Protestataires à l'Université de Haïfa

Les camps et les appels au boycott contre l’assaut génocidaire à Gaza

Les camps et les appels au boycott contre l’assaut génocidaire à Gaza ont suscité une vague d’indignation mondiale. Des étudiants et des étudiantes se sont rassemblé⋅es pour protester, ce qui a inspiré des actions dans plusieurs pays, notamment aux États-Unis et en Europe.

En avril, avant le début de l’invasion meurtrière de Rafah, le mouvement international de solidarité avec les Palestiniens et les Palestiniennes de Gaza et d’ailleurs s’est intensifié et a pris de l’ampleur. Des étudiants et des étudiantes de l’Université Columbia à New York ont ​​installé le premier campement, dans le ventre de la bête de l’impérialisme américain. Cela a inspiré une vague d’actions de protestation à travers les États-Unis, l’Europe, l’Australie, l’Afrique du Sud, ainsi que le Moyen-Orient. Même parmi les étudiantes et les étudiants de Palestine, des deux côtés de la Ligne verte.

Parmi les nombreux exemples, les étudiantes et les étudiants en journalisme de l’Institut de presse et des sciences de l’information (IPSI) de Manouba en Tunisie ont réussi à faire pression sur leur institution pour qu’elle coupe les ponts avec la Konrad-Adenauer-Stiftung (KAS) allemande. Cela fait suite à la déclaration de la KSA, en octobre dernier, selon laquelle elle «se tient aux côtés d’Israël». Les étudiantes et les étudiants palestiniens de l’Université de Birzeit en Cisjordanie occupée ont établi leur propre campement. Et cela, malgré la répression de plus en plus intense par les forces d’occupation, ainsi que par l’Autorité palestinienne, depuis le 7 octobre.

La lutte a atteint les Palestiniens et les Palestiniennes de Gaza, en particulier les jeunes, qui ont exprimé leurs remerciements à celles et ceux qui se sont montrés solidaires et ont fait entendre leur voix. Cette vague a également été un facteur d’inspiration pour plusieurs étudiantes et étudiants palestiniens des universités israéliennes dans l’organisation de leurs propres actions sous une forte répression.

Alors que l’offensive génocidaire israélienne contre Gaza continue de provoquer de nouvelles horreurs chaque jour , il est impératif d’amplifier la pression pour mettre un terme aux massacres. Le bilan se chiffrerait à plusieurs dizaines de milliers de morts et de nombreuses personnes ont disparu sous les décombres. Il faut:

  • mettre fin à la guerre contre Gaza,
  • lutter pour une reconstruction massive,
  • éradiquer complètement l’oppression nationale et de l’expropriation des Palestiniens et des Palestiniennes.

Au-delà des bombardements incessants, de la famine et de la privation d’eau et de médicaments, le terrorisme d’État israélien a également ciblé la vie culturelle palestinienne. Les attaques ont anéanti toutes les universités de Gaza et ont endommagé ou détruit d’anciens sites culturels et archéologiques.

La destruction systématique des institutions éducatives de Gaza et le ciblage des universitaires illustrent l’assaut plus large contre la vie des Palestiniens et des Palestiniennes. Comme l’ont décrit les universitaires et les administrateurs d’université de Gaza dans une déclaration (29.5):

Notre infrastructure civile – universités, écoles, hôpitaux, bibliothèques, musées et centres culturels – construite par notre peuple pendant des générations, est en ruines à cause de cette Nakba continue et délibérée. Le ciblage délibéré de notre infrastructure éducative est une tentative flagrante de rendre Gaza inhabitable et d’éroder le tissu intellectuel et culturel de notre société. Cependant, nous refusons de permettre que de tels actes éteignent la flamme de la connaissance et de la résilience qui brûle en nous.

La déclaration appelle le mouvement de solidarité à soutenir cette résilience. Elle appelle à coordonner le soutien pour rouvrir efficacement les universités palestiniennes afin de reconstruire à long terme et répondre à la crise financière immédiate des universités et de leur personnel.

Actuellement, les campements sur les campus des États-Unis et dans le monde entier ont décidé de se disperser. Ce mouvement mérite un examen de ses réalisations et de ses revendications, ainsi que des leçons nécessaires pour avancer dans la lutte contre l’assaut génocidaire et l’oppression des Palestiniens et Palestiniennes.

Répressions administratives et policières

De nombreux campements ont été confrontés à une répression violente, notamment à des brutalités policières, avec des arrestations musclées, dont des milliers aux États-Unis. Mais les protestataires ont aussi fait face à des sanctions administratives telles que des suspensions et des expulsions. Ces mesures répressives ont été contestées, notamment par des appels à l’amnistie pour les manifestants et les manifestantes.

Il est significatif que des professeur·es de l’Université de Columbia et de l’Université de Californie, par exemple, se soient organisé·es contre l’assaut barbare sur Gaza et pour défendre les manifestations étudiantes contre la répression. Le 10 juin , à la suite d’une décision de justice répressive, les milliers de travailleurs et travailleuses de l’Université de Californie syndiqué·es au sein de l’United Auto Workers (UAW) ont mis fin à leur grève qui durait depuis plusieurs semaines contre la répression des manifestations par l’administration. L’un des principaux catalyseurs de la grève a été la brutalité policière et l’arrestation de 210 manifestants et manifestantes, dont des travailleurs et travailleuses syndiqué·es au sein de l’UAW, le 2 mai. La grève, qui s’est étendue sur six campus de l’Université, a été la toute première mesure soutenue par un syndicat en soutien au mouvement étudiant. La section locale de l’UAW n’a pas laissé l’ordonnance du tribunal l’empêcher d’annoncer de nouvelles actions de protestation dans les jours qui ont suivi.

Les rassemblements et manifestations d’étudiantes et d’étudiants européens ont également été réprimés, notamment aux Pays-Bas, en France et en Allemagne. Des politiciennes et des politiciens réactionnaires de l’État de Berlin font pression pour rétablir une loi abrogée en 2021, autorisant l’expulsion pour des raisons disciplinaires. Cette loi, initialement adoptée à la fin des années 1960, était une mesure réactionnaire visant à réprimer les manifestations étudiantes contre la guerre du Vietnam et la réhabilitation des fonctionnaires nazis du gouvernement ouest-allemand de l’époque.

Les répressions ont révélé à de nombreux jeunes la vacuité de l’image de «libre-pensée» et de «progressisme» que ces institutions bourgeoises se targuent d’avoir. Le mouvement a une fois de plus mis en évidence le rôle qu’ont les universités au service des grandes entreprises. La répression policière a illustré ce rôle de manière frappante. Aux États-Unis, un groupe de capitalistes influents pro-sionistes a même été démasqué dans son intervention clandestine pour faire pression sur le maire de New York et les administrations universitaires afin qu’ils répriment les manifestations, comme l’a rapporté le Washington Post. Les appels à désinvestir et à divulguer les portefeuilles d’investissement soulignent l’absurdité des instituts de recherche et d’enseignement fonctionnant comme des entreprises. Ces appels devraient servir à rappeler au mouvement que la lutte pour la libération palestinienne est liée à la lutte contre le système capitaliste et impérialiste dans son ensemble.

Le mouvement a contribué à la radicalisation de couches de jeunes qui perçoivent l’hypocrisie de la «démocratie libérale occidentale». Les administrations universitaires se sont engagées à empêcher le mouvement de solidarité de populariser des revendications anti-establishment. Bien que le mouvement des campements soit actuellement dans une relative accalmie, il a fait preuve d’une ténacité impressionnante face à la répression – y compris en installant à nouveau le campement au moins trois fois à l’Université Columbia.

Comme nous l’avons déjà dit, dans certains cas, des concessions symboliques ont été obtenues. Par exemple, en Angleterre, le conseil du Trinity College de Cambridge, qui administre l’établissement, a voté pour se désinvestir de toutes les entreprises d’armement «d’ici l’été» (comme il l’a déclaré aux étudiants et étudiantes). D’autres universités affirment qu’elles prennent en compte les demandes, comme l’Université Brown aux États-Unis. Elle a accepté d’inviter des représentants étudiants à présenter leurs arguments pour que le fond de dotation désinvestisse des «entreprises qui facilitent l’occupation israélienne du territoire palestinien», en vue d’une décision de désinvestissement potentielle en octobre.

Des revendications importantes

La divulgation des fonds d’investissement universitaires soulève des questions importantes: pourquoi les universités sont-elles gérées comme des entreprises privées? Pourquoi des intérêts commerciaux et militaires étrangers sont-ils impliqués dans des recherches qui prétendent être impartiales? En creusant plus profondément, pourquoi le monde universitaire, à l’échelle internationale, reçoit-il des investissements et investit-il dans des entreprises impliquées dans la vente d’armes qui tuent en masse des gens ordinaires à Gaza, en Cisjordanie, au Liban, en Ukraine, au Soudan, en Chine, en Iran et ailleurs? La recherche universitaire ne devrait pas être financée par des entreprises d’armement – ​​ni par celles qui permettent et encouragent la guerre génocidaire à Gaza, ni par celles qui alimentent l’agression militaire impérialiste et réactionnaire partout ailleurs.

Le désinvestissement est une demande immédiate qui, bien que généralement symbolique, est directement liée aux lieux de travail et d’études des étudiants, des étudiantes et du personnel. Cela permet de renforcer efficacement les mobilisations en faveur de l’action au sein des campus – en indiquant des gains immédiats potentiels. Cependant, l’argument souvent avancé en faveur du désinvestissement est le droit des étudiants et des étudiantes à «voir où va l’argent de leur propre frais de scolarité et à avoir leur mot à dire sur ce à quoi sert cet argent», comme l’ explique Victoria Hinckley, une organisatrice étudiante de l’Université de Floride du Sud. Il y a un risque que ce raisonnement devienne un geste superficiel, comme l’exprime Sam, un étudiant de l’Université McMaster et participant au campement:

Nous voulons nous assurer que notre université n’est pas complice d’un génocide – que l’université que nous fréquentons et l’argent que nous dépensons pour nos frais de scolarité ne contribuent pas à un génocide.

Ce sentiment est compréhensible, et il est important d’obtenir des concessions. Mais il peut aussi devenir un piège s’il n’est pas utilisé pour renforcer le mouvement plus large contre la guerre génocidaire et son soutien impérialiste américain, qui est le véritable enjeu. Pour les autorités universitaires, ces concessions limitées se résument à un «lavage de mains» moraliste, comme si le fait que l’institut «ne soit pas complice» était suffisant et qu’aucune autre action n’était nécessaire.

Cependant, il est clair que la plupart des participants et participantes aux campements ont l’intention d’avoir un impact significatif, comme le dit la coalition Divest de l’Université de Californie à Berkeley: «nous devons tirer parti de notre position unique au cœur de l’empire et du flux de capitaux mondiaux pour appeler à une Palestine libre». Chris Marsicano, chercheur sur les campagnes de désinvestissement, a fait valoir que l’impact possible du désinvestissement ne serait pas économique, mais politique. Il souligne que le gouvernement israélien a pris note des campements et des manifestations. Le gouvernement de coalition israélien de Netanyahou et de l’extrême droite a effectivement prêté attention aux manifestations, les qualifiant d’antisémites. Ce gouvernement vise à délégitimer l’opposition à l’assaut barbare sur Gaza et à se présenter cyniquement comme un défenseur du peuple juif, dans une tentative de renforcer sa faible popularité auprès de la population juive israélienne. Pourtant, les actions de désinvestissement ne pourraient en fin de compte qu’ajouter une pression politique limitée face au soutien indéfectible de l’impérialisme américain et occidental à l’occupation et à l’agression génocidaires israéliennes.

