La victoire et la conscience de Trump (partie 1)

À l’occasion de l’investiture de Trump comme président des États-Unis pour la deuxième fois, nous publions un document de perspectives en trois parties de Socialist Alternative qui est actuellement discuté au sein de notre organisation nationale.

La première partie est une analyse du résultat des élections, de la manière dont nous en sommes arrivés là et des évolutions qui se produisent dans les consciences. La deuxième partie fournit une caractérisation de la trajectoire probable de Trump 2.0 et de ce à quoi nous pouvons nous attendre pour divers aspects de son règne, tant sur le plan intérieur que dans le cadre de l’escalade du conflit inter-blocs impérialiste. La troisième partie traite des possibilités de lutte, de l’état de la gauche et de la stratégie et du programme des marxistes sous le régime à venir, et très dangereux, de Trump 2.0 .

La deuxième victoire de Trump est une démonstration éclatante de l’ampleur du déclin de la politique bourgeoise traditionnelle. Lorsque Trump a lancé sa première campagne en 2015, il était largement considéré comme une blague sans aucune chance de gagner. Neuf ans plus tard, il a consolidé sa place dans l’histoire comme l’une des figures les plus viles et les plus importantes du capitalisme du début du XXIe siècle, incarnant à bien des égards certains des changements politiques les plus importants de cette époque. Sa victoire de 2024 nous rappelle également une fois de plus qu’il ne faut pas sous-estimer les ravages que la nouvelle ère apportera. 

Après le remplacement de Joe Biden par Kamala Harris, nous avons déclaré que si Harris donnait au moins une chance aux démocrates de battre Trump, elle ne contribuerait en rien à résoudre la crise de soutien plus profonde à laquelle est confronté ce parti profondément discrédité. Bien que la victoire de Trump n’ait pas été une surprise, comme elle l’avait été pour beaucoup il y a huit ans, peu de gens, y compris parmi nous, avaient prédit qu’il gagnerait de manière aussi décisive, les démocrates n’ayant remporté aucun des sept États clés. L’absurdité de ce cycle électoral a atteint son paroxysme lorsque deux des hommes les plus puissants du monde, âgés en moyenne de 80 ans à eux deux, ont échangé des coups de gueule à peine intelligibles sur leurs swings de golf respectifs devant 50 millions de téléspectateurs et téléspectatrices dans le cadre d’un débat présidentiel.

Mais la victoire de Trump 2.0 est loin d’être une plaisanterie. Des millions de personnes sont aujourd’hui confrontées à l’expulsion, à la séparation de leur famille, à l’interdiction des soins de santé dont elles ont besoin pour survivre, à des coupes dans les services sociaux essentiels, dans l’éducation, etc. Les maigres réglementations existantes sur les industries responsables du changement climatique seront supprimées après que la vie de milliers de personnes ordinaires en Caroline du Nord et ailleurs aura été décimée par la catastrophe climatique en 2024. Le conflit entre les blocs impérialistes et la Chine s’intensifiera encore davantage, et les États-Unis soutiendront le militarisme mondial de manière encore plus agressive. Bien que la majorité des électeurs et électrices de Trump ne le soutiennent pas totalement sur tous les sujets, la section la plus dure et la plus à droite de sa base est plus forte, tant en nombre qu’en confiance, par rapport à 2016.

De l’autre côté du clivage politique, des dizaines de millions de personnes aux États-Unis sont complètement démoralisées, terrifiées et n’ont que peu ou pas d’espoir pour l’avenir. Les socialistes doivent être parfaitement conscient·es que seuls les mouvements de masse et en particulier les actions de la classe ouvrière peuvent renverser la tendance contre la montée de l’extrême droite. La lutte de masse combinée à la construction d’une alternative politique de gauche, favorable à la classe ouvrière, aux partis républicain et démocrate peut faire avancer ce processus encore plus loin.

Pour les marxistes, la clarté politique est toujours primordiale, mais elle l’est particulièrement dans un moment comme celui-ci. Sans une compréhension correcte des raisons de la victoire de Trump, de ce à quoi nous devons nous attendre sous sa présidence et de ce qui sera nécessaire pour arrêter son programme, notre organisation ne passera pas les tests ou ne résistera pas aux pressions que nous impose ce changement historique. La clarté politique pour les révolutionnaires n’est pas un objectif en soi, mais un fondement pour l’action. En retour, sans réponses socialistes claires à cette nouvelle situation, la gauche au sens large échouera inévitablement.

Ce document est composé de trois parties. La première partie est une analyse du résultat des élections et de sa signification, de la manière dont nous en sommes arrivés là et des processus sous-jacents en jeu. La deuxième partie examine les grandes lignes de ce à quoi nous pouvons nous attendre pour divers aspects du second mandat de Trump. La troisième partie couvre les perspectives sur la lutte, sur la gauche et sur le rôle des marxistes sous Trump 2.0.

Sans boule de cristal, nous ne pouvons évidemment pas dire exactement comment Trump gouvernera, mais en dessinant le cours général probable des développements, y compris dans les différents domaines dans lesquels des luttes pourraient émerger, nous nous préparons aux mois et aux années tumultueux à venir. En parvenant à une meilleure compréhension des processus en jeu, nous redoublons d’engagement dans le projet de construction d’un parti révolutionnaire qui puisse conduire la classe ouvrière à renverser le capitalisme et l’impérialisme pour éradiquer à jamais l’exploitation, l’oppression et les gens comme Donald Trump.

Comment nous en sommes arrivés là : de 2008 à aujourd’hui

Pour comprendre pleinement un événement, il faut l’examiner dans le contexte plus large de son processus de développement. Les élections sont une photo de la conscience à un moment donné, mais une image fixe ne révèle pas grand-chose. Une analyse complète nécessite de creuser dans les processus qui façonnent des événements spécifiques.

