Mikhaïl Gorbatchev : le dernier secrétaire général est mort

On vient d’annoncer le décès de Mikhaïl Gorbatchev, dernier secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique et architecte de la perestroïka et de la glasnost, tentatives de réformes par en-haut pour empêcher la révolution par en-bas.

Ses politiques ont finalement échoué, conduisant à la restauration du capitalisme dans l’ancienne Union soviétique, à partir de laquelle s’est développé le capitalisme de gangsters des années 1990, avant de se transformer en l’actuel régime agressivement impérialiste et autoritaire de Vladimir Poutine. Nous reproduisons ici un article de 2009 expliquant les processus qui se sont développés pendant le règne de Gorbatchev. Une notice nécrologique sera publiée ultérieurement.

De la Perestroïka à la restauration capitaliste

En 1985, Gorbatchev a entrepris de « restructurer » l’État et l’économie staliniens chancelants, dans le but d’éviter une crise terminale et de contrer les mouvements sociaux. En six ans, l’Union soviétique s’est effondrée et l’économie planifiée a été balayée par les mesures de privatisation de grande envergure d’Eltsine. Des luttes ouvrières de masse ont éclaté, mais les gagnants furent une nouvelle classe sociale de capitalistes gangsters.

Entre 1982 et 1985, trois secrétaires généraux du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS), Leonid Brejnev, Yuri Andropov et Konstantin Chernenko, sont décédé coup sur coup. Mikhaïl Gorbatchev a été élu pour leur succéder. Six ans plus tard, l’Union soviétique s’est effondrée, laissant derrière elle 15 républiques « indépendantes », chacune ravagée par une catastrophe économique qui a fait chuter le PIB de plus de 50 %. La Russie, la Moldavie et la Géorgie ont connu de graves conflits avec leurs minorités nationales. L’Azerbaïdjan et l’Arménie sont entrés en guerre l’un contre l’autre. Le Tadjikistan a passé la majeure partie des années 1990 en état de guerre civile ouverte. Seuls les trois petits États baltes sont parvenus à établir une forme de démocratie stable, mais ils subissent aujourd’hui le pire de la crise économique mondiale. La Russie et le Belarus sont loin d’être démocratiques. Les États d’Asie centrale, en particulier le Turkménistan et l’Ouzbékistan, sont des fiefs féodaux autoritaires.

La sélection de Gorbatchev a marqué la victoire, au sein de la bureaucratie soviétique dirigeante, d’une couche de réformateurs qui avait compris que des changements devaient être apportés si l’élite voulait conserver le pouvoir. Andropov appartenait à cette aile réformatrice, bien qu’il ait été un homme de main de l’élite dirigeante. En tant qu’ambassadeur en Hongrie en 1956, il a vu comment les travailleuses et travailleurs en colère ont pendu la police secrète détestée aux lampadaires et a réalisé que le pouvoir soviétique était tout aussi fragile. De retour à Moscou en tant que chef du KGB, il a férocement plaidé en faveur de mesures militaires contre les réformateurs tchécoslovaques du Printemps de Prague en 1968. Il a réprimé les dissidents et a soutenu avec ferveur l’invasion de l’Afghanistan en 1979. Mais, une fois au pouvoir, il a pris les premières mesures provisoires pour mettre un frein aux pires excès de la corruption et de l’incompétence, mesures qui allaient ensuite être étendues par Gorbatchev. Les agents du KGB implantés sur chaque lieu de travail et dans chaque quartier signalaient dans leurs rapports l’énorme mécontentement qui s’accumulait dans la société face à la mauvaise gestion de la bureaucratie.

Après la révolution d’octobre 1917, de premières mesures visant à établir une société socialiste ont été prises. Les principales industries ont été nationalisées et intégrées dans une économie planifiée avec, du moins dans les premières années, de larges éléments de contrôle et de gestion par les travailleuses et travailleurs. Cela a posé les bases d’un développement économique remarquable du pays. Malgré le fait que la Russie pré-révolutionnaire était l’un des pays les plus arriérés d’Europe sur le plan économique, et malgré la destruction économique causée par la première guerre mondiale (1914-18), la guerre civile (1918-20) et la deuxième guerre mondiale (1939-45), l’Union soviétique est devenue, dans les années 1960 et 1970, une puissance industrielle dont l’économie n’était pas soumise aux booms et aux effondrements chaotiques du capitalisme.