Pendant ce temps, l’offensive génocidaire se poursuit, avec des bombardements incessants et une famine forcée. Mais si de nombreux campements ont été réprimés et dispersés de force, certains ont volontairement été dispersés suite à des engagements des administrations universitaires, la fin des semestres étant une considération importante. Dans le cas de l’Université Brown, par exemple, le campement a pris fin avant même que l’administration de l’université ne décide de désinvestir ou non. Dans le cas du Trinity College, le campement a pris fin après que l’université ait désinvesti 61 735 £ (78 089 $) de la plus grande entreprise d’armement israélienne privée, Elbit Systems (qui produit 85% des drones et des équipements terrestres utilisés par l’armée israélienne).

Si cela montre que les campements peuvent obtenir certains gains, il s’agit néanmoins d’une somme symbolique tant pour les universités que pour l’entreprise. Elbit Systems a déclaré un chiffre d’affaires de 6 milliards $ en 2023, en hausse de 8,4% par rapport à 2022. Les institutions gardent secrets les détails complets de leurs avoirs. Le Washington Post a trouvé peu de signes d’investissement direct des institutions américaines dans les entreprises de défense israéliennes. Cependant, l’impact d’un désinvestissement de ces dernières serait limité dans le contexte du massacre de Gaza et de la lutte pour la libération palestinienne. La volonté de certaines administrations universitaires de se désinvestir remet donc en question l’ampleur de la menace que ces demandes représentent pour le statu quo.

La décision de désinvestir ne devrait pas être une raison suffisante pour mettre fin à un campement. La revendication centrale des manifestants et des manifestantes, qui est de mettre fin à l’assaut meurtrier contre Gaza, souligne la nécessité de construire la lutte au-delà du campus, dans le but de renforcer le mouvement de solidarité au sens large. Aux États-Unis, cela implique de faire pression et de formuler des revendications directes envers les municipalités, les États et l’administration Biden. On peut se lier à un mouvement plus large en suivant l’exemple du campement de Hackney au Royaume-Uni (le premier campement dans une municipalité urbaine – qui a récemment pris fin ) ou les grèves organisées par des dizaines d’étudiants et étudiantes à New York. Les campements pourraient «occuper» les centres-villes. Ils pourraient également contribuer à souligner la nécessité d’actions conjointes avec les syndicats, par exemple en coordonnant des actions ciblées contre les livraisons d’armes.

Plusieurs campements ont exigé des formes de boycott académique, allant jusqu’à la rupture totale des liens avec le monde universitaire israélien, y compris les projets de recherche et les programmes d’échanges étudiants. En Belgique, sous la pression, l’Université de Gand a rompu ses liens avec toutes les universités et les instituts de recherche israéliens, mettant fin à 18 projets en cours. En Espagne, certaines universités ont adopté des décisions de boycott général. La confédération des universités espagnoles (CRUE) a annoncé qu’elle allait couper les liens avec les universités et les instituts de recherche israéliens «qui n’ont pas exprimé un engagement ferme en faveur de la paix et du respect du droit international humanitaire», ainsi que renforcer la coopération avec les établissements d’enseignement supérieur palestiniens réprimés et lutter contre l’antisémitisme et l’islamophobie sur les campus. De profonds sentiments de répulsion aident à mobiliser autour de ces mesures de boycott. Cependant, si certaines demandes concrètes de boycott peuvent certainement jouer un rôle dans l’augmentation de la pression globale, leur impact matériel est généralement limité et, comme expliqué plus loin, leur impact politique peut varier considérablement.

Impact sur les campus israéliens

Le mouvement de solidarité internationale a contribué à inspirer des actions locales d’étudiantes et d’étudiants palestiniens sur les campus israéliens. Il a aussi suscité les craintes des administrations universitaires israéliennes quant à un isolement international (relativement) accru pour leur rôle complice dans l’oppression nationale et leur soutien à l’assaut génocidaire.

Youssef Taha, président de l’Union des étudiants arabes et organisateur d’Al-Tajammuʿ/Balad (un parti national libéral palestinien), a suggéré que «pendant que le monde les regarde, les universités israéliennes auraient du mal à montrer qu’elles répriment les étudiants [les universités] craignent un nouveau déclin et nous en profitons pour lancer des événements et des activités». Bien que la répression soit toujours en vigueur, les pressions internationales sur les institutions universitaires israéliennes ont certainement été l’un des facteurs qui ont influencé les administrations. Cela correspond à une crise généralisée du régime israélien et à une recrudescence générale des protestations dans la société israélienne.

Au sein de la population juive israélienne, le choc initial provoqué par l’attaque surprise du 7 octobre menée par le Hamas, qui a notamment entraîné le massacre de civils israéliens, est exploité par la classe dirigeante pour susciter une réaction nationaliste virulente. La répression de la dissidence a atteint des niveaux très élevés. Dans les milieux de travail et sur les campus israéliens, les administrations ont suspendu sans appel des étudiantes et des étudiants palestiniens, en rejetant catégoriquement toute voix dissidente, en particulier palestinienne, contre le massacre historique de Gaza.

Cependant, la profondeur de la crise a conduit à de profondes divisions au sein de la classe dirigeante israélienne et, simultanément, à l’éruption de la colère populaire. Une fois le choc initial passé, la colère grandit dans des couches importantes de la population juive israélienne contre le gouvernement israélien, l’extrême droite et en particulier autour de la question des otages. Cela signifie également que le gouvernement israélien, faible et impopulaire, était loin d’adopter une position similaire à celle du régime de Poutine en Russie, incapable de réprimer complètement la dissidence à l’intérieur de la Ligne verte.

Les institutions universitaires israéliennes sont entrées en conflit direct avec le gouvernement de Netanyahou et l’extrême droite. Le gouvernement de coalition actuel (qui n’inclut plus le parti de centre-droit de l’ancien général Gantz, qui a temporairement rejoint la coalition au nom des intérêts de la classe dirigeante après le 7 octobre) est extrêmement impopulaire et en désaccord avec la majeure partie de la classe dirigeante israélienne depuis son arrivée au pouvoir. Ainsi, avant le 7 octobre, le gouvernement a dû faire face à un mouvement de masse interclasse contre le plan de «coup d’État judiciaire», qui avait déjà entraîné les institutions universitaires israéliennes dans un conflit ouvert avec le gouvernement. Les tensions ont maintenant refait surface.

Le gouvernement israélien, désireux d’attiser le chauvinisme national, a sollicité l’aide du chef ultranationaliste de l’Union nationale des étudiants (affiliée à l’Union des étudiants européens). L’Union a lancé une campagne pour promouvoir une loi «antiterroriste» maccarthyste qui oblige les établissements universitaires à licencier les professeur·es qui s’expriment «contre l’État». Le non-respect de cette loi sera sanctionné par une suspension des budgets. Cette mesure a provoqué l’indignation. Les protestations étudiantes et les pressions exercées sur plusieurs associations étudiantes locales ont conduit ces dernières à retirer leur soutien à la loi. Les directions d’établissements universitaires se sont opposées à la loi, craignant qu’elle n’encourage les campagnes de boycott universitaire au niveau international. Elles craignent également une prise de pouvoir gouvernementale qui menace leur autonomie relative.

La combinaison des pressions internationales et du conflit interne avec le gouvernement israélien a poussé les administrations universitaires israéliennes à se présenter comme ayant des traditions «démocratiques». Ainsi, par exemple, le président de l’Université de Tel Aviv a publiquement demandé à la police de reconsidérer son refus et d’autoriser la cérémonie annuelle du Jour de la Nakba. L’université exploite ces actions à des fins de relations publiques internationales, dans le cadre d’une riposte aux initiatives de boycott, ainsi que pour nourrir une image «démocratique» du capitalisme israélien et de l’occupation en général.

C’est ce qui est arrivé à la professeure Anat Matar, qui a dû faire face à des réactions négatives après avoir exprimé ses condoléances pour Walid Daqqa, un ancien prisonnier palestinien décédé d’un cancer dans une prison israélienne (condamné par un tribunal martial pour responsabilité indirecte dans le meurtre d’un soldat israélien par le FPLP. Il a ensuite rejoint le parti Al-Tajammuʿ/Balad). Les ultranationalistes ont pris Matar pour cible et l’université a déclaré publiquement qu’elle «condamnait et dénonçait les déclarations» de Matar. Bien que l’université ait refusé de licencier Matar, elle a continué à la dénoncer. Pourtant, l’université a utilisé ce cas dans une déclaration contre les campagnes internationales de boycott, intitulée Rétablir la vérité: la vérité sur l’université de Tel Aviv. Dans cette dernière, l’université affirme qu’elle «défendait fermement le principe de la liberté d’expression même lorsqu’il s’agissait des questions les plus controversées» et que «pas un seul étudiant ou membre du personnel de TAU n’a été puni, ni aujourd’hui ni jamais, pour avoir exprimé des opinions pro-palestiniennes».

L’Université de Haïfa a pour habitude de réprimer et d’empêcher les manifestations palestiniennes et anti-guerre sur le campus. Récemment, l’administration a toutefois éviter de réagir à une incitation ultranationaliste contre le professeur Asad Ghanem, lors d’un panel de discussion auquel il participait avec un responsable du Hamas. L’université a déclaré: «tant qu’il n’y a pas de violation de la loi, l’université n’intervient pas dans les questions liées aux activités civiles des membres de l’université».

Le 28 mai, l’Université hébraïque a été contrainte d’approuver une manifestation anti-guerre de 300 personnes dirigée par des Palestiniens et des Palestiniennes. Elle a eu lieu dans le cadre d’une journée d’action organisée par des étudiantes et des étudiants palestiniens sur plusieurs campus israéliens, dont une grève de protestation d’une heure, en réponse aux atrocités commises à Rafah.

Le même mois, la police a arrêté et interrogé la professeure palestinienne Nadera Shalhoub-Kevorkian de l’Université hébraïque au sujet de ses études universitaires sur l’occupation. Cela a été le point culminant de l’un des pires cas de persécution et de harcèlement envers un membre du corps enseignant sur les campus israéliens. Shalhoub-Kevorkian a d’abord été suspendue par l’université après avoir participé à un podcast dans lequel elle critiquait la guerre génocidaire. La campagne de diffamation a impliqué les médias grand public, auxquels l’université a répondu de manière inédite en condamnant les conclusions des recherches universitaires de Shalhoub-Kevorkian

Cela n’a pas empêché l’Association israélienne des directions d’université, dans une réponse à la décision susmentionnée de la CRUE dans l’État espagnol sur d’éventuels boycotts, de déclarer:

Nous ne punissons pas nos étudiants ou les membres du personnel pour avoir exprimé des opinions pro-palestiniennes. Nous sommes des institutions qui accordent la priorité à la liberté d’expression et nous protégeons les droits de nos professeurs, de notre personnel et de nos étudiants à exprimer des idées qui remettent en cause le consensus dominant.

Le ton cordial et complaisant de la lettre reflète la crainte d’un isolement international accru.

Les universitaires d’Israël et l’oppression palestinienne

Dans une déclaration, les universités néerlandaises se sont positionnées contre les occupations de campus à des fins de protestation et expliquent pourquoi elles ne rompront pas leurs liens avec le monde universitaire israélien. Elles estiment qu’il est «important de ne pas isoler [politiquement] les scientifiques israéliens critiques». Pour elles, il s’agit simplement d’une excuse hypocrite alors qu’elles ne cherchent à prendre aucune mesure sérieuse contre l’oppression palestinienne.