Avec l’effondrement de l’Union soviétique, le capitalisme a remporté la guerre froide de manière décisive. Pendant l’ère néolibérale, la classe capitaliste a lancé une offensive mondiale, attaquant les acquis obtenus par la classe ouvrière dans la période d’après-guerre et réduisant considérablement l’organisation, la conscience et les traditions de lutte de la classe ouvrière. La classe dirigeante était généralement en contrôle, le capitalisme et l’impérialisme américains occupant la position d’hégémonie et de puissances mondiales incontestées.

Tout a changé avec la Grande Récession de 2008, la pire crise économique mondiale depuis la Grande Dépression quatre-vingts ans plus tôt. Après une période initiale stupéfiante, une vague de luttes a éclaté à l’échelle mondiale, à commencer par le Printemps arabe fin 2010, puis s’est propagée aux États-Unis avec la bataille du Wisconsin et le mouvement Occupy en 2011, en Espagne avec le mouvement des Indignés et des grèves générales dans toute l’Europe du Sud. Aux États-Unis, Barack Obama a supervisé une « reprise » au cours de laquelle, au bout de trois ans, toute la nouvelle richesse nette générée depuis la crise est allée aux 7 % les plus riches de la société, tandis que les 93 % les plus pauvres sont restés dans une situation pire qu’avant la crise. Les années Obama ont été un désastre pour des dizaines de millions de personnes ordinaires et, sous le premier président noir, la classe ouvrière noire a été disproportionnellement mal lotie.

Le Tea Party, financé par les frères milliardaires Koch et marqué par le racisme et le libertarianisme, déguisé en anti-establishment, a été la première réaction généralisée à la crise et la réponse d’Obama face au refus de la gauche traditionnelle et des dirigeants syndicaux de s’en prendre aux démocrates. Mais c’est dans ce contexte qu’ont eu lieu le mouvement Occupy, la lutte pour les 15 dollars qui a éclaté fin 2012 et a duré plusieurs années, et le premier mouvement Black Lives Matter en 2014, qui a balayé le Tea Party.

L’élection présidentielle de 2016 est devenue la nouvelle expression de la révolte contre l’ère néolibérale dans ses dernières années, avec Bernie Sanders et Donald Trump jouant le rôle de pôles opposés dans ce processus. Sanders a appelé à une « révolution politique contre la classe des milliardaires » tandis que Trump a appelé à « rendre sa grandeur à l’Amérique », faisant des immigrés et d’autres groupes opprimés des boucs émissaires au passage. Cela a coïncidé avec le même processus de polarisation politique gauche-droite dans l’arène électorale que celui qui s’est joué dans des pays du monde entier, notamment entre Jeremy Corbyn et Boris Johnson au Royaume-Uni (le Brexit faisait également partie de ce processus), Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen en France, Syriza et Aube dorée en Grèce, Podemos et Vox en Espagne, et ailleurs. L’establishment démocrate, bien plus effrayé par la menace que Sanders et son mouvement représentent pour le capitalisme que par le populisme de droite de Trump, a écrasé Bernie. Bien qu’il ait perdu le vote populaire de trois millions de voix, Trump a battu Hillary Clinton au collège électoral.

Nous avons fermement et correctement soutenu en 2016, tant en interne que dans des documents publics, que la victoire de Trump ne représentait pas un glissement généralisé vers la droite dans la société américaine. Au-delà de la perte du vote populaire de Trump, les sondages de sortie des urnes ont montré que 20% des électeurs et électrices de Trump cette année-là le considéraient toujours défavorablement (contre 9% cette fois-ci). Comme le commentait le Washington Post à l’époque, « il n’y a pas de précédent pour un candidat remportant la présidence avec moins d’électeurs [et d’électrices] qui le voient d’un œil favorable, ou qui attendent avec impatience son administration, que le perdant ». Tout en rejetant l’idée d’un glissement généralisé vers la droite, nous avons cependant été très clair·es sur le fait qu’il s’agissait d’un glissement vers la droite dans une partie de la société qui pourrait s’approfondir, tandis qu’une autre partie était en train de se radicaliser vers la gauche sous l’effet de développements plus larges – en un mot, d’une polarisation plus profonde. 

La victoire de Trump fait suite à la campagne insurrectionnelle de Sanders, qui a remporté 13 millions de voix lors des primaires démocrates et obtenu le soutien de deux millions de donateurs et donatrices. Immédiatement après l’élection, des dizaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue pour s’opposer à Trump et deux mois plus tard, la Marche des femmes est devenue la plus grande journée de protestation de l’histoire des États-Unis à l’époque. Moins d’une semaine après le début de la présidence de Trump, la lutte de masse a réussi à bloquer le « Muslim Ban » initial de Trump, ce qui a en partie conduit à une baisse presque immédiate de sa cote de popularité. Democratic Socialists of America (DSA) a atteint près de 100 000 membres dans les années qui ont suivi. La résurgence des idées socialistes amorcée par la campagne de Sanders en 2016, bien que de manière confuse et largement réformiste, s’est poursuivie et s’est également reflétée dans la croissance de nos forces jusqu’à un pic de 1200 membres à la mi-2017. La gauche du Parti démocrate incarnée par Bernie et le Squad, ce dernier formé en 2018, était toujours en pleine ascension. La vague de grèves des enseignants et enseignantes dans les États « rouges » qui ont voté pour Trump, ainsi que les arrêts de travail massifs plus tard dans l’année pour mettre fin à la fermeture du gouvernement de 2018/19, ont inauguré une période de résurgence pour le mouvement syndical américain.

Ainsi, malgré la présidence de Trump, la gauche a globalement eu l’initiative jusqu’à la fin de 2020. Ce n’est pas la victoire électorale de Trump en 2016, mais plutôt les défaites et les trahisons de 2020 qui ont mis fin à la période d’ascendance de la gauche qui a dominé la polarisation post-2008 des années 2010. Cela comprenait le coup d’État orchestré par Obama contre Bernie lors des primaires de 2020, suivi de son acquiescement rapide (contrairement à 2016 où il est resté dans la course jusqu’à l’été) et la montée explosive puis la défaite de 20 millions de membres de Black Lives Matter. Finalement, le Squad a refusé de « forcer le vote » sur Medicare for All en décembre de cette année-là, signalant sa volonté d’avancer vers une paix totale avec l’establishment démocrate sous Biden et amorçant sa descente vers l’insignifiance.

