L’approche de «l’homme fort» en politique se répand en cette période de nationalisme capitaliste et de militarisme. Orban en Hongrie, Yoon en Corée du Sud, Erdogan en Turquie et maintenant, bien sûr, Donald Trump aux États-Unis, exercent le pouvoir d’État dans leur propre intérêt, en sapant et en rejetant directement les normes «démocratiques», sans consultation des partis ou du parlement.
La France de 1848 à 1852 correspond à une période de révolution, de lutte des classes, de répression, de démocratie vacillante et de populisme qui s’est terminée par une dictature bonapartiste. Cette expérience est riche d’enseignements pour aujourd’hui.
Le livre de Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, offre une analyse incroyablement lucide de ces événements. Il explique la manière dont un «homme fort» médiocre est arrivé au pouvoir dans une société dans l’impasse.
Les révolutions sont invariablement suivies de contre-révolutions visant à restaurer l’ancien système ou du moins une partie de celui-ci. Cela est plus marqué que partout ailleurs dans l’histoire de la France, avec les suites de la grande révolution française, la révolution bourgeoise par excellence, qui a commencé en 1789.
Cette révolution, explique Marx, avait pour tâche de «briser tous les pouvoirs indépendants, locaux, territoriaux, municipaux et provinciaux, pour créer l’unité bourgeoise absolue : la centralisation, mais, en même temps aussi, l’étendue, les attributs et l’appareil du pouvoir gouvernemental». Cela était nécessaire pour ouvrir la voie au développement économique capitaliste. Cette révolution n’est possible que grâce à l’action de masse de la classe ouvrière naissante, les Sans-culottes, qui permet à la bourgeoisie (la classe capitaliste) de prendre le pouvoir et qui, à travers ses couches les plus déterminées, fait avancer la révolution.
En 1799, Napoléon Bonaparte prend le pouvoir par un coup d’État, s’érige en empereur et mène une dictature brutale et personnelle. Même si plusieurs des mesures les plus radicales de la Révolution française sont annulées, les acquis économiques de la révolution bourgeoise restent en place, c’est-à-dire la fin du féodalisme et l’établissement du capitalisme en tant que système dominant. Grâce aux guerres qui ont éclaté sur une grande partie du continent européen, les acquis de la révolution se sont également étendus au-delà de la France.
Napoléon perd le pouvoir en 1815 et la monarchie conservatrice des Bourbons, fondée sur les propriétaires terriens, revient au pouvoir. Mais elle ne bouleverse pas les relations de propriété capitaliste. Lors de la révolution de 1830, une autre branche de la famille royale (les Orléans) monte sur le trône en s’appuyant sur la branche financière et industrielle de la bourgeoisie. Son règne instable ouvre la voie à la révolution de 1848.
Révolution de 1848
La principale force de la révolution de 1848 est la classe ouvrière en pleine expansion. Débutée en France, la révolution se répand en une série de révolutions dans toute l’Europe, ébranlant les classes dirigeantes. À Paris, un gouvernement bourgeois provisoire est formé, toujours sous la forte pression du prolétariat. Un chef républicain circonstanciel, François-Vincent Raspail, «Au nom du prolétariat parisien, il ordonna au Gouvernement provisoire de proclamer la République, déclarant que si cet ordre du peuple n’était pas exécuté dans les deux heures, il reviendrait à la tête de 200 000 hommes».
Une «république sociale» est donc constituée. Cependant, elle cherche immédiatement à désarmer et à écraser la classe ouvrière. Provoqués par la nouvelle Assemblée nationale, les ouvriers tentent de reprendre l’initiative, d’abord en mai en prenant d’assaut le Parlement, puis lors des «Journées de juin», avec «la formidable insurrection où fut livrée la première grande bataille entre les deux classes qui divisent la société moderne». Il faut cinq jours à l’armée et à la Garde nationale mobile pour vaincre les ouvriers, en massacrant 3 000 d’entre eux et en en déportant 15 000. Les dirigeants ouvriers sont emprisonnés, le plus connu d’entre eux, Louis Blanqui, est condamné à 10 ans de prison. Le mouvement de la classe ouvrière est repoussé pour plusieurs décennies.
Marx explique que ce contexte montre «comment la lutte des classes en France créa des circonstances et une situation telles qu’elle permit à un personnage médiocre et grotesque de faire figure de héros […] Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter: la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce».
«Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé».
En d’autres termes, l’évolution qui a conduit à la dictature de Bonaparte n’était ni inévitable, ni le résultat de l’action d’un individu particulièrement intelligent.
En désarmant la classe ouvrière, en s’appuyant sur la force de l’armée, en négligeant tout droit démocratique, la bourgeoisie démocratique s’est engagée sur la voie de la dictature.