Au milieu des années 1920, cependant, une élite bureaucratique a commencé à se cristalliser, s’appuyant sur l’arriération de la société russe, la fatigue de la classe ouvrière et l’échec de la révolution dans d’autres pays plus développés comme l’Allemagne. La classe ouvrière a été écartée du pouvoir politique tandis que la bureaucratie, dirigée par Staline, a étendu ses tendances dictatoriales à tous les aspects de la vie. Cette élite bureaucratique, forte de 20 millions de personnes en 1970, était comme un énorme parasite qui suçait le sang de l’économie planifiée, la vidant de son énergie. La mauvaise gestion bureaucratique a créé un énorme gaspillage. Cela a conduit à la période que les Russes appellent « la stagnation ». Tout le monde avait un emploi, un endroit où vivre et un salaire modeste, mais la vie était terne, la qualité des produits et des services très faible, et d’énormes ressources étaient gaspillées ou dépensées en armes ou autres articles inutiles. De plus en plus, la mauvaise gestion de l’économie entraînait d’énormes pénuries, souvent de produits essentiels.

Parfois, la nature arbitraire et répressive de la bureaucratie débordait sur des conflits ouverts. En 1962, par exemple, une instruction a été envoyée de Moscou pour augmenter le prix de la viande et d’autres denrées alimentaires stables. Cela a coïncidé avec la décision de réduire les salaires dans une usine métallurgique de la ville de Novocherkassk. Les travailleuses et travailleurs se sont alors mis en grève. Ils ont été accueillis par des troupes armées et des chars. Des centaines d’entre eux ont été tués par balle, tant le régime craignait que des travailleurs d’autres régions ne viennent les soutenir.

Léon Trotsky avait analysé la situation en Union soviétique après la prise du pouvoir par la bureaucratie. Il affirmait que la classe ouvrière devait organiser une révolution supplémentaire et balayer la bureaucratie, permettant ainsi la mise en place d’un véritable État ouvrier démocratique. Si, toutefois, les travailleuses et travailleurs ne devaient pas le faire, alors il arriverait un moment où l’élite bureaucratique tenterait de légaliser ses privilèges et le pillage des biens de l’État. À long terme, écrivait Trotsky, dans « La révolution trahie » (1936), cela pourrait « conduire à une liquidation complète des conquêtes sociales de la révolution prolétarienne ». Sous Staline, la bureaucratie a défendu l’économie planifiée comme la base de son pouvoir et de ses privilèges, mais elle l’a fait « de manière à préparer une explosion de tout le système qui pourrait balayer complètement les résultats de la révolution. »

Des réformes expérimentales

Des événements tels que ceux de Novocherkassk, de Hongrie, de Tchécoslovaquie et de Pologne ont effrayé la bureaucratie. Alors que, du moins au début, la majorité de celle-ci estimait que la répression était le moyen le plus efficace de maintenir le contrôle sur la société, une partie des bureaucrates a commencé à penser qu’il fallait chercher de nouveaux mécanismes pour réduire la mauvaise gestion et la corruption. Au milieu des années 1960, un groupe d’économistes a commencé à se former sous la direction d’Abel Aganbegyan à l’Académie de Novossibirsk. Ils ont commencé à analyser des questions telles que le fossé entre la production agricole et les demandes de la population. Leurs travaux, rédigés dans le style rabougri du « marxisme » soviétique, allaient essentiellement dans le sens de la réintroduction des mécanismes du marché, du moins dans l’agriculture. Leurs idées ont été discutées par une couche importante de l’élite dirigeante. Aganbegyan est devenu plus tard le principal conseiller économique de Gorbatchev.