Dans la foulée de ces événements, la gauche américaine est entrée dans une période de déclin général, quoique inégal, qui démontre que les trahisons et les défaites ont de graves conséquences. L’échec de la lutte sociale sous la direction des réformistes à remporter des victoires significatives et à construire une alternative de gauche au Parti démocrate, résolument pro-capitaliste et anti-ouvrier, a laissé la situation largement ouverte à la droite pour réaliser des gains, même en dépit de la défaite retentissante de Trump au vote populaire de plus de 7 millions de voix en 2020.

La victoire de Biden cette année-là représentait à la fois une défaite temporaire de Trump, mais aussi une défaite de la gauche, à travers un renforcement, bien que temporaire et superficiel, du centre politique. Comme nous l’avons dit à l’époque, contrairement à l’analyse de la presse bourgeoise dominante, la droite n’était pas du tout définitivement vaincue et sans une alternative de gauche à la présidence pro-entreprise de Biden, elle allait croître et se renforcer, y compris en gagnant une plus grande partie de la classe ouvrière mécontente. En septembre 2020, nous avions averti : « La domination des entreprises par une présidence Biden continuera d’attiser la flamme de la crise capitaliste et la croissance de l’extrême droite, et ouvrira la voie à d’autres Trump et à des Trump pires dans les années à venir. » Les démocrates, et même certains à gauche, se moquaient de cette perspective, en particulier après la chute de Trump et son isolement politique relatif au lendemain immédiat de l’insurrection du Capitole du 6 janvier.

Quelques jours après la victoire de Biden, nous avons de nouveau lancé un avertissement : « Nous devons être très clair·es : si nous ne commençons pas à prendre des mesures plus sérieuses pour construire une nouvelle force politique basée sur la classe ouvrière multiraciale et multigenre, nous serons confronté·es à de graves dangers dans les années à venir. Donald Trump et la droite populiste ont construit une base politique massive, qui comprend une extrême droite croissante. Si nous assistons à une répétition de la situation de 2008-2010, avec des travailleurs et travailleuses et des sections de la classe moyenne souffrant pendant que les banques et les entreprises sont prises en charge par une administration démocrate d’entreprise, cela offrira une énorme ouverture à l’extrême droite pour se développer davantage. »

Malheureusement, mais sans surprise, c’est exactement ce qui s’est passé. Il est intéressant de noter qu’après la victoire de Trump il y a huit ans, des millions de personnes sont descendues dans la rue pour s’opposer à lui. Après sa défaite quatre ans plus tard, la manifestation la plus importante a été un rassemblement de milliers de personnes d’extrême droite et une invasion violente du Capitole. Malgré la défaite électorale de Trump, la cause profonde de la montée de l’aile droite n’a pas été abordée.

Les tentatives totalement inutiles des démocrates pour ruiner la réputation de Trump via le « Russiagate » et l’enquête Mueller, deux tentatives de destitution et près de trois douzaines d’inculpations, n’ont finalement servi qu’à renforcer l’attrait et l’image de Trump en tant que personnage anti-establishment qui s’attaque au marais de Washington et à « l’État profond » qui veut l’attraper, lui et ses partisans. Dans les 24 heures qui ont suivi les condamnations pour crime de Trump en mai, sa campagne a récolté 53 millions de dollars, soit plus que durant les six derniers mois de 2023 réunis. La « résistance » légaliste des démocrates a été manifestement inutile.

L’administration Biden a supervisé la plus forte inflation depuis plus de 40 ans, et lorsque l’arrêt Roe v. Wade a été annulé, les démocrates n’ont même pas levé le petit doigt pour l’arrêter. Biden a présidé au retrait raté des troupes américaines d’Afghanistan, ce qui a accéléré le déclin de l’image et du prestige de l’impérialisme américain, et à la distribution de près de 200 milliards de dollars pour financer les intérêts impérialistes américains en Ukraine, tandis que des dizaines de millions de personnes souffraient dans leur pays. Plus récemment, Biden a conduit les États-Unis à donner plus d’argent et de soutien militaire au régime israélien en une seule année que jamais auparavant pour sa campagne génocidaire à Gaza et sa guerre contre les forces soutenues par l’Iran au Moyen-Orient. Ces mesures ont permis à Trump de se présenter comme opposé à l’inflation et à la guerre, au bénéfice des Américain·es ordinaires, ce qui est bien sûr un mensonge. C’est tout cela et bien plus encore qui a conduit des dizaines de millions de personnes ordinaires à voir Harris comme la candidate du statu quo et Trump comme le candidat du changement lors des élections de 2024.

La base démocrate affaiblie et les républicains progressent

La victoire de Trump en 2024 représente un affaiblissement historique de la base moderne du Parti démocrate, qui remonte à la Grande Dépression, et un point d’inflexion pour le soutien républicain au sein de la classe ouvrière. Certains des plus grands sujets de discussion après l’élection ont porté sur les bouleversements démographiques qui ont eu lieu dans la politique électorale américaine au cours de la dernière décennie, et qui reflètent les processus plus vastes en jeu.

Les changements les plus étonnants ont peut-être été observés chez les jeunes et les Latinos. Les démocrates ont recueilli leur plus faible pourcentage d’électrices et d’électeurs âgés de 18 à 29 ans depuis plus de 30 ans, soit 54%, contre 60% il y a quatre ans et 58% il y a huit ans. Trump a recueilli 43% des voix des moins de 30 ans, soit sept points de plus qu’en 2020 et quinze points par rapport à 2016. L’avance d’Hillary Clinton sur Trump dans cette tranche d’âge était près de trois fois supérieure à celle de Harris, et Clinton n’était pas du tout la favorite des jeunes. La guerre contre Gaza y a largement contribué, tout comme l’influence croissante des idées de droite, en particulier chez les jeunes hommes.