Comme l’illustre la répression des campements, les institutions universitaires du monde entier agissent en définitive comme des serviteurs des intérêts des classes dirigeantes, piliers du système capitaliste, marginalisant les opinions dissidentes et perpétuant l’ordre social fondé sur l’exploitation et l’oppression via la «production de la connaissance». Par exemple, les institutions universitaires israéliennes, ainsi que leurs homologues qui soutiennent l’impérialisme américain, ont bien sûr été des vecteurs des politiques de la classe dirigeante, y compris de l’oppression nationale.

Maya Wind, une universitaire israélienne de gauche libérale qui appelle à un boycott généralisé des institutions universitaires israéliennes à l’échelle internationale, examine en profondeur le rôle des institutions universitaires israéliennes dans son livre, Towers of Ivory and Steel : How Israeli Universities Deny Palestinian Freedom (2024). Elle décrit comment les universités israéliennes ont historiquement été intégrées aux politiques nationalistes d’oppression et d’expropriation de l’État israélien et, avant 1948, aux politiques des institutions sionistes centrales. De plus, Wind détaille comment «les universités israéliennes ont été planifiées et construites pour servir de piliers à l’ingénierie démographique régionale et à la dépossession palestinienne».

Cependant, la contribution de Wind souffre d’une méthode trop abstraite et passe à côté de conclusions généralisées, notamment en raison d’un manque général de compréhension du rôle plus fondamental du monde universitaire dans la société capitaliste de classe – qui n’est pas mentionné dans son livre. Cela affecte également les suggestions de Wind pour résoudre le problème, car elles sont enracinées dans des illusions libérales:

Les universités israéliennes pourraient cesser de servir d’échafaudage pour réprimer le mouvement palestinien de libération et se transformer en infrastructure qui ancre l’exploration et le débat universitaires libres pour tous ses étudiants. Les administrations pourraient offrir un soutien institutionnel et allouer des ressources à la recherche critique sur la violence raciale structurelle de l’État israélien et à l’étude des expériences palestiniennes de dépossession et d’oppression (p. 97).

Les universités peuvent-elles être reconstruites «de manière indépendante» pour se détacher simplement des politiques d’oppression nationale inhérentes à l’État capitaliste israélien? D’où viendraient les ressources nécessaires à une telle éducation contre l’oppression nationale? Comment une institution israélienne cherchant à mettre en œuvre pleinement le programme de Wind pourrait-elle faire face à une inévitable réaction de la classe dirigeante?

En réponse au livre de Wind, Barak Medina – ancien recteur de l’Université hébraïque, partisan du nationalisme sioniste libéral anti-Netanyahou et de la guerre contre Gaza – clarifie son rejet des critiques que Wind adresse aux politiques qu’il a lui-même défendues. Il décrit le monde universitaire israélien comme un bastion progressiste contre le gouvernement Netanyahou et affirme qu’une fuite potentielle des universitaires d’Israël dans le scénario d’un boycott international global ouvrirait la voie au renforcement de l’extrême droite israélienne: «Un monde universitaire israélien fort est crucial pour pousser Israël dans la bonne direction. Il doit être soutenu, pas attaqué».

Medina s’oppose au boycott du point de vue de l’establishment israélien et en tant qu’apologiste «libéral» des atrocités commises à Gaza. Mais les institutions universitaires israéliennes ne sont pas seulement constituées de fonctionnaires fortuné·es au service de la classe dirigeante et d’un personnel de direction de haut niveau.

Elles emploient également des personnes en recherche et en enseignement mal payées et sans sécurité d’emploi. Il y a le personnel administratif ordinaire ainsi que les travailleuses et travailleurs les plus exploités du campus: le personnel d’entretien, composé principalement de femmes immigrées et palestiniennes. Et puis il y a les étudiantes et les étudiants, celles et ceux issus de la classe ouvrière et de milieux pauvres, en particulier des diverses populations discriminées qui ont la vie plus dure. On parle des Palestiniennes et des Palestiniens ayant la citoyenneté israélienne, qui malgré une augmentation des inscriptions allant jusqu’à 18% au cours de la dernière décennie, sont sous-représenté·es et systématiquement confronté·es à l’oppression nationale.

Cela ajoute un aspect important à la discussion sur les tactiques de solidarité internationale, y compris les actions de protestation et les types de boycotts qui peuvent être les plus utiles, notamment dans le contexte des institutions universitaires.

Si l’exigence d’une fin complète de l’oppression nationale des Palestiniens et des Palestiniennes est essentielle, prôner la rupture de tous les liens avec les institutions universitaires israéliennes, sous prétexte d’une demande maximaliste de renouvellement des liens une fois l’oppression nationale totalement renversée, repose sur l’hypothèse qu’aucune résistance efficace ne pourrait se développer au sein du monde universitaire israélien. Ce qui, comme nous l’avons vu, n’est pas vrai.

Un professeur de l’Université de Gand a publié des courriels qu’il a reçus d’universitaires israéliens qui plaident en faveur du boycott universitaire car, comme l’a écrit l’un d’eux: «Rien en Israël ne peut changer la position et les actions de son gouvernement, car nous vivons en réalité dans une dictature (qui a perdu toute humanité). Il est seulement permis d’espérer que la pression extérieure puisse changer quelque chose.» Cette expression de fatalisme face à la réaction agressive de la société israélienne passe sous silence les conclusions des expériences révolutionnaires dans la région contre les dictatures, ainsi que l’importance de l’aliénation massive d’Israël par rapport à Netanyahou et à l’extrême droite.

Tactiques de boycott et approche de lutte de classe

Une approche qui ne ferait pas de distinction entre l’administration, le personnel et les étudiants et les étudiantes, une approche qui s’efforce d’isoler la société israélienne dans son ensemble, aurait moins de chances de susciter l’intérêt des jeunes et de la classe ouvrière israélienne que la propagande de la classe dirigeante. Une telle approche, liée à l’idée que la population israélienne est principalement un bloc réactionnaire et doit être punie dans son ensemble, a également provoqué une recrudescence des «boycotts gris». Il s’agit des universitaires rejetant les collaborations et refusant d’écrire des recommandations, de réviser des articles ou de noter des thèses de doctorat et de maîtrise.

L’impérialisme américain est un catalyseur décisif de l’oppression des Palestiniens et des Palestiniennes. Il est responsable d’atrocités d’une ampleur extrême dans le monde entier depuis des décennies. Son poids décisif dans le système mondial explique pourquoi le boycott du monde universitaire ou de la société américaine ne montrerait pas la voie à suivre, contrairement à la révolte des étudiants et des étudiantes des États-Unis. Cette révolte a défié les politiques du gouvernement américain et inspiré les étudiants et les étudiantes du monde entier à suivre leur exemple.

Des exemples récents, comme la guerre de la Russie contre l’Ukraine, montrent que les sanctions nationales indiscriminées promues par les classes dirigeantes capitalistes – auxquelles le capitalisme israélien ne sera probablement pas confronté au sein du bloc impérialiste occidental – ne mettent pas fin à l’oppression et aux conflits. Au contraire, elles sont utilisées par ces régimes oppressifs pour promouvoir un plus grand isolement et une «mentalité de forteresse» dans leur pays, renforçant leur base sociale, tout en réprimant la dissidence. Les boycotts universitaires et culturels généralisés de plus en plus nombreux contre les Russes n’ont pas aidé l’opposition brutalement réprimée. De plus, les sanctions économiques ont, comme dans le cas de l’Iran, surtout infligé la misère aux masses pauvres et accru leur isolement avec peu ou pas d’effet sur les oligarques.

Le cas de la lutte historique contre l’apartheid en Afrique du Sud est souvent cité comme exemple de boycott efficace, y compris des institutions universitaires. Cependant, aucune section importante de la classe ouvrière n’aurait pu être poussée à adhérer à la propagande de la classe dirigeante en raison de mesures de boycott contre elle. Le facteur décisif dans le renversement du régime d’apartheid sud-africain a été la rébellion de la classe ouvrière noire, et non les sanctions et les pressions diplomatiques. La révolution contre le capitalisme de l’apartheid a été déroutée et, des décennies plus tard, l’héritage de l’apartheid en termes d’appauvrissement des masses noires perdure. Cette situation explique le déclin du soutien au Congrès national africain (ANC).

De manière similaire, le boycott historique d’Israël par la Ligue arabe n’a pas poussé le régime israélien à faire des concessions sur l’occupation et l’oppression des Palestiniens et Palestiniennes.

Les actions de solidarité internationale sont évidemment essentielles. Néanmoins, le principal moteur du changement – ​​qui peut être soutenu par des pressions «extérieures» sur le régime israélien – reste la lutte de libération des masses palestiniennes elles-mêmes. Elles représentent une menace plus sérieuse pour l’occupation israélienne que toute pression internationale, comme l’a notamment illustré la première Intifada. La lutte populaire de masse, dans le cadre de laquelle l’autodéfense armée serait contrôlée démocratiquement de manière plus efficace, s’est avérée bien plus productive qu’une focalisation étroite sur la résistance armée.

En même temps, les manifestations de solidarité internationale peuvent aider les forces isolées d’une véritable opposition de gauche dans la société capitaliste israélienne à faire avancer les luttes des masses israéliennes contre le gouvernement et la classe dirigeante. Pour être efficaces et ne pas devenir préjudiciables, ces manifestations doivent toujours se faire de manière à saper la propagande de la classe dirigeante selon laquelle les Israéliens et les Israéliennes doivent «s’unir» contre un monde «antisémite» hostile.

Des mesures de boycott concrètes et ciblées, liées à des revendications directes, peuvent contribuer à isoler les éléments les plus réactionnaires et à renforcer la pression générale en faveur de la mise en œuvre de ces revendications. Ces dernières devraient viser en particulier:

  • le gouvernement israélien, les entreprises, les organisations,
  • ainsi que les responsables universitaires, les administrations et les programmes

qui sont concrètement responsables de mettre en œuvre ou d’aider à mettre en œuvre

  • des atrocités à Gaza,
  • l’occupation israélienne et
  • l’oppression des Palestiniens et des Palestiniennes.

Les appels à un boycott académique ciblé doivent être examinés au cas par cas, en fonction des circonstances. Toute action doit viser à désigner les complices et à renforcer les divisions entre les administrations des institutions universitaires israéliennes d’un côté, et les travailleurs, les travailleuses, les étudiants et les étudiantes de l’autre. Ces actions doivent amplifier les voix anti-guerre, notamment celles des étudiants, des étudiantes et du personnel palestiniens qui luttent sur le terrain au sein de ces institutions. Les appels qui vont dans le sens d’un renforcement des liens internationaux et des canaux d’échange et de collaboration avec les éléments de l’opposition anti-occupation et anti-guerre au sein des campus israéliens doivent également être pris en considération.

En outre, des actions directes menées par des groupes organisés de la classe ouvrière au niveau international pour perturber le business as usual de l’impérialisme américain et occidental et de la classe dirigeante israélienne pourraient montrer la voie à suivre, en particulier si elles sont liées à un appel de classe aux travailleurs, aux travailleuses et aux jeunes d’Israël aliéné·es par le gouvernement Netanyahou et l’extrême droite. Cela inclut bien sûr les couches sociales des établissements d’enseignement supérieur israéliens.