Le renversement de la révolution
Toutes les forces réactionnaires et bourgeoises se dressent contre la classe ouvrière. Marx explique que «Pendant les Journées de juin, toutes les classes et tous les partis s’étaient unis dans le “parti de l’ordre” en face de la classe prolétarienne, du “parti de l’anarchie”, du socialisme, du communisme. Ils avaient “sauvé” la société des entreprises des “ennemis de la société”. Ils avaient repris et lancé parmi leurs troupes les vieux mots d’ordre de l’ancienne société: “propriété, famille, religion, ordre”, et crié à la croisade contre-révolutionnaire: “Sous ce signe, tu vaincras!”».
Au lieu de faire avancer la révolution, comme de 1789 à 1815, 1848 représente un renversement. «Lors des Journées de juin 1848, la bourgeoisie et la petite bourgeoisie, en tant que garde nationale, s’étaient unies avec l’armée contre le prolétariat. Le 13 juin 1849, la bourgeoisie fit disperser la garde nationale petite bourgeoise par l’armée. Le 2 décembre 1851, la garde nationale bourgeoise disparaissait d’elle-même, et Bonaparte ne fit que constater un fait accompli, lorsqu’il signa après coup son décret de dissolution». Le général Cavaignac, qui a dirigé le massacre de juin, s’impose comme dictateur.
La propagande réactionnaire contre le prolétariat commence à toucher les ailes démocratiques et libérales de la bourgeoisie. «Toute revendication de la plus simple réforme financière bourgeoise, du libéralisme le plus vulgaire, du républicanisme le plus formel, de la démocratie la plus plate, est à la fois punie comme “attentat contre la société” et flétrie comme “socialiste”». Marx conclut: «Mais ce que la bourgeoisie ne comprenait pas, c’était que son propre régime parlementaire, sa domination politique, en général, devaient fatalement à leur tour être condamnés comme socialistes».
La bourgeoisie est divisée entre deux ailes royalistes (qui soutiennent chacune un prétendant au trône) ainsi qu’en tendance républicaine ou démocrate. Ces derniers, «occupés à concevoir, discuter et voter» une nouvelle constitution, sont les premiers à perdre tout pouvoir. Tout en parlant de droits démocratiques, ils ne s’opposent pas au massacre de juin ni au fait que Paris soit sous régime militaire de juin à décembre 1848. Lorsque les monarchistes réunis dans le «Parti de l’Ordre» se retournent contre eux, ils ne ripostent pas.
Le président
Louis Bonaparte, neveu de Napoléon, remporte les élections présidentielles de décembre 1848. Il est le seul candidat connu et les différentes factions bourgeoises sont sûres de pouvoir le contrôler. Marx décrit sa victoire comme «une réaction de la campagne contre la ville», avec un large soutien dans l’armée et parmi les monarchistes. Même de nombreux ouvriers et petits bourgeois pensaient qu’il ferait contrepoids à Cavaignac.
En tant que président, il contrôle officiellement l’armée et nomme les ministres du gouvernement. Au départ, il n’intervient pas dans les débats de l’Assemblée nationale entre les différentes ailes de la bourgeoisie et ne voit pas d’inconvénient à ce qu’elles le critiquent verbalement, lui ou ses ministres. Bien entendu, il soutient toutes les mesures visant à supprimer l’opposition démocratique.
L’opposition au parlement est constituée par la Montagne, un parti social-démocrate dont la base se trouve parmi les travailleurs, y compris parmi quelques socialistes autoproclamés et dans la petite bourgeoisie. Lors des élections législatives du printemps 1849, il remporte tous les sièges de député à Paris. En juin, cependant, la Montagne est écrasée et ses dirigeants partent en exil.
Marx explique comment leur programme, qui recherchait l’harmonie, visait à affaiblir l’antagonisme entre les travailleurs et le capital. En juin, la Montagne est provoquée par Bonaparte qui rompt avec la constitution dans une aventure militaire contre Rome. La Montagne parle de lutte armée, mais mobilise pour une manifestation pacifique en faveur de la constitution, pensant qu’elle sera soutenue par la Garde nationale. Cependant, comme le commente Marx, «Si l’on se proposait sérieusement une démonstration pacifique, il était stupide de ne pas prévoir qu’elle serait accueillie belliqueusement».
Les monarchistes du Parti de l’Ordre acceptent la répression des parlementaires de Montagne. Il s’agit d’une victoire importante pour Bonaparte. Les gardes nationaux qui soutiennent Montagne sont exilés.