Harris a remporté le vote latino global avec seulement 5%, en baisse spectaculaire par rapport aux 33% d’il y a quatre ans et aux 38% d’il y a huit ans. Trump a remporté une majorité des voix des hommes latinos avec 54%, un résultat étonnant pour quelqu’un qui a fait de la rhétorique anti-immigrés un élément central de sa campagne. Si les femmes votent toujours de manière disproportionnée pour les démocrates dans l’ensemble, ce résultat continue d’être rogné par les républicains, et ne s’est pas avéré être la grâce salvatrice que les démocrates espéraient et que les médias grand public avaient prédit dans les derniers jours avant l’élection. Trump n’a perdu le vote global des femmes que de 8%, réduisant de moitié l’écart par rapport à Biden et Clinton.

De nombreuses spéculations ont eu lieu avant l’élection sur le vote noir, un bloc électoral historiquement clé pour les démocrates. Les démocrates ont largement conservé le vote noir, avec une baisse de seulement 3% par rapport à 2016 et de 1% par rapport à 2020, mais une fois ventilés par sexe, les résultats montrent une histoire différente. Plus d’un homme noir sur cinq, soit 21%, a voté pour Trump cette année, contre 19% il y a quatre ans et 13% il y a huit ans, ce qui montre l’influence croissante des idées de droite parmi une partie des hommes noirs. De nombreux Noirs, ainsi que des Latinos, ont le sentiment, à juste titre, d’être pris pour acquis par le Parti démocrate et, même s’ils peuvent être opposés à certains des propos de Trump, ils ont néanmoins été influencés par les idées de droite et ont choisi de donner une chance à Trump en partie pour « envoyer un message » aux démocrates.

Il est crucial de noter que des signes d’un point d’inflexion historique plus profond apparaissent dans la composition de classe des bases des deux partis. Pendant des décennies, les démocrates ont été considérés dans de larges pans du pays comme le parti des travailleurs et travailleuses et les républicains comme celui de l’élite instruite, mais cette situation a considérablement changé. Une majorité d’électrices et électeurs inscrits sans diplôme universitaire, un marqueur certain de la classe ouvrière, sont désormais des républicains inscrits. Les électrices et électeurs des familles dont le revenu familial est inférieur à 100 000 dollars ont voté pour Biden avec une marge de 13% en 2020 et pour Trump avec une marge de 4% cette année, soit une variation de 17 points. Ces statistiques et bien d’autres sont révélatrices de la crise totalement historique à laquelle est confronté le Parti démocrate.

Conscience contradictoire

Comprendre la conscience, y compris ses méandres, ses tournants et ses contradictions, est une tâche essentielle pour les marxistes. Sans une évaluation correcte de la conscience et de la façon dont elle peut évoluer, les révolutionnaires courent le risque d’être pris·es au dépourvu par des développements importants, de sous-estimer ou de surévaluer différents aspects de notre programme à un moment donné, et de tomber dans la désorientation politique et la démoralisation.

Une partie de la gauche, comme Workers Strike Back, s’oppose à l’idée d’un glissement vers la droite dans la société américaine. Plusieurs facteurs sont mis en avant, notamment un rejet généralisé du Parti démocrate, favorable aux entreprises, et plusieurs initiatives de vote victorieuses sur des questions progressistes dans des États qui ont quand même voté pour Trump.

Des dizaines de millions de personnes qui ont voté pour Trump l’ont fait principalement par opposition à Harris et, par extension, à Biden et au Parti démocrate. Comme nous l’avons noté dans notre déclaration post-électorale immédiate, « après des décennies de vote pour les démocrates comme « moindre mal » pour arrêter les républicains, nous voyons maintenant des signes du phénomène inverse : des millions de gens ordinaires se « pincent le nez » pour voter pour Trump par aversion accrue pour les démocrates capitalistes et déconnectés de la réalité ».

Cependant, bien qu’ils constituent toujours un élément essentiel du tableau général, les sondages de sortie des urnes montrent un changement statistiquement significatif dans ce domaine par rapport à il y a huit ans. En 2016, 53% des électeurs et électrices de Trump ont expliqué leur vote comme étant principalement contre Hillary Clinton plutôt que principalement pour Trump. Cette année, seulement 36% des électeurs et électrices de Trump ont expliqué leur vote comme étant principalement contre Harris plutôt que pour Trump, soit une baisse de 17%. En 2016, une minorité de 44% des électeurs de Trump ont voté principalement pour Trump, alors que cette année, une majorité de 55% l’a fait. La situation n’est pas identique à celle d’il y a huit ans : les arguments et les explications d’antan ne suffisent plus.

Les initiatives de vote donnent un aperçu important des caractéristiques contradictoires de la conscience à l’heure actuelle. Comme beaucoup l’ont souligné, le fait que quatre États qui ont voté pour Trump aient également voté pour la protection du droit à l’avortement montre que tous les électrices et les électeurs de Trump ne sont pas pleinement convaincus par les politiques de droite. Dans les dix États où le droit à l’avortement était à l’ordre du jour, le droit à l’avortement a reçu un vote plus élevé que Harris. Le Missouri a voté pour Trump mais a adopté un salaire minimum de 15 dollars, soit plus du double du salaire minimum fédéral, qu’Obama et Biden n’ont pas réussi à augmenter malgré la majorité démocrate au Congrès pendant leurs deux premières années à la Maison Blanche. De nombreux travailleurs et travailleuses qui ont récemment participé à d’importantes grèves industrielles contre les grandes entreprises ont également voté pour Trump, ce qui montre, comme nous l’avons dit dans notre déclaration post-électorale , « que les travailleurs [et travailleuses] peuvent participer à une lutte militante contre le patron et rester sensibles aux idées anti-ouvrières comme le racisme, le sexisme, la transphobie et la xénophobie ».