Le contexte de protestations populaires qui éclate dans la société israélienne et les appels croissants à une grève générale pour un accord sur la prise d’otages, qui nécessiterait la fin de la guerre génocidaire à Gaza, impliquent un rôle progressiste potentiel de la classe ouvrière israélienne face au gouvernement israélien. Et cela, même si les forces de gauche sont actuellement faibles dans la région et dans le monde. Cela ne sous-estime en aucun cas la puissante offensive idéologique de la classe dirigeante israélienne, qui attise un chauvinisme national horrible. Cependant, cela met en évidence des contradictions et, en fin de compte, des divisions de classe au sein de la société capitaliste israélienne. Bien qu’elle ne soit pas le seul facteur, la classe ouvrière israélienne reste cruciale dans la lutte pour vaincre le capitalisme israélien et son oppression barbare inhérente envers les Palestiniens et les Palestiniennes.

Les appels à la grève générale dans les manifestations israéliennes font écho à une tendance plus large au niveau mondial et local. Il renvoie notamment à la grève générale de l’année dernière et la centralité de l’idée d’une grève dans le mouvement israélien (alors interclassiste) contre la tentative de «coup d’État judiciaire» du gouvernement. Les syndicats étudiants et même l’Union nationale des étudiantes et étudiants israéliens ont été poussés à prendre l’initiative d’une grève étudiante partielle «pour les otages» le 13 juin. Bien sûr, sa direction était réactionnaire et ne voulait qu’une mesure de façade dégoulinante de chauvinisme national. Néanmoins, la grève partielle s’est développée dans le contexte d’un mécontentement de masse généralisé croissant qui remet en cause le gouvernement israélien en général et pousse en particulier à un accord de cessez-le-feu. Parmi une grande partie de la population juive israélienne, cela est largement compris comme le seul moyen de récupérer les otages.

L’opposition d’une partie du corps étudiant et professoral israéliens aux attaques contre la liberté académique et la liberté d’expression a également été importante, bien que limitée. L’organisation Lutte socialiste (ISA en Israël-Palestine), intervient sur le terrain depuis le début dans les manifestations pour mettre fin à l’assaut génocidaire. Lutte socialiste a coopéré avec Academia for Equality, une organisation de plus de 800 universitaires juifs israéliens et palestiniens. Au cours de la première semaine suivant le 7 octobre, nous avons lancé conjointement une lettre ouverte qui a recueilli plus de 400 signatures d’étudiants, d’étudiantes et de membres du personnel, condamnant la chasse aux sorcières national-chauvine et appelant à la fin de la guerre. Academia for Equality a pris part à l’organisation de manifestations contre la guerre sur et hors des campus, et a œuvré à la défense des étudiants, des étudiantes et du personnel juifs palestiniens et israéliens contre la persécution politique. L’association a aussi participé à la lutte contre la désinformation sur le mouvement universitaire international. Chez Lutte Socialiste, nous avons fait de notre mieux pour mettre en avant des initiatives menées par nos délégués syndicaux au sein de l’Organisation des professeurs et chercheurs de l’Université de Tel Aviv contre la campagne de persécution politique. Nous avons contesté les manifestations de soutien à la guerre exprimées par les responsables syndicaux.

La voie à suivre

Le reflux de la vague mondiale de campements ne signifie pas un déclin de la colère des masses contre la barbarie quotidienne infligée à Gaza. Le mouvement international de solidarité a inévitablement connu des hauts et des bas, notamment en réponse aux développements sanglants de la crise de Gaza. Des sections du mouvement tentent de tirer les leçons de l’expérience à chaque phase. Les étudiants et les étudiantes font partie de ceux et celles qui continuent à participer dans le monde entier aux actions de protestation et aux manifestations pour mettre fin au bain de sang criminel. Aux États-Unis, en particulier, la nouvelle année universitaire commence en août et verra une reprise des actions de protestation de solidarité à un degré ou à un autre, dans le cadre d’un mouvement plus large. Ainsi, d’importantes questions de tactique, de stratégie et de programme politique continueront à nécessiter de plus amples discussions et débats.

Ce qui manque au débat pour donner du pouvoir au mouvement, c’est une approche socialiste et de lutte de classe. La simple et minimaliste demande urgente d’un cessez-le-feu immédiat nécessite évidemment la construction d’un mouvement plus développé et plus massif pour exercer des pressions plus globales, notamment par le biais de mobilisations de masse et d’actions syndicales organisées. Cette tâche est intrinsèquement liée à la remise en cause de l’impérialisme américain et occidental.

Les demandes de divulgation et de désinvestissement doivent être généralisées à la divulgation de tous les intérêts du capital, des régimes oppressifs et des offensives militaires impérialistes, ainsi qu’à leur élimination du monde universitaire. Cela devrait également être lié aux demandes d’expropriation et de transfert de propriété sous contrôle public et démocratique de la classe ouvrière. C’est elle qui devrait prendre le contrôle de toutes les entreprises de tout pays qui profitent des attaques meurtrières contre les Palestiniens et les Palestiniennes, et convertir ces entreprises à des fins socialement utiles.

Le fait même que le mouvement international massif et militant des campus n’ait pas été suffisant pour obtenir un cessez-le-feu, malgré sa durée, montre l’ampleur qu’un mouvement révolutionnaire beaucoup plus développé devrait prendre pour éradiquer complètement l’oppression nationale systémique des Palestiniens et des Palestiniennes. Cela est étroitement lié au renversement du capitalisme israélien et de l’impérialisme occidental, dans le contexte d’un changement socialiste dans la région.

Un programme socialiste, comprenant:

  • la fin complète de toutes les formes d’oppression nationale,
  • des droits égaux à l’existence et à l’autodétermination pour toutes les nations,
  • une vie digne, de bien-être et en sécurité,
  • la reconnaissance des droits des réfugié·es palestiniens et palestiniennes,
  • dans un Moyen-Orient socialiste,

est nécessaire pour pointer vers une véritable solution. La stratégie, les tactiques et les slogans mis en avant dans le mouvement international de solidarité devraient, au-delà de la solidarité et de la pression vitale pour un cessez-le-feu immédiat, refléter et aider à clarifier la direction nécessaire à prendre afin de trouver une issue aux atrocités vécues par les Palestiniens et les Palestiniennes de la région.

S’adapter à une nouvelle ère : la crise du trotskysme après la Seconde guerre mondiale

1933 : Hitler parvient au pouvoir en Allemagne. Contrairement à l’idée généralement admise, les raisons de cette victoire tiennent moins dans la force du nazisme que dans les faiblesses des directions du mouvement ouvrier à l’époque. La politique de la social-démocratie de même que celle des directions du parti communiste allemand et de l’Internationale communiste, la […]

Eric Williams, Toussaint Louverture et CLR James

L’essor du capitalisme et l’émergence du racisme

Tiré de la brochure Class and Race: Marxism, Racism and the Class Struggle rédigée par le Workers and Socialist Party (ISA en Afrique du Sud) et publiée le 5 octobre 2015

Partie 1. Introduction

Le racisme n’est pas le résultat d’une friction raciale «inévitable» entre les personnes blanches et noires. Il est maintenu par la structure de classe de la société capitaliste. En effet, le capitalisme lui-même est responsable de la naissance du racisme. Avant le capitalisme, la discrimination contre tout un peuple, basée sur des préjugés permanents d’ascendance prétendument inférieure, de couleur de peau ou d’autres caractéristiques physiques et mentales, n’existait pas. Historiquement, le racisme est apparu pour justifier la traite transatlantique d’esclaves, une énorme source de profits pour la classe capitaliste naissante. Une fois apparu, le racisme a été modelé et adapté pour justifier les intérêts économiques changeants de la classe capitaliste dans ses conquêtes coloniales. Le racisme est devenu une partie de l’arsenal idéologique du capitalisme contre la classe ouvrière révolutionnaire. La seule façon de comprendre pourquoi le racisme existe est de suivre les flux et reflux, les rebondissements et des changements de cap de la lutte des classes. Cela nécessite une analyse marxiste.

L’approche marxiste

Pour les marxistes, toutes les idées, y compris le racisme, sont en fin de compte le reflet des conditions sociales. Cette approche matérialiste signifie que les idées doivent être examinées en tant que produits du développement historique. Essayer de comprendre une idée sans approche matérialiste, c’est comme examiner l’ombre indépendamment de l’objet qui la projette. Pour comprendre véritablement le racisme, il est nécessaire d’examiner les circonstances historiques spécifiques qui l’ont créé et qui l’ont maintenu et modifié jusqu’à nos jours.

Les conditions sociales les plus fondamentales à examiner sont les relations entre les classes sociales. Ces classes se créent en fonction de la manière dont la société organise la production. Différentes manières d’organiser la production donnent naissance à différentes classes sociales. L’histoire a connu différentes formes de société de classes. Mais la caractéristique commune est une classe dirigeante minoritaire qui exploite la majorité des personnes qui travaillent en expropriant (c’est-à-dire en volant) le surplus de richesse créé par leur travail. Il s’agit de la division fondamentale dans la société.

Différents systèmes de croyances (ou d’idées) émergent pour justifier la position de la classe dominante et persuader les masses d’accepter leur exploitation. Différentes formes de société de classe nécessitent différentes idéologies pour les justifier. Cependant, l’histoire des soulèvements d’esclaves, des révoltes paysannes et des luttes révolutionnaires de masse de la classe ouvrière à notre époque montre que la classe dirigeante ne réussit jamais que partiellement à tromper les classes qu’elle exploite.

Mais ce n’est pas seulement la lutte des classes entre la classe dominante et la majorité exploitée qui a de l’importance. Les luttes entre factions concurrentes de la même classe dirigeante ou entre deux classes d’exploiteurs différentes jouent également un rôle important dans le développement de la société et des idéologies qui en découlent. Par exemple, la concurrence entre les différentes classes capitalistes impérialistes aux 20e et 21e siècles ou la lutte entre la classe capitaliste montante et la classe dirigeante féodale en déclin aux 17e, 18e et 19e siècles.

Ce sont les intérêts contradictoires des différentes classes qui constituent la véritable base sociale sur laquelle se forment les préjugés raciaux, la discrimination et l’oppression. Dans les luttes entre les classes, les différences de «race», mais aussi de genre, d’âge, de sexualité et de religion prennent souvent une forme antagoniste qui conduit aux idéologies correspondantes de racisme, sexisme, âgisme, homophobie et préjugés religieux. Le grand marxiste Friedrich Engels a longuement traité des racines de l’oppression des femmes dans la société de classes et des préjugés sexistes qui en découlent. Des auteurs ultérieurs ont montré comment des préjugés homophobes sont apparus au 19e siècle sur la base de la forme de la famille dans la société capitaliste.

Cependant, le pouvoir du marxisme en tant que méthode d’analyse ne réside pas dans un matérialisme simpliste déclarant que les intérêts économiques sont toujours reflétés comme des idées et des idéologies de manière grossière et évidente. Le pouvoir du marxisme réside plutôt dans son matérialisme dialectique.