Populisme et pré-fascisme
Bonaparte encourage le mécontentement croissant à l’égard des partis politiques, de l’Assemblée nationale et de «Paris». Il exprime clairement «son opposition à l’égard de l’Assemblée nationale et de laisser entendre par une secrète arrière-pensée que, seules, les circonstances l’empêchaient momentanément d’ouvrir au peuple français ses trésors cachés». Dans la foulée, il propose de manière populiste une augmentation de la solde des officiers et la possibilité pour les ouvriers de contracter des emprunts.
Bonaparte parcourt également les campagnes avec sa campagne populiste: «Dans ses voyages, les sections de cette société, emballés dans les wagons de chemins de fer, avaient pour mission de lui improviser un public, de simuler l’enthousiasme populaire, de hurler “Vive l’empereur!”, d’insulter et de rosser les républicains, naturellement sous la protection de la police». Le populisme remplit un vide politique, quand il n’y a pas de mouvement ouvrier et de gauche de la base.
Bonaparte se prépare à un combat final, contrairement au parti de l’Ordre qui espère éviter une confrontation avec lui. «Bonaparte qui, précisément, en tant que “Bohémien”, que gueux princier, avait sur le bourgeois gredin l’avantage de pouvoir mener la lutte bassement». Marx explique comment Bonaparte a organisé la Société du 10 décembre, prototype d’une organisation fasciste basée sur le lumpenprolétariat parisien, des bourgeois ruinés, des criminels, etc. Elle était organisée secrètement et comptait dix mille membres. Cette armée privée est dissoute officiellement, mais pas dans la réalité.
Les manœuvres populistes de Bonaparte comprenaient également une «loterie des lingots d’or», une escroquerie qui lui rapporta des millions.
La goutte d’eau qui fait déborder le vase
Sans même combattre, le parti de l’Ordre, cette coalition de monarchistes, est passée d’un contrôle apparemment total à celui d’une perte totale au profit de Bonaparte. Le parti a accepté les paroles de paix et de calme de Bonaparte et ignoré les avertissements de plus en plus nombreux concernant un coup d’État. Il a envoyé une délégation pour convaincre Bonaparte de ne pas renvoyer le général Changarnier, que le parti espérait être de son côté. Mais comme le disait Marx, «Quand on cherche à convaincre quelqu’un, c’est qu’on le reconnaît maître de la situation». Bonaparte renvoie donc Changarnier.
Avant cela, le parti de l’Ordre a refusé à plusieurs reprises de mobiliser les masses qui, lors de plusieurs élections, ont continué à voter pour les candidats les plus révolutionnaires. Bonaparte réagit en supprimant le droit de vote pour trois millions de personnes. La classe ouvrière, sans direction et encore sous le coup de la défaite de la révolution de 1848, suit généralement les démocrates et il n’y a pas de lutte.
En 1851, Bonaparte est aidé par une récession économique et une augmentation du chômage. Cette situation est imputée aux hommes politiques et la majeure partie de la bourgeoisie, dans la finance et l’industrie, devient partisane du bonapartisme. Il en va de même pour les représentants de la bourgeoisie dans les villes qu’il visite. Le parti de l’Ordre se contente de faire campagne pour ne pas réviser la constitution, selon laquelle Bonaparte ne peut être réélu, tandis que la grande bourgeoisie «se prononcèrent presque unanimement en faveur de la révision, par conséquent contre le Parlement et pour Bonaparte».
La bourgeoisie s’associe également à Bonaparte pour critiquer et attaquer vivement la presse, obligeant d’abord les journaux révolutionnaires à fermer leurs portes, puis sa propre presse bourgeoise.
Le bonapartisme
«La bourgeoisie avait tenu la France toute haletante dans la crainte des horreurs futures de l’anarchie rouge, et c’est Bonaparte qui lui escompta cet avenir en faisant, le 4 décembre, descendre de leurs fenêtres à coups de fusils, par les soldats de l’ordre saouls d’eau-de-vie, les bourgeois distingués du boulevard Montmartre et du boulevard des Italiens». Les troupes sont dans les rues et les principaux hommes politiques sont emprisonnés. Les dirigeants de la classe ouvrière sont déjà en prison, ce qui, avec la défaite de juin 1848, explique l’absence d’opposition de la part des masses.
L’impasse de la société est clairement exprimée lorsque «la bourgeoisie française s’écria au lendemain du coup d’État : Seul, le chef de la société du 10 Décembre peur encore sauver la société bourgeoise! Seul le vol peut encore sauver la société bourgeoise ! Seul le vol bâtardise la famille, le désordre, l’ordre!»
Louis Bonaparte devient Napoléon III, un «homme fort», la dictature d’un seul homme. Il est le représentant de la société bourgeoise capitaliste, mais plus encore des paysans conservateurs, une grande partie de la population française. Les paysans étaient écrasés par les propriétaires terriens capitalistes et les banques, mais ils gardaient l’espoir que Bonaparte les sauverait.