Il ne fait aucun doute que, sous une forme déformée, l’anti-establishment et même une forme de conscience anti-système sont également des caractéristiques importantes au sein d’une grande partie de la base de Trump. Il y a des aspects absolument positifs à cela, allant de la colère contre le « marais de Washington » au sentiment généralisé que « le système » au sens large est manipulé en faveur des élites. La frustration, en particulier face à l’état de l’économie, à l’inflation élevée des dernières décennies, aux promesses constamment non tenues du Parti démocrate et à la domination à peine voilée des entreprises, contribuent à une haine saine de l’establishment politique. Le danger est qu’en l’absence de lutte de masse et d’une alternative de gauche, la droite s’est emparée de cette situation et a réussi à corrompre des sentiments anti-establishment sains chez des millions de travailleurs et travailleuses avec des idées tout à fait d’extrême droite.

Il y a eu aussi des mesures de référendum qui allaient dans une direction différente de celles mentionnées ci-dessus, comme l’adoption par huit États de mesures de référendum interdisant aux non-citoyen·nes de voter alors que cela est déjà illégal. C’est le cas du Wisconsin, où 49% des électeurs ont voté pour Harris mais 71% ont voté pour ce référendum anti-immigré·es, ou de la Caroline du Nord, où 48% des électeurs et électrices ont voté pour Harris, mais 78% ont soutenu cette mesure de référendum. Dans ces huit États, un nombre significativement plus élevé d’électeurs et électrices de Harris ont voté pour restreindre les droits démocratiques [déjà restreints] des immigré·es que le nombre d’électeurs et électrices de Trump qui ont voté pour le droit à l’avortement. Dans la Californie, célèbre État libéral, où 59% des électeurs et électrices ont voté pour Harris, une majorité a rejeté une mesure qui aurait annulé la loi autorisant les personnes en emprisonnées à effectuer un travail non rémunéré, la célèbre échappatoire raciste à l’abolition de l’esclavage dans le treizième amendement de la Constitution.

La conscience est complexe et flexible ; des éléments contradictoires peuvent être présents au sein d’une personne ou même d’une partie de la conscience collective de la classe ouvrière en même temps. Ces différents éléments peuvent être plus ou moins dominants à différents moments, et être plus ou moins rapidement et facilement réversibles en fonction d’une multitude de facteurs. Il faut se rappeler comment la conscience a rapidement changé lors du soulèvement de George Floyd, lorsque l’incendie d’un commissariat de police de Minneapolis est devenu plus populaire que l’un ou l’autre des candidats à la présidence de l’époque. Mais face au recul de la lutte avec peu de victoires concrètes et à l’assaut de la classe dirigeante, en un peu plus d’un an à peine, le soutien à la réduction du financement de la police a considérablement diminué.

Ce genre de phénomène n’est pas nouveau. Les tristement célèbres émeutes raciales anti-noires de 1919, appelées « Été rouge », ont eu lieu aux États-Unis deux ans après la révolution d’octobre. Parallèlement aux luttes ouvrières massives des années 1930 et 1940, les idées de Jim/Jane Crow ont eu un impact immense sur de larges pans de la classe ouvrière. Même au plus fort de la campagne historique de syndicalisation du CIO, il y a eu des cas d’ouvriers blancs de l’automobile lançant des actions sur les lieux de travail contre la déségrégation sur les lieux de travail. Il peut y avoir des aspects très positifs de la conscience ouvrière alors que des entraves négatives existent simultanément, qui agissent contre les besoins immédiats de la classe ainsi que contre sa tâche historique d’éliminer le capitalisme. 

Dans les années à venir, les idées de droite semées par la classe dirigeante et qui divisent peuvent servir à surmonter la lutte des classes, ou une lutte accrue peut avoir un impact positif sur la conscience et surmonter les idées qui divisent la classe ouvrière. Il est fort probable qu’une combinaison des deux processus se produira dans les années à venir, mais il reste encore à déterminer lequel sera le plus puissant. Les facteurs décisifs seront les luttes et les événements objectifs majeurs comme les guerres et les crises économiques. Black Lives Matter (BLM) et les luttes des femmes au cours de la dernière décennie ont montré comment les mouvements peuvent changer rapidement et radicalement les consciences, tout comme les grèves et les campagnes d’organisation importantes. Mais nous avons également vu que l’absence de résultats et l’épuisement, suivis d’une offensive de la classe dirigeante, peuvent faire reculer la conscience.

Impact du glissement vers la droite de la classe dirigeante

Suite à la vague mondiale de révoltes de 2019-2021, à laquelle BLM a participé, ainsi qu’aux soulèvements de masse et aux quasi-révolutions dans plus d’une douzaine de pays, la classe dirigeante a estimé qu’elle était trop proche du bord du gouffre et devait agir de manière plus décisive pour réprimer les mouvements et la lutte des classes. Aux États-Unis, dans le sillage de BLM, les deux partis ont soutenu une vague de lois criminalisant les droits fondamentaux de manifester et créant des sanctions plus sévères pour certaines activités. De nombreux démocrates ont utilisé le 6 janvier comme excuse pour soutenir ces projets de loi, mais en réalité, la principale cible était la gauche, parfois de manière évidente, comme les lois de l’Arkansas, du Kansas et du Montana qui ont créé des sanctions plus sévères pour les manifestations à proximité d’un oléoduc ou d’un gazoduc. Cela s’est accompagné d’un virage brutal vers la rhétorique de « la loi et de l’ordre » de la part des deux partis, observé de manière assez notable lors des élections de mi-mandat de 2022 et d’autres élections locales depuis 2021. L’effort de révocation de la droite auquel notre propre organisation a été confrontée à Seattle faisait partie de ce processus, bien que notre victoire ait été une rare exception en raison de l’efficacité de la stratégie, des tactiques et de l’organisation marxistes.

