Retour sur une conquête historique du mouvement ouvrier : l’indexation automatique

La Belgique est un des seuls pays au monde à connaître un système d’indexation automatique des salaires et des allocations sociales. Ce système implique que les salaires de la majeure partie des travailleurs et travailleuses du secteur privé, ainsi que les salaires des agents de la fonction publique, les allocations et les pensions s’adaptent d’une certaine manière à l’évolution des prix à la consommation. Une conquête qui a fêté ses 100 ans en 2020 et qui n’a cessé d’être dans le collimateur du patronat et de ses alliés. Comprendre comment cet acquis a été arraché, c’est se préparer à le défendre de la façon la plus efficace possible.

Guerre et flambée des prix… déjà

Aux massacres de la grande boucherie que fut la Première Guerre mondiale s’est ajoutée une phénoménale explosion des prix. En 1917, les prix de l’alimentation avaient augmenté de 100 à 300% par rapport à 1914 concernant les produits fournis par les magasins communaux de ravitaillement. Mais la pénurie a également nourri le marché noir, où les prix étaient 1500% plus élevés. Une fois la guerre terminée, les prix sont restés nettement plus élevés. Ainsi, l’indice des prix de détail à Bruxelles (les prix de l’année 1914 instituant l’indice 100) s’établissait en moyenne à 350 en 1919, à 450 en 1920 et à 400 en 1921. Au sein des luttes du mouvement ouvrier, la revendication d’une hausse des salaires proportionnelle à la hausse du coût de la vie s’est faite plus pressante et s’est imposée à côté du combat pour la journée des 8 heures (obtenue en 1921).

On entend parfois dire que l’indexation et l’inscription dans la loi de la journée de travail de 8 heures sont, à l’instar du suffrage universel (universel masculin, 1919), en quelque sorte des «cadeaux» octroyés par la bourgeoisie pour remercier les travailleurs et travailleuses de leurs efforts durant la Grande Guerre. C’est faux. Le patronat n’a jamais rien cédé par bonté de cœur.

La guerre, accoucheuse de la révolution

Karl Marx faisait déjà remarquer à son époque que la guerre peut agir comme «accoucheuse de la révolution». Le constat ne s’est pas démenti avec la Première Guerre mondiale, qui a été arrêtée par la révolution en Allemagne en 1918 à la suite de la Révolution russe de 1917 qui avait renversé la dictature tsariste puis instauré le premier état ouvrier au monde, la République des soviets (conseils). Une vague de révolte et d’agitation – une véritable poussée révolutionnaire – a déferlé de pays en pays, grèves et soulèvements alimentés par le rejet des horreurs de la guerre et par l’inspiration de la victoire bolchevique en Russie. La bourgeoisie n’avait pas le choix: lâcher du lest ou bien risquer de tout perdre.

Imaginez qu’en 1919, pas moins de 733 grèves ont été comptabilisées par l’inspection du travail en Belgique! Les revendications se concentraient sur une augmentation salariale de 100%, la journée de travail des huit heures, l’instauration d’un salaire minimum et la reconnaissance des syndicats. Mais le pire n’était même pas là: les travailleurs et travailleuses gagnaient en confiance.

Cette année-là furent organisées les premières élections sous le principe «un homme, une voix» (à l’exception des veuves de guerre, les femmes devront attendre 1947 pour pouvoir voter). Pour la première fois depuis 1884, les catholiques perdirent leur majorité absolue. L’ancêtre du PS, le Parti ouvrier belge (POB), doubla ses scores électoraux et devint la seconde force politique du pays avec 24%. En Wallonie et à Bruxelles, il obtint même 36% des voix et devint la première force politique sur le plan électoral.

Mais le soutien de la direction du POB aux grèves fut fort timide. Celle-ci était effrayée par la tournure des événements. Elle avait décidé d’entrer dans un gouvernement bourgeois en 1916 et son président, Émile Vandervelde, s’était même rendu en Russie pour convaincre les soldats russes affamés de continuer le massacre des tranchées! Pour la bourgeoisie, attirer le POB dans l’union nationale ouvrait la possibilité d’exercer un certain contrôle sur les troubles sociaux.

Le rapport de force, le rapport de force, encore et toujours le rapport de force

Les luttes ouvrières qui ont suivi la Première Guerre mondiale ont établi le caractère de masse des syndicats en Belgique. Cette lutte a conduit à des victoires telles que le suffrage universel masculin, la journée de travail des huit heures et la reconnaissance des syndicats. Une Commission de la vie chère fut aussi finalement créée. Ne disposant d’aucune donnée précise sur les différents postes du budget des ménages, la commission élabora un indice des prix de détail de type monétaire. Cet indice des prix de détail fut immédiatement saisi par le mouvement ouvrier dans plusieurs secteurs pour gagner une évolution salariale correspondante à cet indice.

En juillet 1920, les mineurs ont obtenu la première convention collective sectorielle pour lier les salaires à l’évolution de l’indice. Vers la fin de l’année, environ 13% des Conventions collectives de Travail prévoyaient un système d’indexation automatique des salaires. En 1924, à peine 4 ans plus tard, elles étaient déjà 73%. À partir de 1935, l’indice est également utilisé pour faire évoluer les allocations familiales et les pensions (pas encore les indemnités de chômage). L’augmentation du pouvoir d’achat des travailleurs en Belgique continua jusqu’à la grande dépression de 1929.

L’établissement de Conventions collectives de travail a établi de facto la reconnaissance syndicale en entreprise. Ce fut la porte ouverte pour une autre série de victoires autour de la Journée des 8 heures et de la semaine de 48 heures dans les mines, la métallurgie et les carrières, élargies à tous les secteurs en 1921.

C’est la création d’un rapport de force sur le terrain reposant sur la lutte qui a été déterminant et fondamental pour arracher tant l’indexation que la réduction collective du temps de travail. Aujourd’hui, face à l’inflation galopante et face à la charge de travail intenable, ces revendications brillent d’un nouvel éclat. Inspirons-nous du combat héroïque mené il y a tout juste plus d’un siècle pour un mécanisme d’indexation qui traduise réellement – et directement – l’augmentation véritable du coût de la vie et pour garantir un travail acceptable à toutes et tous !


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