnaires marxistes, pendant la seconde moitié du 20e siècle, disposaient du moyen rouage des partis ouvriers réformistes de masse et des syndicats profondément enracinés dans la classe ouvrière.
Pour les membres d’AS, les deux dimensions de la double tâche ne sont pas séparées ou exclusives. Elles doivent se compléter et se renforcer mutuellement. Par exemple, se former chez AS permet d’intervenir adéquatement pour politiser une lutte, ce qui permet de renforcer son organisation. Inversement, une intervention idéale dans une organisation ou une lutte large permet de recruter dans AS les personnes qui ont atteint une conscience révolutionnaire, y ajoutant ainsi de nouvelles connaissances et expériences. Une mauvaise application de la double tâche peut mener à un débalancement de notre travail. Ce type d’erreur arrive lorsque nos perspectives sont incorrectes, que l’on surestime la portée d’une lutte ou, à l’inverse, ses limitations.
Toutefois, la double tâche n’est pas symétrique. Dans un contexte où le recrutement est difficile et nécessite une attention constante, la construction de notre organisation révolutionnaire prime sur la construction des luttes et des organisations ouvrières larges. L’élément subjectif le plus important pour guider la classe ouvrière vers sa libération est l’organisation de son avant-garde dans un parti révolutionnaire. L’atteinte d’une conscience de classe économique massive n’est pas suffisante pour entraîner spontanément la création d’une organisation révolutionnaire centralisée et démocratique. Seules des organisations marxistes comme l’ISA et AS peuvent apporter cette contribution à la lutte des classes.
1. Karl Marx et Friedrich Engels, Le syndicalisme, tome 1, Maspero, Paris, 1972, p.31
2. Résolution de l’Association internationale des travailleurs sur les syndicats, 1866, dans Karl Marx, Le syndicalisme, tome 1, Maspero, Paris, 1972, p.69-70
3. Karl Marx et Friedrich Engels, Le manifeste du Parti communiste, dans Oeuvres choisies, Éditions du Progrès, Moscou, 1978, p.42
4. Statuts provisoires de l’Association internationale des travailleurs, dans Karl Marx, Le parti de classe, Tome II Activités, organisation, Maspero, Paris, 1973, p.93
5. Karl Marx et Friedrich Engels, Le manifeste du Parti communiste, dans Oeuvres choisies, Éditions du Progrès, Moscou, 1978, p.41
6. Lénine, Que faire?, dans Oeuvres complètes Tome 5, Éditions du Progrès, Moscou, 1976, p.421
7. Lénine, Que faire?, dans Oeuvres complètes Tome 5, Éditions du Progrès, Moscou, 1976, p.425
8. Antonio Gramsci, écrit de 1925, cité par G. Bonomi dans Partito e rivoluzione en Gramsci, p.142
9. Grèves dont l’objet n’est pas d’établir un rapport de force face à un employeur concernant des revendications professionnelles, mais bien d’affirmer une position politique.
10. Léon Trotsky, Programme de transition. L’agonie du capitalisme et les tâches de la IVe Internationale, M Éditeur, Saint-Joseph-du-Lac, 2016, p.55-56
11. Léon Trotsky, 1972, Défense du marxisme. U.R.S.S., marxisme et bureaucratie, Paris, EDI, p.92-93
12. Le «syndicalisme de boutique» est ultimement contrôlé par les patrons. Il vise à empêcher la pénétration de syndicats militants et démocratiques. Ces syndicats n’emploient aucun moyen de pression et leurs membres n’ont pas de contrôle sur leur syndicat. Le syndicalisme d’affaires (voir plus haut) prône la bonne entente entre le Capital et le Travail grâce à la signature de conventions corporatistes. En dernier recours, ces syndicats peuvent faire la grève, mais manquent de démocratie interne. Le «syndicalisme de combat» s’oppose au capitalisme. Ces syndicats cherchent à obtenir les meilleures conditions de travail possible en ayant recours à tous les moyens de pression nécessaires. Ils sont contrôlés par leur base et travaillent à mettre sur pied un parti ouvrier.
13. Louis Gill, Autopsie d’un mythe. Réflexions sur la pensée politique de Jean-Marc Piotte, M Éditeur, 2015, p.40
14. Louis Gill, Autopsie d’un mythe. Réflexions sur la pensée politique de Jean-Marc Piotte, M Éditeur, 2015, p.42-43
15. Le travail informel est réalisé sans que l’activité fasse l’objet d’un regard ou d’une régulation de l’État.