Dans le même temps, la classe dirigeante a encouragé la réaction contre #MeToo, qui a servi de renfort à la confiance collective des femmes en lutte contre les violences sexuelles et au-delà, a vu la manosphère profondément misogyne attirer des millions d’hommes et de garçons. Même au-delà des fans les plus acharnés d’Andrew Tate, les idées viles prônées dans la manosphère ont eu un effet domino sur une partie beaucoup plus large de la population. Bien sûr, l’annulation de Roe c. Wade , l’une des victoires les plus importantes du mouvement des femmes dans l’histoire du pays, a également fait partie de ce processus global, tout comme l’augmentation drastique des lois anti-trans ces dernières années. 

Selon les données de Pew Research, en 2017, 54% des personnes interrogées ont déclaré que le genre d’une personne était déterminé par le sexe qui lui avait été assigné à la naissance. En 2022, plus d’un an après le début de la vague concertée de projets de loi et de lois anti-trans à travers le pays, 60% étaient du même avis. L’étude a montré que cette augmentation était proportionnelle dans tous les domaines, ce qui signifie par exemple que si les jeunes ont toujours tendance à avoir des opinions plus progressistes sur les questions trans, le changement d’attitude a affecté toutes les catégories démographiques de manière relativement uniforme. Les démocrates ont créé un espace pour la réaction actuelle en s’appropriant cyniquement le langage des luttes anti-oppression sans apporter de changement substantiel. Cela a permis aux républicains d’attaquer la « culture woke » comme moyen de dynamiser leur base et d’exploiter les divisions au sein du Parti démocrate.

Loin de se limiter aux États-Unis, cette réaction de droite de la classe dirigeante au début des années 2020 a été un phénomène international de grande ampleur, comme nous l’avons largement commenté dans les documents de l’ISA (Alternative socialiste internationale), et qui a été un sujet clé de débat avec la faction récemment partie qui a sous-estimé cette tendance, ses causes et ses effets.

Si la réaction à la vague mondiale de révoltes du tournant de la décennie a certainement été un élan et un catalyseur pour l’offensive et le virage à droite de la classe dirigeante, le contexte le plus fondamental a été la nécessité de mettre la classe ouvrière au pas alors que le conflit inter-impérialiste commence à s’intensifier sérieusement. La lutte de pouvoir qui se déroule entre l’impérialisme américain et l’impérialisme chinois, chacun flanqué de blocs de plus en plus consolidés, est une évolution inévitable dans la logique du système capitaliste mondial. Il s’agit d’un processus objectif, qui supplante les désirs et les machinations des dirigeants mondiaux, les subordonnant au contraire à lui. La nouvelle ère de rivalité inter-impérialiste exige que la classe dirigeante propose des récits d’accompagnement qui puissent être utilisés pour entraîner les masses dans leur élan vers un conflit sanglant et insensé, tandis que des milliards de personnes souffrent inutilement et que la planète brûle.

La classe dirigeante est encore en train de construire son nouveau récit après la perte de crédibilité des idées néolibérales – qui a en partie conduit aux révoltes des années 2010 et du début des années 2020 – mais nous savons que le nationalisme, et par extension le militarisme, sont au cœur même de ce processus. Ceux-ci sont flanqués d’une xénophobie, d’une transphobie, d’un racisme, d’un sexisme accrus et d’une réaffirmation de la famille nucléaire. C’est un élément clé du contexte de la croissance du populisme de droite, y compris des idées fondamentalement anti-ouvrières qui ont récemment pris racine dans une plus grande partie de la classe ouvrière.

Comme l’indique le document Perspectives mondiales du Congrès mondial de 2024 :

Les idées dominantes, les partis, les figures de proue et les institutions du néolibéralisme sont endommagés au-delà de toute réparation, et la classe dirigeante tente de concevoir une nouvelle base idéologique pour justifier son règne… Au milieu de la décomposition de la société bourgeoise libérale, des campagnes de peur sur la guerre, le terrorisme, les « intérêts nationaux » et les « guerres culturelles » sont propagées. Nous voyons des réactionnaires pousser à la réaffirmation des piliers réactionnaires de l’ancien ordre – la nation, l’empire, la famille (nucléaire), etc.

Qualifier ces idées de nouvelles ou de radicales et les revendre à la classe ouvrière sous un nouveau format « anti-establishment » est l’une des façons dont le capitalisme et l’impérialisme tenteront de maintenir leur domination et de repousser la menace de la révolution, qui, même si elle peut sembler actuellement faible et lointaine, reste une partie intégrante de la conscience de la classe dirigeante.

Si l’aile droite de la classe dirigeante est à la pointe de cette offensive, elle ne se limite pas à elle. Kamala Harris qui proclame fièrement son plan visant à transformer l’armée américaine en « la force de combat la plus puissante et la plus meurtrière du monde » s’inscrit dans la même tendance. L’invasion de l’Ukraine par la Russie, à la fois produit et catalyseur de la nouvelle période, a forcé différentes ailes de la classe dirigeante à se rassembler et à s’unir autour d’un nationalisme et d’un militarisme suralimentés. Si des divergences subsistent quant aux guerres à privilégier, la trajectoire générale est claire. Même lorsqu’il existe des exceptions, comme Marine Le Pen en France ou Georgia Meloni en Italie, initialement plus proches de Poutine, au fil du temps, ces personnalités ont tendance à « se mettre au pas ». Nous y reviendrons plus loin, mais si Poutine refuse l’accord « terre contre paix » de Trump, Trump pourrait bien lui aussi adopter une position pro-ukrainienne plus agressive.

Il en va de même pour le virage radical des deux partis vers une rhétorique xénophobe et des politiques de sécurité renforcées aux frontières, qui n’est pas du tout sans rapport avec le besoin de nationalisme et de fierté patriotique accrus de la classe dirigeante. Dans le débat entre Harris et Trump, la réponse de Harris aux mensonges dégoûtants de Trump sur les personnes immigrantes haïtiennes qui mangent les animaux de compagnie des gens visait à se présenter encore plus en faveur de politiques anti-immigration fortes. Sans une gauche forte, une lutte sociale et un mouvement ouvrier pour riposter, il est inévitable que cette poussée des deux partis capitalistes et de leurs candidats, qui est ensuite reprise par les médias grand public, ait un impact sur les consciences. Plusieurs camarades ont probablement des anecdotes d’ami·es ou de membres de la famille qui, au cours des deux dernières années, ont fait une remarque désinvolte teintée de rhétorique anti-immigré·es, anti-Chine ou transphobe, ce qu’ils n’auraient pas fait il y a cinq ans.

