Quand Alexandra Ocasio Cortez et d’autres membres de la «Squad» (groupe de six membres démocrates de la Chambre des représentants des États-Unis, initialement composé de quatre femmes élues lors des élections de 2018: Alexandria Ocasio-Cortez (AOC), Ilhan Omar, Ayanna Pressley et Rashida Tlaib) ont été élues, la plupart l’ont été en s’identifiant elles-mêmes comme des « Socialistes démocratiques ». Elles s’étaient présentées en défendant des revendications orientées vers la classe travailleuse incluant les soins de santé pour tous et toutes et un salaire minimum fédéral de 15 dollars de l’heure. Elles avaient juré qu’elles rendraient leurs comptes à la classe des travailleurs et travailleuses et aux personnes opprimées.
Au cours de la première année qui a suivi l’investiture de Joe Biden, alors que les démocrates disposaient du contrôle des trois branches du gouvernement, les membres de la Squad (rejointes par Jamaal Bowman et Cori Bush) ont renié leurs deux premiers engagements, tout d’abord en refusant d’imposer un vote concernant la couverture médicale universelle (Medicare for All) et ensuite en rejetant toute forme de combat en faveur du salaire minimum de 15 dollars.
Aujourd’hui, la troisième de leurs promesses s’est totalement évaporée, avec la décision des membres de la « Squad » (à une exception près) de franchir le piquet de grève et de voter avec une majorité de démocrates mais aussi de républicains pour casser la grève des travailleuses et travailleurs du rail en leur retirant le droit d’interrompre légalement le travail (en cas de maladie). Ce faisant, les membres de la « Squad » ont ouvertement pris le parti des rois de la mine et du rail face aux cheminots et cheminotes qui subissent des conditions de travail intolérables depuis des décennies. Il s’agit d’une profonde trahison envers les travailleurs et travailleuses.
Des années de négociations entre 12 syndicats représentant 115 000 travailleurs et travailleuses du rail et une poignée d’entreprises qui contrôle 90% du trafic de fret (ainsi que des lignes qui servent aux trains de voyageurs) ont ainsi été brutalement interrompues sous la houlette d’un président Démocrate qui se décrit comme étant «pro-travailleurs» et de la «gauche» de son Parti.
La «Squad» et le «Congressional Progressive Caucus» (Caucus progressiste du Congrès, caucus du Congrès affilié au Parti démocrate fondé en 1991 et représentant sa faction la plus « progressiste »), dont sa représentante Pramila Jayapal, ont tenté de se démarquer à gauche en votant pour un deuxième projet de loi incluant la revendication-clé des cheminots et cheminotes, à savoir un congé maladie payé, à côté de la motion de base qui visait à étouffer la grève.
Ce tour de passe-passe ne doit tromper personne: il était en effet de notoriété publique que le projet de loi sur les congés de maladie serait tué dans l’œuf au Sénat dès le lendemain (ce fut effectivement le cas) et que tout ce qu’il resterait serait une grève brisée.
Des conditions calamiteuses pour les cheminots et cheminotes
Les travailleurs et travailleuses de quatre syndicats qui représentent ensemble la majorité de la main-d’œuvre avaient rejeté le contrat proposé. Mais les votes de 80 sénateurs et 290 représentants des États-Unis ont suffi à imposer l’accord voulu par les magnats du rail. Ce résultat était celui sur lequel les patrons cooptaient depuis le début, sachant qu’ils tiennent tant le parti républicain que le parti démocrate dans le creux de leur main.
L’immense pression à laquelle les cheminotes et cheminots sont soumis après des années de réductions de personnel est largement documentée. Cependant, le président Biden, avec une hypocrisie consommée, a prétendu agir au nom des millions de travailleurs et travailleuses qui auraient pu être lésés si la grève avait suivi son cours.
Malgré le fait que les rayons des magasins soient déjà remplis pour Noël, les démocrates ont sous-entendu que la nécessité que les autres travailleurs et travailleuses puissent « profiter de leurs vacances » l’emportait sur le besoin des cheminots et cheminotes d’avoir un quelconque contrôle sur leurs vies, incluant leur vie de famille ou leur santé. Mais cette logique est tout à fait perverse. Une victoire pour le personnel du rail en aurait été une pour l’ensemble des travailleurs et travailleuses des États-Unis, de plus en plus victimes du surmenage, de plus en plus forcé·es à vivre pour travailler plutôt qu’à travailler pour vivre.
Après le vote, un cheminot et dirigeant syndical à la retraite a écrit ceci:
Il ne s’agit pas seulement d’argent. C’est une question de qualité de vie. La presse vous fait croire qu’une augmentation de 25% sur 5 ans, c’est beaucoup. Ce n’est pas le cas, pas quand l’inflation est de 8 à 10% par an. Ça ne permet même pas le statut quo. Mais le plus gros problème est la qualité de vie. Le transport de fret fonctionne 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 et 365 jours par an. Presque tous les employé·es des trains travaillent sur appel, avec un délais de 2 heures ou moins pour se rendre au travail, sans compter le temps de déplacement. Avec les coupes de personnel massives de la dernière période, tout le monde doit vivre à côté de son téléphone. Il n’est pas rare que les employé·es de certains chemins de fer travaillent 3 semaines ou plus sans autre temps de repos que les périodes de repos prescrites par le gouvernement fédéral entre les quarts de travail (dont la plupart sont des périodes de sommeil). Plusieurs employé·es ont fait l’objet de sanctions disciplinaires, c’est-à-dire de suspensions sans salaire. Dans certains cas, on leur a même refusé la possibilité d’assister à des funérailles familiales sous la menace d’une suspension et/ou d’un licenciement. C’est pourquoi les employé·es se battent cette fois-ci. Trop, c’est trop.