L’approche dialectique consiste à examiner l’évolution des conditions sociales comme des processus et des interactions. Cela signifie que le marxisme reconnaît que les idées et les idéologies peuvent elles-mêmes interagir avec les forces économiques qui les ont créées à l’origine, ajoutant ainsi des couches de complexité aux conditions sociales. Engels a expliqué les nuances que la dialectique apporte au marxisme en tant que méthode d’analyse lorsqu’il a écrit:

D’après la conception matérialiste de l’histoire, le facteur déterminant dans l’histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx ni moi n’avons jamais affirmé davantage. Si, ensuite, quelqu’un torture cette proposition pour lui faire dire que le facteur économique est le seul déterminant, il la transforme en une phrase vide, abstraite, absurde. La situation économique est la base, mais les divers éléments de la superstructure – les formes politiques de la lutte de classes et ses résultats, – les Constitutions établies une fois la bataille gagnée par la classe victorieuse, etc., – les formes juridiques, et même les reflets de toutes ces luttes réelles dans le cerveau des participants, théories politiques, juridiques, philosophiques, conceptions religieuses et leur développement ultérieur en systèmes dogmatiques, exercent également leur action sur le cours des luttes historiques et, dans beaucoup de cas, en déterminent de façon prépondérante la forme. Il y a action et réaction de tous ces facteurs au sein desquels le mouvement économique finit par se frayer son chemin comme une nécessité à travers la foule infinie de hasards (c’est-à-dire de choses et d’événements dont la liaison intime entre eux est si lointaine ou si difficile à démontrer que nous pouvons la considérer comme inexistante et la négliger). Sinon, l’application de la théorie à n’importe quelle période historique serait, ma foi, plus facile que la résolution d’une simple équation du premier degré1.

Le commentaire d’Engels est la clé pour comprendre ce qui peut autrement apparaître comme des contradictions dans l’évolution historique du racisme. Pour une fois, une idée ou une idéologie, même un préjugé, peut prendre une certaine vie propre dans certaines limites. Sous le poids de l’inertie historique, les idées peuvent persister bien au-delà de leur «date de péremption». Par exemple, s’il n’est pas possible de naître raciste, il est possible de naître dans une société raciste et d’être élevé dans l’acceptation des préjugés créés par les conditions sociales d’une période passée. De même, les idées et les idéologies peuvent acquérir un nouveau contenu en raison du changement des conditions sociales, même si le langage dans lequel elles s’expriment reste inchangé. Des idées qui étaient progressistes à une époque de l’histoire peuvent devenir réactionnaires à une autre époque, car elles sont adaptées pour servir les intérêts de différentes classes. Différentes idéologies peuvent s’entremêler. C’est le cas du racisme et du nationalisme, en particulier dans les conditions sociales des 19e et 20e siècles. Seul le marxisme peut faire face à de telles contradictions en se fondant sur le véritable fil conducteur de l’évolution des conditions sociales, et non sur les ombres idéologiques qu’elles projettent.

Le marxisme peut accueillir et expliquer pourquoi des sections de classes sociales, sous certaines conditions, peuvent soutenir des idéologies qui ne correspondent pas à leurs intérêts fondamentaux. Marx a observé que «les idées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les idées dominantes». Cela signifie que le contrôle de la société par la classe dirigeante lui donne les moyens d’imposer partiellement des idéologies qui reflètent ses intérêts à la société en général. Dans les bonnes conditions historiques, les idéologies raciste et nationaliste de la classe dirigeante peuvent réussir à créer des divisions parmi la classe ouvrière et les pauvres, et les empêcher de s’unir contre leur exploiteur commun, la classe capitaliste.

Lénine a décrit comment la phase impérialiste du capitalisme et son expansion coloniale ont créé les conditions sociales permettant aux classes capitalistes européennes «d’acheter» des sections de la classe ouvrière européenne. En encourageant la formation d’une «aristocratie ouvrière» privilégiée, cette couche de la classe ouvrière a soutenu de manière opportuniste des politiques coloniales racistes comme base de son privilège. Aujourd’hui, cette idée est régulièrement déformée pour décrédibiliser toute la classe ouvrière européenne. Mais même durant le 19e siècle que Lénine a décrit, au plus fort de la domination coloniale, Lénine a souligné que seule une partie de la classe ouvrière a succombé à cette corruption. Il a expliqué en outre que la contradiction entre le soutien d’une idéologie qui ne correspondait pas en réalité aux intérêts fondamentaux de la classe ouvrière était «rendre l’opportunisme encore plus incompatible avec les intérêts généraux et vitaux du mouvement ouvrier»2.

La faiblesse de la méthode bourgeoise

La capacité du marxisme à mettre en lumière les conditions sociales qui créent et nourrissent le racisme peut être démontrée davantage en le comparant aux faiblesses des tentatives d’explication du racisme par les universitaires de la bourgeoisie (c’est-à-dire capitalistes). Les qualifier de bourgeois ou bourgeoise n’est pas une insulte pour ces auteurs et autrices, mais une description de la faiblesse de leur méthode d’analyse.

Cette faiblesse peut se résumer à l’incapacité de placer systématiquement l’examen des conditions sociales, en particulier les relations de classe, au centre de l’analyse. Alors que les universitaires de la bourgeoisie plongent dans les profondeurs de l’histoire, ces personnes commencent à traiter le racisme lui-même comme un phénomène ahistorique. En d’autres termes, comme quelque chose qui a toujours existé, plutôt que comme quelque chose qui a été mis en place dans certaines conditions sociales à un moment précis de l’histoire. Cela signifie qu’elles ne peuvent pas rendre compte de l’émergence de nouvelles idées et de nouveaux préjugés ou des circonstances qui les amènent à changer de forme. L’approche bourgeoise est en fin de compte plus descriptive qu’analytique, incapable de trouver le véritable fil conducteur qui relie la forme évolutive du racisme dans des conditions sociales changeantes et dans la lutte des classes. Il est donc crucial qu’elles ne puissent pas indiquer les tâches nécessaires pour mettre fin au racisme.

Les personnes qui affirment que le racisme est un préjugé profondément «blancs», porté par toutes les personnes «blanches» indépendamment du temps et du lieu, traitent également le racisme comme un phénomène ahistorique. Sans une explication historique de la façon dont les personnes «blanches» en sont venues à avoir des préjugés racistes, il faut supposer que ces préjugés ont dû rester dormants durant les périodes historiques où les masses de «Blancs» et de «Noirs» ne se sont jamais rencontrées et n’ont jamais entendu parler de l’existence des unes et des autres.

Partie 2. ​L’essor du capitalisme et l’émergence du racisme

Le racisme a été créé par les conditions sociales en Europe alors que le capitalisme commençait son long développement. À partir du 15e siècle, le développement de la traite transatlantique d’esclaves a amorcé un long processus qui allait cristalliser les préjugés racistes. Mais le racisme n’est pas né automatiquement au moment où les marchands portugais blancs protocapitalistes sont entrés sur le marché ouest-africain des esclaves noirs dans les années 1440. Il a fallu plusieurs siècles de croissance de la classe capitaliste pour que le racisme acquière sa forme la plus développée, le suprémacisme blanc. À chaque étape de ce long processus sur plusieurs siècles, les contours des idées racistes ont été affinés et renforcés avec la poursuite par la classe capitaliste de ses intérêts économiques, principalement sa lutte pour contrôler la main-d’œuvre, son approvisionnement et ses marchés. Les intérêts économiques spécifiques, les stratégies de classe nécessaires pour les satisfaire et les idéologies nécessaires pour les justifier se sont modifiés avec les différentes phases du développement capitaliste. La clé de voûte pour comprendre le racisme consiste à identifier ces intérêts économiques changeants et les flux et reflux de la lutte des classes qui en découlent.

Mais avant d’examiner comment les intérêts économiques de la classe capitaliste ont créé et entretenu le racisme, il est nécessaire d’examiner brièvement le caractère des préjugés et de la discrimination dans la société féodale dont le capitalisme est issu.

Les préjugés et la discrimination avant le capitalisme

Les conditions sociales nécessaires à la naissance des idées de «race» et de «nation» étaient absentes des sociétés féodales qui ont précédé le capitalisme en Europe. L’idée que les préjugés fondés sur l’ascendance et la couleur de la peau pouvaient être à la base d’une discrimination permanente était incompatible avec les intérêts de la classe dirigeante féodale et contredisait les idéologies qui légitimaient leur domination.

Dans la société féodale, la religion catholique chrétienne était le prisme idéologique dominant reflétant les conditions sociales. L’idéologie catholique justifiait la «politique intérieure» féodale d’un ordre social hiérarchique fixe en déclarant qu’elle était ordonnée par Dieu. Tout le monde naît à sa place dans la vie, du roi, des seigneurs jusqu’aux paysans. Avant le capitalisme en Europe, il n’y avait pas d’État-nation. Le féodalisme était composé de petites entités politiques réunies sous un monarque ou un empereur lointain. La masse de la population paysanne, liée à un petit lopin de terre pour la vie, sans mobilité, sans alphabétisation, sans l’existence d’un commerce à grande échelle ou d’un média de masse, ne disposait pas des conditions sociales nécessaires au développement d’une conscience nationale. Non seulement l’absence d’une conscience nationale empêchait la classe dirigeante féodale de s’appuyer sur le nationalisme pour justifier son pouvoir, mais cela aurait été généralement impossible, car la langue et la culture de la classe dirigeante étaient souvent différentes de celles des personnes qu’elle dirigeait.

Il a fallu le développement des rapports sociaux capitalistes et l’essor de la classe capitaliste pour exercer une pression vers la formation d’États-nations. La nécessité d’un marché national important était l’élément principal permettant à la classe capitaliste de développer l’envergure de la production afin d’accroître sa richesse. Une fois ce processus engagé, il a stimulé les idéologies nationalistes à y correspondre.

Au cours de l’évolution du capitalisme, le racisme et le nationalisme s’entremêlent de plus en plus. Des conflits sur le caractère de la nation surgissent. Qui doit être inclus et qui ne doit pas l’être? Quelle est la langue nationale? Quelle est la religion de la nation? À quoi ressemble le peuple de la nation? De telles considérations ont donné naissance à des préjugés nationalistes et même racistes qui engendrent de la discrimination lorsqu’il n’y a pas de réponses simples.

Dans la société féodale, la doctrine catholique de l’«universalisme» a justifié la «politique étrangère» féodale d’expansion à travers la conquête. Cette doctrine soutient que tous les peuples, quelle que soit leur ascendance ou la couleur de leur peau, sont de potentiels chrétiens et chrétiennes à convertir. Il était du devoir des dirigeants chrétiens d’essayer de les faire entrer dans leur giron. Cette doctrine justifiait les intérêts économiques de la classe dirigeante féodale qui ne pouvait accroître son pouvoir et sa richesse que par la conquête de nouvelles terres et des masses paysannes qui leur étaient liées par la naissance. La forme d’exploitation de la société féodale considère ces deux éléments comme inséparables. C’est pourquoi la conversion religieuse des populations conquises était exigée pour faire la quadrature du cercle entre la justification idéologique de la conquête et la nécessité de maintenir les paysans et les paysannes sur les terres.

Les conditions sociales de la société féodale et les intérêts de la classe dirigeante féodale ont donné aux préjugés et à la discrimination précapitalistes une expression en termes religieux. Le fait d’avoir les «mauvaises» croyances religieuses et de les exprimer dans des pratiques culturelles différentes était la seule base de discrimination. Mais il était possible d’y échapper par la conversion religieuse. En effet, les intérêts de la classe dirigeante féodale exigeaient une telle conversion. Cette forme de discrimination et de préjugés religieux temporaires était tout ce dont la classe dirigeante féodale avait besoin pour justifier la poursuite de ses intérêts. L’ascendance ou la couleur de la peau d’une personne ne pouvait pas devenir la base d’une discrimination permanente.