​​Il est important de noter que notre reconnaissance du déplacement vers la droite d’une grande partie de la population américaine, qui inclut désormais une plus grande partie de la classe ouvrière qu’auparavant, n’est pas tombée du ciel avec l’élection de Trump. Ce que nous voyons, c’est le début d’un processus plus profond et à plus long terme, impulsé par la classe dirigeante et qui trouve ses racines dans les besoins objectifs du capitalisme dans la nouvelle ère. Comme l’a dit Karl Marx, « les idées dominantes de chaque époque sont les idées de la classe dirigeante ».

Il est essentiel de comprendre que le virage à droite de la classe dirigeante n’est pas le reflet d’un déplacement à droite de la classe ouvrière, mais bien exactement le contraire. Les idées de droite comme le nationalisme et le racisme pro-impérialistes, le sexisme, la transphobie et d’autres idéologies qui divisent pour mieux régner sont des idées fondamentalement anti-ouvrières, introduites de l’extérieur. Mais cela ne minimise pas leur dangerosité. Comme le souligne encore une fois le document Perspectives mondiales : « Le poison raciste, sexiste et anti-immigré·es est certes injecté dans la société par la classe dirigeante et sert ses intérêts. Mais ces éléments développent aussi leur propre vie. De même, voter une fois pour l’extrême droite en guise de vote de protestation est problématique, mais il est bien plus dangereux si cela devient une partie intégrante de l’affiliation des travailleurs et des travailleuses. Alors que les conditions économiques et sociales se dégradent, les forces qui apportent des « réponses » réactionnaires aux problèmes de la population s’enracinent désormais plus profondément dans des sections plus larges de la classe ouvrière et des classes moyennes. »

Sous-estimer les dangers que représente l’offensive idéologique de la classe dirigeante serait une grave erreur, qui nous ferait surprendre par les évolutions futures et nous conduirait à un programme mal équilibré. Dans les années 2010, la gauche américaine et les différentes tendances qui la composent se définissait principalement par la manière dont elle se différenciait du Parti démocrate et des idées libérales pro-capitalistes. Bien que cela reste évidemment lié à cela, dans les années à venir, la question de la politique, du programme et de la stratégie nécessaires pour vaincre la droite et l’extrême droite, y compris pour reconquérir les millions de travailleurs et travailleuses qui ont été victimes de leurs idées, va devenir de plus en plus importante.

Les questions économiques et sociales ne peuvent pas être dissociées

De nombreuses statistiques montrent que l’économie et les difficultés économiques ont joué un rôle absolument central dans cette élection. Un sondage de sortie largement diffusé par CNN a analysé le vote des électeurs en fonction de leur évaluation de l’impact de l’inflation sur leur famille. Les résultats ont montré une image extrêmement claire qui correspond aux changements démographiques expliqués ci-dessus.

Difficultés graves
(22%)
Difficulté modérée
(53%)
Aucune difficulté
(24%)
J’ai voté pour Harris 25% 47% 78%
J’ai voté pour Trump 73% 50% 20%

Il est clair que l’appel populiste factice du milliardaire Trump aux difficultés financières des gens ordinaires a eu l’effet escompté. Dans les dernières semaines de la campagne, alors que les médias d’entreprise parlaient de la liste croissante des soutiens de Kamala Harris à Wall Street, Trump a continué à mettre l’accent sur l’inflation et la désastreuse « économie Biden/Harris ». Selon Pew, 93% de ceux qui ont voté pour Trump ont cité l’économie comme « très importante » dans leur vote, mais il serait erroné de considérer cela comme une négation du programme de droite plus large de Trump, ou du fait que des dizaines de millions de personnes ont ignoré ou approuvé le sectarisme manifeste de Trump.

Les questions économiques et le fait de « voter avec son portefeuille » ne sont pas des questions politiquement neutres. La question, comme toujours, est de savoir qui paiera et qui souffrira. Si Trump a sans aucun doute parlé aux poches des gens ordinaires, il l’a fait avec des « solutions » de droite. Bernie Sanders, de son côté, s’était adressé aux poches des gens ordinaires depuis la gauche, en mettant l’accent sur l’augmentation des impôts des grandes entreprises, sur le fait que les milliardaires ne devraient pas exister, sur la gratuité des études supérieures, sur l’assurance maladie pour tous, etc. L’absence d’une alternative de gauche, non seulement dans cette élection mais dans la société américaine plus largement, avec les trahisons et la défaite du réformisme, donne à la droite un terrain essentiellement incontesté pour faire avancer ses fausses « réponses » réactionnaires.

Bien que Trump ait fait semblant de tenir des promesses populistes telles que la suppression des taxes sur les pourboires, les heures supplémentaires ou la sécurité sociale, ces promesses n’étaient évidemment pas accompagnées de propositions sur la manière de compenser cette perte de recettes. Au lieu de cela, quelles que soient les réductions d’impôts dont bénéficieraient les citoyennes et citoyens ordinaires sous Trump (si ces mesures sont adoptées), les grandes entreprises et les super riches verront une réduction bien plus importante. Et ce ne sont pas le Pentagone ou la Sécurité intérieure qui verront leur budget réduit, mais l’éducation, Medicaid, le financement de la Section 8 et d’autres éléments du budget fédéral qui affectent de manière disproportionnée la classe ouvrière et les pauvres. C’est en partie ce qui rend le populisme de droite si dangereux, qu’il peut se déguiser en « pour le peuple », tout en convaincant les travailleurs et travailleuses d’utiliser les immigrant·es et les minorités opprimées comme boucs émissaires, affaiblissant ainsi toute la classe ouvrière au profit des super riches. 