À la tête de l’immense appareil d’État, avec un demi-million d’hommes dans l’armée et un demi-million de fonctionnaires, Bonaparte se présente comme indépendant. «Bonaparte s’oppose à la bourgeoisie en tant que représentant des paysans et du peuple, en général, qui veut, dans les limites de la société bourgeoise, faire le bonheur des classes inférieures», espérant ainsi «apparaître comme le bienfaiteur patriarcal de toutes les classes de la société. Mais il ne peut rien donner à l’une qu’il ne prenne à l’autre».
En définitive, Bonaparte représente les capitalistes, y compris internationaux, ainsi illustrés par Marx: «Dans son numéro du 29 novembre 1851, l’Economist déclare en son propre nom: Dans toutes les Bourses d’Europe, le président est actuellement reconnu comme la sentinelle de l’ordre».
La trajectoire des bourgeois, démocrates et monarchistes, a ainsi été résumée par Marx:
«Elle avait supprimé la presse révolutionnaire, et c’est sa propre presse qui est supprimée. Elle avait placé les réunions populaires sous la surveillance de la police, et ce sont ses salons qui sont, à leur tour, placés sous la surveillance de la police. Elle avait dissous la garde nationale démocratique, et c’est sa propre garde nationale qui est dissoute. Elle avait proclamé l’état de siège, et c’est contre elle que l’état de siège est maintenant proclamé. Elle avait remplacé les jurys sont, à leur tour, remplacés par des commissions militaires».
Le retour de l’ancien monde
Napoléon III, aussi connu comme l’homme le plus stupide d’Europe, est arrivé au pouvoir comme le résultat des forces sociales, de la lutte des classes. Son nom même, Bonaparte, lui a donné un statut et une réputation de sauveur. Lorsque les dirigeants des principales classes sociales n’ont pas réussi à sortir de l’impasse sociale, la figure de l’homme fort-empereur est devenue une solution attrayante.
Pour la France, cela signifiait un retour à l’ancien monde. Pour Marx, «Tout un peuple qui croit s’être donné, au moyen d’une révolution, une force de mouvement accrue, se trouve brusquement transporté dans une époque abolie et pour qu’aucune illusion concernant cette rechute ne soit possible, réapparaissent les anciennes dates, l’ancien calendrier, les anciens noms, les anciens édits tombés depuis longtemps dans le domaine des érudits et des antiquaires, et tous les cieux sbires qui semblaient depuis longtemps tombés en décomposition».
Cependant, avec l’État au centre de son pouvoir, Napoléon III continue de prétendre représenter toutes les classes. Il combine quelques réformes limitées visant à contenir le risque de lutte des classes avec une politique coloniale agressive au profit du capitalisme et de l’impérialisme français.
Napoléon III finit par perdre la guerre contre la Prusse en 1870 et est contraint à l’exil. L’occupation prussienne entraîne à son tour le soulèvement révolutionnaire de la classe ouvrière à Paris. La Commune de Paris, où la classe ouvrière a pris le pouvoir pendant deux mois, est un exemple brillant qui a servi de leçon à Marx et aux bolcheviks.
Les événements de la révolution et de la contre-révolution en France il y a 175 ans sont riches d’enseignements pour aujourd’hui, même s’il est essentiel de comprendre les différences. La leçon la plus importante est le rôle joué par la classe ouvrière. Les différentes ailes de la bourgeoisie ne pouvaient parvenir à un changement que par l’action révolutionnaire des masses laborieuses. Craignant que la révolution n’aille plus loin, le désarmement politique et physique du prolétariat est devenu une priorité pour les démocrates libéraux, les républicains et les monarchistes. Mais sans les masses, ils ne pouvaient pas vaincre Bonaparte.
Louis Bonaparte (Napoléon III) n’a pu devenir empereur que sur la base de défaites majeures de la classe ouvrière. Aujourd’hui, aux États-Unis, en Hongrie et en Corée du Sud, la classe ouvrière n’a pas subi les mêmes défaites qu’en France en 1848. Les hommes forts n’ont pas le pouvoir de Napoléon III. Cependant, la menace de la répression et des attaques de l’État contre les droits démocratiques et les conditions de vie sont bien réelles. Les socialistes d’aujourd’hui doivent étudier l’histoire, en soulignant le rôle décisif de la classe ouvrière et de toutes les personnes opprimées contre les régimes autoritaires. Cette lutte doit être liée à celle pour le socialisme afin de remplacer le système capitaliste, impérialiste et militariste en crise.