Dans sa lutte pour devenir la nouvelle dirigeante de la société, la classe capitaliste allait nécessairement détruire les idéologies féodales qui justifiaient l’ancienne société. Le déchaînement par le capitalisme de nouvelles forces économiques et de nouvelles formes d’exploitation allait créer les conditions sociales pour de nouvelles formes de préjugés et de discrimination. Vous trouverez ci-dessous un aperçu de la manière dont certaines des phases clés du développement de la société capitaliste ont donné naissance au racisme et l’ont développé au fil des siècles.

La discrimination fondée sur l’ascendance

Un tournant crucial dans le développement du racisme a été l’affaiblissement de la doctrine catholique de l’universalisme et le développement de l’idée que la «mauvaise» religion pouvait être transmise par la descendance. Ce tournant s’est produit dans l’Espagne du 15e siècle. À ce moment, les populations juives et musulmanes ont été confrontées à un «choix»: être expulsées de la société ou converties au christianisme. Cependant, lors de ce changement de cap, les personnes qui se sont converties ont continué à subir des discriminations en raison de leur «mauvais sang».

Ce petit changement dans l’idéologie, si fatidique pour l’histoire du monde, tire ses racines dans les conflits de classes qui ont surgi dans le processus de transition de l’Espagne vers le capitalisme et dans sa consolidation en tant qu’État-nation. Les «nouveaux chrétiens» convertis étaient concentrés parmi les marchands protocapitalistes, dont la richesse et le pouvoir augmentaient. Les propriétaires terriens féodaux en déclin, jaloux de la richesse monétaire des marchands, ont utilisé leur contrôle des institutions politiques féodales contre leurs rivaux de classe. Des lois ont été promulguées, excluant les nouveaux chrétiens des fonctions publiques, des fonctions ecclésiastiques, de l’adhésion aux organisations professionnelles ainsi qu’aux guildes de commerce et d’artisanat. L’intention des propriétaires terriens dans cette lutte n’était pas de détruire les nouveaux chrétiens, mais de renforcer leur propre pouvoir politique afin de prendre part à l’économie monétaire croissante que les marchands dominaient. Ces nouvelles lois constituaient plutôt des menaces contre les marchands non coopératifs et n’étaient utilisées que de manière sélective.

Pour que les propriétaires fonciers puissent poursuivre avec succès leur lutte de classe contre les marchands, il était nécessaire qu’ils maintiennent une base de discrimination même lorsque les marchands «choisissaient» la conversion religieuse. Ils ont trouvé la réponse en s’appuyant sur l’idée préexistante, mais jusqu’alors limitée, de «sang noble». Cette période a également vu la consolidation de l’État-nation espagnol à partir du féodalisme espagnol en déclin, une étape cruciale dans le développement du capitalisme. C’est ainsi l’alignement des forces de classe qui a dicté ce que l’Espagne devait être: une nation chrétienne hispanophone renforçant la discrimination contre les «nouveaux chrétiens».

Cette forme précoce de discrimination raciste et de protonationalisme, fortement teintée d’idées religieuses, a constitué le début d’une longue histoire de mélange entre ces deux idéologies jumelles. Les luttes de classes de l’Espagne du 15e siècle ont ajouté de nouvelles et importantes couleurs idéologiques à la toile de la lutte des classes. L’impulsion de ce racisme précoce a été donnée par les forces économiques créées par le capitalisme. Mais cette arme idéologique n’était pas celle des capitalistes en plein essor, mais plutôt des propriétaires terriens féodaux en déclin. Cela ne fait que souligner la relation complexe entre les conditions sociales, les idées et les idéologies. Car, au fur et à mesure qu’elle grandit, la classe capitaliste exploite ces graines idéologiques semées durant cette période de décadence féodale pour faire avancer ses propres intérêts de classe. L’ironie de l’histoire, c’est que les marchands nouvellement convertit au christianisme en Espagne et au Portugal ont été les premières victimes d’une forme de racisme, alors qu’ils étaient les pionniers de la traite transatlantique d’esclaves qui allait donner naissance au racisme anti-noir des siècles suivants.

Les capitalistes réinventent Dieu

La doctrine catholique de l’«universalisme» n’a pas fait le poids face aux intérêts économiques croissants de la classe marchande protocapitaliste qui a été la première à pratiquer la traite d’esclaves dans l’Atlantique à partir du milieu du 15e siècle. Des siècles de débats théologiques ont suivi sur la moralité de l’asservissement de personnes noires potentiellement converties. Cependant, en Europe du Nord, en particulier en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas, les marchands capitalistes en plein essor ont opéré une rupture plus décisive avec l’Église catholique. Ils ont réinventé le christianisme pour refléter leurs propres intérêts de classe dans le nouveau credo du protestantisme.

La classe capitaliste montante a lutté pour mettre fin aux restrictions féodales d’une société  devenue une entrave à son accumulation de richesses et à son aspiration au pouvoir politique. Le protestantisme a armé la classe capitaliste montante d’une arme idéologique pour attaquer les idées qui ont justifié la hiérarchie sociale féodale telle qu’ordonnée par Dieu. Contrairement au contrôle social étroit exercé par l’Église catholique, l’idéologie protestante a encouragé la possibilité d’une relation personnelle avec Dieu sans l’intermédiaire de la hiérarchie catholique. Cette «démocratisation» du christianisme signifie que tous les aspects de l’idéologie catholique sont désormais sujets à débat. Les nouvelles sectes protestantes ont proliféré, critiquant la prétendue divinité de la société féodale à partir de nouvelles interprétations, souvent concurrentes, de la Bible.

La secte protestante calviniste a reflété de la manière la plus directe les intérêts économiques de la classe capitaliste montante. Friedrich Engels l’a décrite comme «adaptée à la plus audacieuse des bourgeoisies de son temps». Les idées calvinistes de «prédestination» et «d’appel de Dieu» ont fait de l’accumulation de richesses la vertu la plus élevée signifiant la faveur de Dieu.

L’Afrikaner Broederbond, qui s’est donné pour mission de consolider une classe capitaliste afrikaner en Afrique du Sud dans la première partie du 20e siècle, était basé sur le calvinisme. Plusieurs décennies plus tard, un credo similaire a émergé en Afrique dans diverses églises de «prospérité». Ces églises reflètent les aspirations économiques de la nouvelle classe moyenne et les espoirs de la classe ouvrière et des pauvres. Cependant, elles ont poussé la «démocratisation» du christianisme par le protestantisme à des extrêmes absurdes. Elles se forment autour de «prophètes» charismatiques individuels dont l’enrichissement personnel est le signe de la faveur divine de la congrégation!

Il est clair que la nouvelle idéologie capitaliste protestante n’a pas conduit en soi au racisme. Le racisme est apparu grâce à des forces situées ailleurs dans la société. Mais le protestantisme a éliminé l’«universalisme» catholique. Il a agi comme une rupture idéologique dans le développement de formes non religieuses et permanentes de préjugés et de discrimination. C’est pour cette raison qu’il est important de décrire les transformations du christianisme par rapport à l’évolution historique du racisme. Avec la prolifération de différentes sectes protestantes basées sur une «relation directe» avec Dieu, il est beaucoup plus facile pour les personnes chargées d’«interpréter» l’Écriture ou de recevoir la «révélation» de refléter les préjugés de leur époque et les intérêts de classe de leurs congrégations.

Cela explique le phénomène par ailleurs contradictoire du soutien historique de différentes sectes protestantes à l’esclavage des personnes noires et à d’autres formes de discrimination raciste à certains moments de l’histoire, et à leur opposition à ces pratiques à d’autres moments. Les débats au sein des Églises protestantes réformées néerlandaises en Afrique du Sud sous l’apartheid sont un exemple de l’importance de ce changement de la superstructure idéologique de la société en faveur du racisme. Avec les flux et reflux de la lutte des classes, le soutien universel initial à l’apartheid s’est finalement effondré en un fouillis d’appui, d’opposition et de tout ce qui se trouve entre les deux.

La traite transatlantique d’esclaves et la création du racisme anti-noir

L’intérêt économique majeur ayant créé les conditions sociales pour l’émergence du racisme anti-noir est la traite transatlantique d’esclaves. Mais l’histoire de l’esclavage en général n’est pas l’histoire du racisme. L’esclavage dans la Grèce et la Rome antiques n’était pas fondé sur la couleur de la peau. Dans ces sociétés, des personnes de toutes les couleurs de peau pouvaient être réduites en esclavage. Le racisme n’a pas pu naître sur cette base multiraciale.

Au début de la période capitaliste, l’esclavage a conservé son caractère multiracial. Les premiers navires de marchands d’esclaves sont arrivés en Afrique dans les années 1440. Ils ont commencé à faire un peu de troc avec les dirigeants ouest-africains en échange d’esclaves noirs. Ce commerce a existé en parallèle de la pratique ouest-africaine de prise d’esclaves en temps de guerre, du commerce transsaharien d’esclaves établi de longue date sous le contrôle des musulmans nord-africains et de l’esclavage continu de personnes blanches dans certaines régions d’Europe.

La différence entre les marchands portugais et leurs premiers concurrents était que les premiers représentaient la classe capitaliste montante et les seconds les vestiges d’anciennes formes sociales que le capitalisme allait bientôt balayer. Cette classe de marchands protocapitalistes allait réinventer l’esclavage. En le mettant en œuvre dans les Amériques nouvellement conquises, ils l’ont transformé en une vaste entreprise capitaliste. Ce n’est que sur la base de l’esclavage capitaliste que les conditions sociales ont été créées pour l’émergence du racisme anti-noir en rendant l’esclavage, pour la première fois, exclusivement noir.

Mais cela prendra de nombreuses années. Le premier navire de l’Atlantique à transporter des esclaves noirs a quitté l’Afrique en 1510. Cinquante esclaves noirs ont été emmenés sur l’île d’Hispaniola (aujourd’hui Haïti et la République dominicaine), sous contrôle espagnol. Cette «innovation» a eu lieu parce que les populations autochtones – qui ont été les premières à être asservies et mises au travail forcé dans les nouvelles mines d’argent et d’or ainsi que dans les nouvelles plantations de tabac et de sucre – sont mortes trop rapidement des maladies véhiculées par les Européens. Jusqu’au 17e siècle, la traite des esclaves dans l’Atlantique est restée intermittente et à petite échelle par rapport à ce qui allait suivre. Les conditions sociales pour un racisme anti-noir général et omniprésent n’étaient pas encore suffisamment prêtes.

La clé pour comprendre l’ampleur de la traite négrière atlantique est la demande de main-d’œuvre des nouvelles colonies américaines qui, à leur tour, dépendaient du développement du capitalisme en Europe et de la création de nouveaux marchés. Un tournant s’est produit au 17e siècle lorsque le sucre est devenu la principale culture commerciale dans les Caraïbes et en Amérique du Sud. Cela a rapidement accéléré le besoin de main-d’œuvre, qui a été le plus facilement satisfait par l’importation de main-d’œuvre noire d’Afrique.

Au cours des deux siècles suivants, plus de douze millions de personnes noires ont été réduites en esclavage et envoyées en Amérique. Elles en sont venues à constituer une vaste population d’esclaves. Leur statut d’esclave, le dernier échelon de l’échelle sociale, est devenu inséparable de la couleur de leur peau. C’est ce qui a créé les conditions sociales du racisme anti-noir. Comme l’historien marxiste Eric Williams l’a décrit dans son livre, British Capitalism and British Slavery, «les traits de l’homme, ses cheveux, sa couleur et son dentifrice, ses caractéristiques “sous-humaines” si largement invoquées, n’étaient que les rationalisations ultérieures pour justifier un simple fait économique: que les colonies avaient besoin de main-d’œuvre et avaient recours à la main-d’œuvre noire parce qu’elle était la moins chère et la meilleure».