Au cours du dernier mois précédant le jour de l’élection, la campagne de Trump a dépensé plus d’argent pour une publicité anti-transgenre avec la chute suivante : « Kamala est pour eux/elles[they/them], le président Trump est pour vous » que pour toute autre publicité. Plus tôt dans la publicité, le narrateur dit : « Kamala offrira aux criminels et aux immigrés illégaux des opérations chirurgicales financées par le contribuable. » Le message général de cette publicité virulente et alarmiste est que votre argent durement gagné va à « eux/elles », un appel insidieux aux préoccupations économiques des gens ordinaires et à leur scepticisme quant à la façon dont le gouvernement dépense son argent, par le biais d’une transphobie et d’une xénophobie vicieuses. Dans la même veine, dans le sud de Jim Crow, le racisme ignoble, l’activité antisyndicale et plus tard l’anticommunisme étaient tous complètement interconnectés par la classe capitaliste et l’élite des propriétaires terriens. 

Bien sûr, nous devons être patients avec les gens ordinaires qui sont réellement confus par rapport aux opinions plus profondément droites, mais nous ne pouvons pas nous empêcher de révéler la nature véritable et hautement dangereuse du populisme de droite et des idées de droite en général. Cela ne peut se faire efficacement qu’en luttant pour un programme de la classe ouvrière et en s’opposant à tous les partis capitalistes.

État de la conscience de gauche

Dire qu’un glissement vers la droite a eu lieu au sein de la société américaine, y compris dans une partie de la classe ouvrière, ne signifie pas du tout que tout le monde est devenu de droite ; loin de là. D’une part, pour énoncer une évidence, la plupart des Américain·es n’ont pas voté pour Trump. 77 millions de personnes ont voté pour Trump sur environ 245 millions d’électrices et électeurs inscrits, et un peu moins de 90 millions d’électrices et électeurs inscrits n’ont pas voté du tout, soit plus que celles et ceux qui ont voté pour l’un·e ou l’autre des candidats. Mais au-delà de cela, il existe des indicateurs plus importants.

Environ 1,5 million de personnes ont participé aux manifestations contre la guerre à Gaza dans les mois qui ont suivi le 7 octobre, où un fort sentiment anti-Biden et anti-Parti démocrate était prononcé. La vague massive de campements étudiants du printemps dernier a été le plus grand mouvement de protestation étudiant depuis la guerre du Vietnam. Même avant cela, nous avions écrit et discuté de la couche non négligeable de jeunes qui, après les trahisons du réformisme dominant des années 2010, ont tiré des conclusions largement révolutionnaires ou « communistes », même si celles-ci sont encore très confuses et pas complètement formulées. Un peu moins d’un million de personnes ont voté pour Jill Stein, Claudia De La Cruz ou Cornel West, contre 480 000 pour Hawkins et Gloria La Riva en 2020 (mais en baisse par rapport à 1,5 million pour Stein en 2016).

Malgré le fait que les attitudes sur plusieurs questions importantes se déplacent vers la droite en réponse à une offensive idéologique de la classe dirigeante, il est clair que des dizaines de millions de personnes, de manière disproportionnée dans certains groupes démographiques tels que les jeunes, les personnes LGBTQ et les femmes noires, sont restées à gauche et ont même basculé encore plus à gauche. Si les gains de conscience obtenus grâce à des mouvements comme Black Lives Matter ont été lentement érodés, ils sont très loin d’être totalement résorbés. Des millions de travailleurs et de travailleuses ont vu leur conscience positivement impactée par le fait d’avoir assisté (ou pour certains d’entre eux et elles, d’avoir participé) à d’importantes luttes syndicales comme la grève de l’UAW, la grève de Boeing, la grève des dockers et avant cela Striketober, ainsi que par des campagnes d’organisation chez Starbucks, Amazon et d’autres.

Il existe cependant un fort sentiment de démoralisation parmi les millions de travailleurs, de travailleuses et de jeunes de gauche. Ce sentiment découle en grande partie des trahisons du réformisme et des défaites de divers mouvements récents, et est à son tour indissociable du glissement vers la droite qui se produit dans la société en général. La seule chose qui puisse arrêter la croissance de la droite est une gauche forte, la lutte sociale et le mouvement ouvrier. La démoralisation et le manque de clarté sur le type de lutte qui peut gagner conduisent à un manque de lutte, ce qui permet à la droite de faire des progrès sans rencontrer d’opposition.

D’autres indicateurs, plus modestes, montrent les mêmes tendances. Ce n’est pas une coïncidence, par exemple, si les actes de « terrorisme individuel » politisés et anti-establishment se multiplient. Il a toujours été vrai qu’en l’absence de lutte de masse, une petite couche d’individus profondément désespérés tente de « prendre les choses en main ». Bien qu’il ne s’agisse pas d’un acte terroriste, l’auto-immolation tragique et largement commentée d’Aaron Bushnell en février 2024 s’inscrit dans ce cadre. Les deux tentatives d’assassinat contre Trump, ainsi que le meurtre du PDG d’United Healthcare par Luigi Mangione, le montrent également. L’effusion massive sur les réseaux sociaux et le sentiment de vengeance joyeuse suscité par le meurtre du PDG d’une entreprise détestée dans un secteur détesté montrent en même temps que des millions de gens ordinaires éprouvent encore une haine justifiée envers la classe des milliardaires, mais cherchent désespérément et n’arrivent pas à trouver une stratégie viable pour riposter. Si la lutte de masse ne reprend pas de plus belle, nous pourrions très bien assister dans les mois à venir à d’autres actes de ce type, sur un certain nombre de sujets.

Les aspects positifs de la conscience qui existent sans aucun doute fournissent la matière première pour la réémergence d’un niveau de lutte plus élevé dans les années à venir. C’est grâce à la renaissance de la lutte à une échelle de masse que de nouveaux progrès seront réalisés dans la conscience. En plus d’étoffer les grandes lignes de ce à quoi nous pouvons nous attendre sous Trump 2.0, nous discuterons également plus en détail des perspectives de lutte dans les deuxième et troisième parties de ce document.


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