C’est dans ce contexte qu’a été négocié l’accord de principe de Biden, dont la seule amélioration consistait en un seul jour de congé, lui-même miné par des conditions absurdes: il ne peut avoir lieu que le mardi, le mercredi ou le jeudi et doit être programmé 30 jours à l’avance.
Malgré les appels lancés par certains membres de la gauche en faveur d’une grève sauvage illégale, l’incapacité absolue des directions syndicales à mobiliser ou à préparer une action de grève rend cette option extrêmement difficile pour leurs membres, malgré la vive colère de milliers de travailleurs et travailleuses face à cette attaque brutale contre leurs droits. Les directions syndicales ont préféré s’en remettre à leur stratégie bien éprouvée et dont l’expérience montre qu’elle mène à un cul-de-sac: supplier les politiciens du parti démocrate de prendre leur défense.
Il n’est bien sûr pas exclu que les cheminots et cheminotes entreprennent une action indépendante face à cette trahison, auquel cas Socialist Alternative sera là pour les soutenir à chaque étape. Pour mener à bien une riposte de l’ampleur nécessaire, il faut que des structures d’organisation indépendantes et démocratiques soient immédiatement mises en place, que des comités de grève soient élus dans les différentes sections locales et qu’une caisse de grève soit constituée rapidement.
La capitulation de la « Squad » et les DSA
Lorsqu’il est devenu évident que le Congrès serait invité à intervenir pour empêcher la grève, Bernie Sanders a cherché des moyens procéduraux d’atténuer le choc de cette défaite pour les travailleurs et travailleuses. Sa solution a été d’inclure un amendement donnant aux travailleurs et travailleuses sept jours de congés maladie payés, soit un peu moins de la moitié de la revendication initiale du personnel. À sa décharge, Bernie a été très clair dès le début: sans cet ajout, il ne voterait pas pour imposer l’accord de principe, et lorsque son amendement a échoué, il a voté «non».
Il est tout à fait honteux que l’on ne puisse pas en dire autant d’Alexandra Ocasio Cortez et de la majorité de la «Squad» à la Chambre, qui ont voté pour écraser la grève, sauf un. Alexandra Ocasio Cortez a justifié son vote en affirmant qu’elle se battait «bec et ongles» pour les jours de congé de maladie supplémentaires. Jamaal Bowman a affirmé qu’il «se battait toujours en solidarité avec les travailleurs et travailleuses». Mais ce que le «Congressional Progressive Caucus» a fait, c’est une escroquerie. Ils se sont entendus avec Pelosi pour séparer le vote en deux, promettant leurs quelque 100 voix sur cet accord de principe en échange d’un vote séparé sur l’amendement relatif au congé de maladie, dont ils savaient pertinemment qu’il serait écrasé au Sénat. Il n’a fallu qu’une seule journée pour confirmer la brutale réalité: la majorité de la «Squad», en collaboration avec les dirigeants du «Congressional Progressive Caucus», a trahi les travailleurs et travailleuses du rail tout en leur faisant miroiter des jours de congé de maladie payés.
Le 30 novembre, le Comité National des DSA (Socialistes démocratiques d’Amérique, dont est membre AOC) a publié une déclaration de soutien au personnel du rail qui comportait cette phrase: «Tout membre du Congrès qui vote oui à l’accord de principe se range du côté des milliardaires et impose aux travailleurs et travailleuses du rail un contrat qui ne répond pas à leur demande pressante de jours de congé maladie payés.» Que dire alors de leurs propres membres et de leurs élu·es au Congrès qui ont voté ainsi? Ce que cette déclaration implique, et ce que les actions de la «Squad» prouvent définitivement, c’est que ces élu·es font partie de l’État capitaliste et se considèrent comme tels, comme membres de l’État qui agit pour les milliardaires et contre les intérêts de la majorité, la classe ouvrière.
On ne peut pas être un ou une socialiste et un briseur ou briseuse de grève. Les DSA doivent arrêter de prétendre que la «Squad» est socialiste et leur exclusion de l’organisation devrait suivre. À défaut, la trahison de la «Squad» envers la classe ouvrière deviendra la trahison des DSA eux-mêmes.
Le danger inhérent à cette capitulation, au-delà des dommages évidents à la qualité de vie des cheminots et cheminotes, est qu’elle poussera les travailleurs et travailleuses dans les bras de la droite qui pourra se poser en alternative politique de la classe ouvrière face aux démocrates. Le fait que plus de sénateurs républicains ont voté contre l’imposition de l’accord de principe que de démocrates le démontre de manière étourdissante.
La tâche de construire une alternative de gauche et de la classe ouvrière à la politique «progressiste» du Parti Démocrate à la solde des grandes entreprises n’a jamais été aussi urgente qu’aujourd’hui.