Le racisme anti-noir s’est alors matérialisé et n’était pas prêt de disparaître. Il existe dans les colonies et dans les métropoles qui bénéficient de son existence. Lorsque l’esclavage a pris fin tout au long du 19e siècle, Williams a constaté que cela n’a pas permis d’éradiquer les préjugés racistes qu’il a créés. Il a déclaré: «les idées [le racisme] fondées sur ces intérêts [l’esclavage] continuent bien après que les intérêts aient été détruits et font leur vieil effet, ce qui est d’autant plus malicieux que les intérêts auxquels ils correspondaient n’existent plus». Mais il ne s’agit pas simplement d’une inertie de l’histoire. Malgré la fin de la traite négrière atlantique, le capitalisme a besoin du racisme pour justifier de nouveaux intérêts économiques.

La voie du racisme en Amérique du Nord

Dans des conditions sociales différentes, le développement de l’esclavage et du racisme anti-noir a pris un chemin différent dans les colonies nord-américaines. Après l’échec de tentatives similaires d’asservissement des populations autochtones, les propriétaires terriens nord-américains se sont ensuite tournés vers la main-d’œuvre blanche sous contrat pour résoudre leur pénurie de main-d’œuvre. Être engagé dans un contrat d’indenture signifiait travailler comme esclave pendant une période pouvant aller jusqu’à sept ans avant d’être libéré. Au cours des 150 années qui ont précédé la fin du 18e siècle, jusqu’à 250 000 personnes d’origine anglaise, irlandaise, allemande et d’autres personnes blanches appauvries ont été envoyées dans les colonies nord-américaines pour y être engagées sous indenture. Mais le taux de mortalité dû au surmenage et aux mauvais traitements, sans parler de la facilité et de la fréquence avec lesquelles la période d’indenture était prolongée, a entraîné beaucoup de personnes à mourir en esclavage.

Tout au long de cette période, il y a également une arrivée constante de personnes noires achetées à des marchands d’esclaves. Cependant, il n’y a pas de système d’esclavage en tant que tel en Amérique du Nord. À leur arrivée, ces esclaves noirs sont convertis en serviteurs sous indenture et intégrés dans le système de travail existant. Le fait d’être noir ne les qualifie pas encore automatiquement comme des esclaves. Certaines personnes ont même vécu et obtenu la liberté et devenaient elles-mêmes maîtres de serviteurs sous indenture.

Dans les champs des plantations, des serviteurs noirs et blancs sous indenture ont travaillé côte à côte. La misère partagée et le sens de la solidarité de classe ont empêché l’émergence du racisme entre ces personnes exploitées. Au sein de la classe dirigeante, des préjugés se sont développés pour justifier le traitement brutal des serviteurs sous indenture, qu’ils soient noirs ou blancs. Tous ces gens ont été déshumanisés et considérés comme des «saletés et des déchets». Un racisme explicitement anti-noir ne servait à rien dans ces conditions sociales et n’a donc pas vu le jour. Mais cela va se produire au cours de la lutte des classes.

Un tournant décisif dans le développement du racisme anti-noir en Amérique du Nord est survenu en 1676 avec la révolte de Bacon, en Virginie. Lors de ce soulèvement contre des propriétaires terriens aristocratiques, des serviteurs noirs et blancs sous indenture, des fugitifs, des travailleurs libres sans terre et de petits fermiers se sont unis. La rébellion a été brutalement écrasée. Selon un récit de l’époque, le dernier groupe de rebelles tués, qui a choisi de se rassembler par solidarité de classe et de se battre jusqu’au bout, comprenait «80 nègres et 20 Anglais». C’est précisément ce qui a terrifié la classe dirigeante.

Après la répression de la révolte de Bacon, la classe dirigeante, anticipant le régime d’apartheid de plusieurs siècles, a entrepris de créer une couche intermédiaire privilégiée pour servir de tampon social à son pouvoir. La ligne de démarcation potentielle était apparente au 17e siècle en Virginie comme elle l’était en Afrique du Sud à la veille de l’apartheid: les personnes blanches devaient être consciemment séparées des noires. La situation juridique des serviteurs blancs sous indenture a été améliorée. Leur donner des coups de fouet a été interdit. À la fin de la période d’indenture, les personnes blanches devaient recevoir «du maïs, de l’argent, un fusil, des vêtements et 50 acres de terre» pour leur permettre de participer à l’ordre social existant.

Pendant ce temps, les serviteurs noirs sous indenture ont perdu tous leurs droits. Le travail sous indenture est devenu un esclavage à vie. Dans les grandes plantations, les personnes blanches et noires ont été ségréguées dans des habitations séparées. Pour mieux les distinguer, les personnes blanches recevaient des vêtements de qualité supérieure et un travail plus facile. Elles ont été forcées d’intégrer leur «supériorité», car les préjugés racistes étaient sciemment encouragés. Pour la première fois, l’anglais a été explicitement défini comme un symbole de «blanchitude» dans un nouvel entrelacement entre racisme et nationalisme.

Avec l’établissement de l’esclavage noir et plus tard la culture du coton dans le Sud, les conditions sont réunies pour le développement du système esclavagiste du sud des États-Unis. L’idéologie raciste qui s’est développée sur cette base a survécu longtemps après la fin de l’esclavage dans le sud, en 1865. Anticipant à nouveau le régime d’apartheid, l’année 1876 a vu l’introduction des lois de ségrégation raciste de Jim Crow dans le Sud, qui vont survivre jusque dans les années 1960.

La science moderne invente la «race»

Comme il a été mentionné plus haut, la religion a été le seul prisme idéologique à refléter les conditions sociales de la société féodale. Si le capitalisme a modifié la religion pour refléter ses propres intérêts, il a également stimulé de nouvelles façons de voir et de comprendre le monde qui allaient entrer en concurrence avec la religion. Le développement de la méthode scientifique moderne d’observation et d’expérimentation durant la «révolution scientifique» du 16e siècle a permis à l’Humanité de faire d’énormes progrès dans sa compréhension du monde. Mais la lutte des classes a inévitablement trouvé un écho dans les nouvelles sciences.

Durant les débuts de la science moderne, la classe capitaliste a trouvé un nouveau cadre pour établir des préjugés et justifier la discrimination raciale: la nouvelle idée de «race». La mise au point de cette idée a reflété les inégalités sociales existantes à l’époque, non pas une quelconque inégalité «naturelle». Au début du 18e siècle, les tentatives de scientifiques tels que Carl Linnæus qui visaient à classifier la nature selon une hiérarchie, avec les humains au sommet, ont à leur tour conduit à des tentatives pour classifier de manière hiérarchique les différences entre les êtres humains. Dans les colonies hispano-américaines, les catégories raciales de l’apartheid ont été anticipées avec le système des «castas». Plus de 100 «hiérarchies» humaines différentes et détaillées ont été alors élaborées. Elles ont contenu jusqu’à 16 classifications différentes basées sur la couleur de la peau et la descendance. Cependant, les conditions sociales ont empêché les castas de devenir une base rigoureuse de ségrégation.

Les inégalités raciales, mais aussi les inégalités de classe, étaient désormais justifiées comme découlant d’un ordre «naturel». Si elles sont «naturelles», il est donc justifié qu’elles continuent. Le terrain idéologique a ainsi été préparé pour l’arrivée des théories pseudoscientifiques sur la race, celles-là mêmes qui serviront de base aux formes les plus monstrueuses de racisme suprémaciste blanc durant les 19e et 20e siècles.

La tromperie du libéralisme

Ironiquement, les idées des Lumières concernant la raison et les droits individuels défendues durant la Révolution française constitueront un nouveau développement idéologique à partir duquel le racisme se renforcera dans la société capitaliste. Ces idées se sont développées comme position alternative à partir de laquelle la classe capitaliste a pu justifier sa lutte de classe contre le féodalisme. En réalité, ce ne sont pas les «droits de l’homme» qui ont été défendus, mais les droits de la classe capitaliste. Aucun droit n’a été plus important que le droit à la propriété privée. Mais pour rallier toutes les classes à la bannière des capitalistes dans leur lutte contre le féodalisme, ces droits ont dû être posés en termes révolutionnaires et s’appliquer à tout le monde de la même façon.

Suite à sa victoire contre le féodalisme, la classe capitaliste n’a eu aucune intention d’être cohérente avec son idéologie révolutionnaire. Elle n’a eu aucun désir de partager son nouveau pouvoir politique avec la classe ouvrière, et encore moins de sacrifier l’immense source de profits qui dépendait de la traite des esclaves dans l’Atlantique et de l’esclavage des personnes noires en Amérique. La classe capitaliste a continué d’empêcher la classe ouvrière et les esclaves des colonies d’obtenir des droits politiques afin de maximiser leur exploitation. Le besoin s’est fait sentir d’élaborer des idéologies pour fixer les limites de ce qui était auparavant présenté comme des droits «universels». Le racisme déjà développé sur le dos de la traite des esclaves de l’Atlantique est renforcé et développé pour justifier l’exclusion des personnes noires de la nouvelle «liberté» capitaliste.

Mais cela n’a pu que partiellement réussir. La classe ouvrière et les esclaves ont pris la classe capitaliste au mot. Les esclaves de couleur noire à Saint-Domingue se sont rebellé·es pour soutenir la Révolution française qui, à ses débuts, a trouvé son soutien le plus énergique parmi les masses ouvrières. L’opposition instinctive des masses françaises à l’esclavage a été décrite par l’historien marxiste C.L.R. James dans son livre sur la révolution haïtienne:

Et dans ces quelques mois où elles [les masses] s’approchèrent le plus près du pouvoir, elles n’oublièrent pas les Noirs. Le Peuple les considérait comme des frères, et il haïssait  les vieux propriétaires d’esclaves, suppôts de la contre-révolution, comme si c’était des Français qui avaient souffert sous leur fouet. Ce n’était pas seulement de Paris, mais aussi celui de la France entière. «Domestiques, paysans, ouvriers, journaliers agricoles», tous, partout, manifestaient une haine vigoureuse de «l’aristocratie de la peau». Il n’était pas rare de voir des gens si profondément affligés du sort des esclaves qu’ils cessaient de boire du café, comme s’il était imprégné du sang et de la sueur d’hommes ravalés à la brute. Aux nobles et généreux travailleurs de France […] c’est à ces hommes qu’ira le souvenir reconnaissant et affectueux des fils de l’Afrique et des amis de l’humanité – et non aux bavards libéraux français ni aux hypocrites «philanthropes plus 5%» des chambres britanniques3.

L’opposition opportuniste de la classe capitaliste à l’esclavage, qui s’est imposée au début pour gagner le soutien de la classe ouvrière à sa révolution, a été renversée à la première occasion. Les anciennes et anciens esclaves de Saint-Domingue ont été contraints de poursuivre leur lutte, désormais contre les forces du nouveau gouvernement capitaliste de la France. Les anciennes et anciens esclaves ont été victorieux et ont réussi à établir la première république noire de l’histoire avec la création d’Haïti en 1804.

Colonialisme et capitalisme monopolistique

Tout comme les personnes d’Afrique n’ont pas été réduites en esclavage parce qu’elles étaient noires, l’Afrique n’a pas été colonisée au 19e siècle parce que ses habitantes et habitants étaient noirs. Les justifications racistes du colonialisme sont le reflet idéologique d’un processus économique plus fondamental. Le racisme anti-noir est déjà bien établi au 18e siècle. À la veille de la «ruée vers l’Afrique» des années 1870, 90% de l’Afrique n’est pas colonisée par l’Europe.

Lénine, dans L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, souligne qu’en Grande-Bretagne, la puissance dominante de l’époque, «entre 1840 et 1870, les dirigeants politiques bourgeois du pays étaient contre la politique coloniale, considérant l’émancipation des colonies, leur détachement complet de l’Angleterre, comme une chose utile et inévitable4». Cela est dû au fait que la doctrine du «libre-échange» et de la «libre concurrence» correspond aux intérêts économiques de la classe capitaliste à ce stade. Ce n’est pas le cas du colonialisme.

Mais la poursuite du développement du capitalisme en Europe a conduit à la montée du capitalisme monopoliste. La concurrence «libre» a été dépassée. Le capital industriel et bancaire s’est concentré et a fusionné dans ce que Lénine a décrit comme le «capital financier». L’exportation de ce capital financier vers de nouveaux marchés est devenue vitale pour les intérêts de la classe capitaliste. La concurrence entre les puissances capitalistes afin d’obtenir des marchés pour leurs propres capitaux financiers ainsi que pour assurer le contrôle des matières premières s’est intensifiée. En conséquence, l’hypocrisie du libéralisme a conduit au nationalisme et au colonialisme. Lénine a expliqué qu’il «est donc hors de doute que le passage du capitalisme à son stade monopoliste, au capital financier, est lié à l’aggravation de la lutte pour le partage du monde5». La lutte entre les classes capitalistes nationales européennes concurrentes est ainsi devenue la force motrice du colonialisme.

Le fait que le racisme anti-noir existait déjà a simplement évité à la classe capitaliste d’avoir à l’inventer. Mais comme toujours, les nouveaux intérêts économiques exigent que le racisme s’y adapte. Les idées suprématistes blanches et les théories pseudoscientifiques de la race sont apparues pour justifier la conquête coloniale non seulement des personnes noires en Afrique, mais aussi des peuples d’Asie. Si les classes capitalistes blanches européennes doivent dominer les peuples du monde entier, il est plus facile d’affirmer la «supériorité» de leur propre «race» plutôt que les «infériorités» spécifiques de toutes les autres «races». De telles idées n’étaient pas entièrement nouvelles. Mais la nécessité de justifier le colonialisme s’est développée et les a fait progresser vers de nouveaux sommets. De vastes régions du monde seront gouvernées ainsi que leurs habitantes et habitants exploités sur la base de ces idées. Par conséquent, les luttes de libération nationale dans le monde colonial du 20e siècle ont acquis un caractère de lutte antiraciste. C’est particulièrement le cas avec les expressions idéologiques qu’incarnent les idées africanistes et les autres nationalismes noirs, idées conformes aux intérêts d’une élite noire en devenir.

L’essor de la classe ouvrière et la réaction du nationalisme

Comme il est mentionné plus haut, les idéologies nationalistes ont émergé en Europe en raison des intérêts économiques de la classe capitaliste. Le nationalisme est une arme idéologique essentiellement progressiste aux mains de la classe capitaliste dans sa lutte contre la classe dominante féodale. Cependant, dès que la classe capitaliste a atteint le pouvoir politique dans la majeure partie de l’Europe, elle a dû immédiatement s’opposer à son nouvel ennemi ouvrier. Même pendant la Révolution française de 1789 et les Révolutions de 1848 en Europe, les revendications des masses ouvrières se sont révélées être de plus en plus en contradiction avec les intérêts de la classe capitaliste avec laquelle elles étaient généralement encore en alliance contre la société féodale. Avec le mouvement chartiste des années 1840 en Grande-Bretagne, avec la publication du Manifeste du parti communiste en 1848, avec le tout premier État ouvrier qu’est l’éphémère Commune de Paris de 1870 et avec la montée du syndicalisme, la classe ouvrière démontre la véracité de l’argument de Marx selon lequel le capitalisme crée ses propres fossoyeurs.

Le nationalisme réactionnaire est devenu crucial pour la classe capitaliste afin de justifier les inégalités de classe et l’exploitation de classe en Europe. C’est le complément du racisme justifiant quant à lui l’exploitation dans les colonies. De plus en plus, les deux s’entremêlent. Face à l’appel révolutionnaire de la classe ouvrière à la solidarité de classe, à la lutte de classe et à l’internationalisme, la classe capitaliste oppose la solidarité nationale et raciale, les luttes des nations et le nationalisme. Les racines du racisme et du nationalisme au sein des conditions sociales capitalistes ont été mises à nu par l’émergence du mouvement ouvrier révolutionnaire. Ce dernier a été contraint de surmonter ces deux idéologies dans sa lutte pour une société qui serait organisée selon ses propres intérêts de classe — une société socialiste. Le marxisme est l’idéologie la plus conforme aux intérêts réels de la classe ouvrière et donc la plus cohérente dans son opposition au racisme.

Le remodelage de l’arme idéologique du nationalisme par la classe capitaliste a donné vie à tout un potentiel de préjugés raciaux et ethniques nationalistes afin de combattre son nouvel adversaire ouvrier. Les idées racistes développées au cours des siècles et les idéologies suprémacistes blanches colonialistes ont pu fusionner avec le nationalisme et offrir une nouvelle apparence à l’armure idéologique réactionnaire du capitalisme.

La forme la plus extrême de réaction capitaliste contre la lutte révolutionnaire de la classe ouvrière est apparue au 20e siècle sous la forme du fascisme. Il est apparu dans le sillage immédiat de la victoire de la classe ouvrière durant la Révolution russe de 1917 et durant les mouvements révolutionnaires pour le socialisme qui ont balayé l’Europe. Combiné à la crise capitaliste de la Grande Dépression des années 1930, le fascisme a constitué le dernier coup de dés pour une classe capitaliste désespérée au seuil de la perte de pouvoir. La tâche principale du fascisme a été de briser le pouvoir de la classe ouvrière organisée. L’habillage idéologique de cette réaction capitaliste fusionne un suprémacisme blanc raciste extrême, un nationalisme impérialiste expansionniste et un antisocialisme virulent.

Une histoire de lutte

Les masses exploitées, les esclaves et la classe ouvrière ont surmonté les divisions racistes tout au long de l’histoire du capitalisme et du développement qu’il a fait subir au racisme. Leurs luttes contre la division des capitalistes et l’exploitation de classe leur ont permis d’attaquer la base sur laquelle repose le racisme. La première révolte d’esclaves de couleur noire a eu lieu 12 ans seulement après l’arrivée des premiers esclaves noirs à Hispaniola. Dix ans plus tard, des esclaves autochtones et noirs se sont révoltés ensemble sur la même île. Toute l’histoire de l’esclavage en Amérique est une histoire de révoltes d’esclaves.

Il a déjà été mentionné l’unité des esclaves de couleur noire et blanche durant la rébellion de Bacon ainsi que la réussite de la révolution haïtienne, soutenue par la classe ouvrière blanche de France. La classe ouvrière européenne a également joué un rôle important dans l’abolition de la traite des esclaves dans l’Atlantique ainsi que durant la guerre civile aux États-Unis, événement qui a mis fin au système d’esclavage dans le Sud. Les révolutions coloniales en Afrique et en Asie au 20e siècle ainsi que le mouvement des droits civils aux États-Unis ont poursuivi ces luttes pour l’autodétermination et l’égalité véritable. La classe ouvrière a soutenu ces luttes, partout où elle a été organisée sur la base d’idées marxistes et socialistes correspondant à ses intérêts réels. Lorsqu’elle ne l’a pas fait, cela a été le résultat de politiques conscientes de divisions et de domination de la part de la classe capitaliste.

[…]

Race ou classe sociale?

Les catastrophes des deux guerres mondiales du 20e siècle se sont exprimées à travers les idéologies racistes et nationalistes décrites plus haut. Après ces guerres, la politique «officielle» des classes capitalistes impérialistes (dont les prédécesseurs ont créé le racisme) a consisté à défendre un antiracisme hypocrite. Dans le monde entier, le racisme et les inégalités raciales du 21e siècle tirent leurs racines matérielles dans la nature même du capitalisme en tant que système d’inégalité de classes. Les inégalités raciales sont une de ses formes d’expression. Tant que la société restera divisée en classes, les conditions sociales du racisme subsisteront.

L’intensité du racisme et son utilisation comme moyen de discrimination continueront à fluctuer avec les crises du capitalisme et de la lutte des classes. La classe capitaliste continuera à s’appuyer sur le racisme comme outil idéologique réactionnaire afin de diviser la classe ouvrière pour mieux régner. Cette capacité des capitalistes est limitée seulement par le niveau d’organisation et la combativité de la classe ouvrière. Des combinaisons cruelles et bizarres d’idées réactionnaires et de préjugés appartenant à la «foule infinie de hasards» d’Engels continueront à être lancées. Les récentes violences xénophobes en Afrique du Sud entrent dans cette catégorie. En l’absence totale de direction de la classe ouvrière, les préjugés racistes et nationalistes les plus réactionnaires de la société capitaliste ont été repris et portés par une partie des masses opprimées, en colère contre la pauvreté, le chômage et les inégalités.

Laquelle est la plus importante? La «race» ou la classe sociale? Cette question est fréquemment posée dans les débats et les discussions politiques en Afrique du Sud. S’appuyant sur leur compréhension ahistorique du racisme, les nationalistes noirs affirment généralement qu’il s’agit de la «race». Mais les marxistes devraient débuter leur raisonnement en remettant en question les prémisses de cette question. Oui, pour les marxistes, la classe a la primauté. Mais cela n’exclut pas que la «race» ait une importance et une signification énormes dans les relations de classe et la lutte des classes. Car c’est dans l’interaction dialectique entre la classe et la «race» que le racisme est né, et c’est dans l’interaction dialectique entre la classe et la «race» que le racisme acquiert toutes ses formes modernes. C.L.R. James a fait remarquer que, pour les marxistes:

La question des races est subordonnée à celle des classes, et il est désastreux de concevoir l’impérialisme en termes de races. Cependant, c’est une erreur de négliger le facteur racial, de la traiter comme une question purement accessoire – une erreur seulement moins grave que d’en faire le facteur fondamental6.

Quiconque souhaite comprendre l’histoire du racisme doit examiner si le marxisme est en mesure de découvrir et d’expliquer son véritable développement historique. Nous pensons que oui. Mais le marxisme ne tente pas d’expliquer le racisme simplement comme un exercice mental. Il tente plutôt d’être un guide d’action dans la lutte pour un avenir socialiste. Si le marxisme est capable d’exposer les véritables fondements de classe du racisme, alors il est nécessaire d’en tirer toutes les conclusions et de rejoindre la lutte de la classe ouvrière pour le socialisme comme seul moyen d’éradiquer les véritables fondements capitalistes du racisme.


1. Friedrich Engels, Lettre à Joseph Bloch, 1890
2. Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, 1916
3. C.L.R. James, Les Jacobins noirs. Toussaint Louverture et la Révolution de Saint-Domingue, Éditions Amsterdam, Paris, 2017, p.179-180
4. Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, 1916
5. Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, 1916
6. C.L.R. James, Les Jacobins noirs. Toussaint Louverture et la Révolution de Saint-Domingue, Éditions Amsterdam, Paris, 2017, p.322-323

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