Cependant, l’élite dirigeante n’était pas encore prête à s’engager dans cette voie. La source de leur style de vie privilégié était, après tout, l’économie planifiée et, malgré leur incompétence parasitaire, elle était toujours en avance par rapport aux grandes économies capitalistes. En 1973, la crise pétrolière a frappé le monde. Elle a contribué à plonger l’Occident dans la récession, mais a en fait aidé l’Union soviétique en raison des revenus supplémentaires provenant des exportations de pétrole. Mais cela n’a fait que retarder le processus.

Le mécontentement croissant en Europe de l’Est a poussé les gouvernements, comme celui de la Pologne, à commencer à contracter des prêts importants auprès du monde capitaliste. Ces crédits ont alimenté l’inflation et rendu le système bureaucratique de planification encore plus ingérable. Les coûts de la course aux armements de la guerre froide et de l’Afghanistan n’ont fait qu’exacerber les problèmes. Ainsi, lorsque Brejnev est mort en 1982, une partie du politburo au pouvoir semblait prête à commencer à expérimenter. Andropov, considéré comme un réformateur, a été élu au pouvoir, mais il est mort 15 mois plus tard. Il avait exprimé le souhait d’être remplacé par Gorbatchev, mais les partisans de la ligne dure n’étaient pas encore prêts pour cela. Tchernenko, bien que déjà gravement malade, fut élu comme candidat provisoire, le politburo comprenant clairement que dans quelques mois, ils allaient à nouveau être amenés à voter. Cette fois, Gorbatchev l’a emporté.

Il n’avait pas l’intention de réintroduire le capitalisme. Il désirait des réformes au sommet pour empêcher une explosion de la révolution par en bas. Mais il a déclenché un processus qui est devenu impossible à arrêter, principalement parce qu’en levant la répression et en encourageant dans une certaine mesure les gens ordinaires à jouer un rôle plus actif, bien que limité, dans leurs propres affaires, il a ouvert les vannes pour permettre au mécontentement qui s’était accumulé pendant des décennies de se manifester au grand jour.

Les dissidents et l’opposition

Bien sûr, les choses auraient pu se passer différemment. Dans son chef-d’œuvre, « La révolution trahie », Trotsky affirmait que « si la bureaucratie soviétique est renversée par un parti révolutionnaire ayant tous les attributs du vieux bolchevisme, enrichi en outre par l’expérience mondiale de la période récente, un tel parti commencerait par restaurer la démocratie dans les syndicats et les soviets. Il pourrait, et devrait, restaurer la liberté des soviets. Avec les masses, et à leur tête, il procéderait à une purge impitoyable de l’appareil d’État. Il supprimerait les grades et les décorations, toutes sortes de privilèges, et limiterait l’inégalité dans la rémunération du travail aux nécessités vitales de l’économie et de l’appareil d’État. Il donnerait à la jeunesse la possibilité de penser de manière indépendante, d’apprendre, de critiquer et de se développer. »

« Il introduirait de profonds changements dans la répartition du revenu national en fonction des intérêts et de la volonté des masses ouvrières et paysannes. Mais en ce qui concerne les relations de propriété, le nouveau pouvoir n’aurait pas à recourir à des mesures révolutionnaires. Il conserverait et développerait l’expérience de l’économie planifiée. Après la révolution politique – c’est-à-dire la chute de la bureaucratie – le prolétariat aurait à introduire dans l’économie une série de réformes très importantes, mais pas une autre révolution sociale. »

Ces propos ont été écrits en 1936, lorsque la masse des travailleuses et travailleurs avait encore un souvenir clair de ce que la révolution bolchevique, menée par Vladimir Lénine et Trotsky, était réellement censée accomplir. C’est la crainte que les travailleuses et travailleurs organisent une nouvelle révolution qui a conduit Staline à mener sa vicieuse campagne de terreur contre les bolcheviks restants. Cette campagne de terreur était si impitoyable que, malgré la résistance héroïque des trotskystes dans les camps de prisonniers, le fil du bolchevisme a fini par être rompu. Jusqu’en 1990, il était pratiquement impossible de lire les œuvres de Trotsky en Union soviétique.

Cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y avait pas d’opposition à la bureaucratie au pouvoir. Les médias occidentaux ont mis en avant les dissidents, principalement des intellectuels inspirés à un degré ou à un autre par la démocratie libérale occidentale, comme Andrei Sakharov, un physicien nucléaire qui a travaillé sur la bombe atomique soviétique. Certaines personnalités du parti et de l’armée, des gens comme les frères Medvedev, Roy et Zhores, et Pyotr Grigoryenko se sont ouvertement exprimés en tant qu’anti-staliniens de gauche. En 1963, ces derniers ont même formé l’Union de lutte pour la restauration du léninisme. Cependant, malgré tout leur courage, il s’agissait essentiellement de bureaucrates dissidents. Beaucoup plus nombreux sont les jeunes opposants de la classe ouvrière qui ont formé des groupes d’étude, des cercles léninistes et même des partis, avec des noms tels que le Parti néo-communiste, le Parti des nouveaux communistes ou, plus tard, même le Parti de la dictature du prolétariat. Malheureusement, la combinaison de la répression et de l’absence d’une compréhension claire de ce qu’il fallait faire a laissé ces groupes incapables de se développer lorsque les conditions ont mûri.

Les limites de la perestroïka

En fin de compte, ce sont les mouvements initiés par la bureaucratie elle-même qui ont conduit à la disparition de l’Union soviétique. Gorbatchev a lancé ses politiques de glasnost et de perestroïka (ouverture et restructuration). D’une part, le système politique a été ouvert pour permettre une certaine critique. Naturellement, les réformateurs voulaient que cette critique soit dirigée contre leurs adversaires les plus durs sans toutefois aller trop loin. Les élections à plusieurs candidats ont été autorisées, mais tous les candidats devaient toujours être membres du parti communiste.

Gorbatchev fut initialement plus prudent avec l’économie, parlant d’uskoreniye (accélération) et de la modification de la planification centrale. La plus grande réforme consista à rendre les usines et les entreprises « autofinancées ». Cela signifiait que, bien qu’elles devaient respecter leurs engagements de production pour le plan, les directeurs pouvaient vendre tout excédent produit et, naturellement, utiliser les bénéfices comme ils le souhaitaient. Les travailleuses et travailleurs ont eu le droit d’élire et de révoquer les directeurs d’usine, ce qu’ils ont fait dans certains cas. En 1987, une loi a été adoptée permettant aux étrangers d’investir en Union soviétique en formant des entreprises communes, généralement avec des ministères ou des entreprises d’État. En 1988, la propriété privée sous forme de coopératives a été autorisée dans les secteurs de la fabrication, des services et du commerce extérieur.

Aucune de ces réformes n’a eu l’effet escompté. Alors que la censure était relâchée et que les représentants de la bureaucratie commençaient à débattre plus ouvertement, les gens ont été inspirés par cette nouvelle « ouverture ». Lorsque les débats du Soviet suprême ont été diffusés en direct à la télévision, les gens ont arrêté de travailler pour se presser autour du poste le plus proche, les foules dans les rues regardaient à travers les vitrines des magasins. Mais ils voulaient plus de choix qu’entre les candidats d’un même parti. Lors des élections au Soviet suprême de mai 1989, les électeurs de tout le pays ont rayé tous les noms sur leur bulletin de vote pour protester contre l’absence d’alternative. Très vite, les députés réformateurs les plus radicaux, autour de Boris Eltsine, ont soulevé la nécessité d’abolir l’article six de la constitution, qui stipulait que le PCUS a le droit de contrôler toutes les institutions du pays.

La Perestroïka s’est avérée désastreuse, du moins du point de vue des travailleuses et travailleurs. Les réformes n’étaient, comme on dit en russe, ni chair ni volaille. En assouplissant les règles du plan, les directeurs d’entreprise ont commencé à détourner les ressources de la production de base. Les organisations ont commencé à éprouver des difficultés à obtenir des fournitures de base. Et si les directeurs étaient désormais autorisés à vendre la production supérieure au plan à qui voulait bien l’acheter, il n’y avait toujours pas de marché libre pour le faire. Cela a créé de réelles difficultés. Par exemple, le coût de la production de charbon était nettement supérieur au prix payé par l’État, laissant de nombreuses mines sans argent pour couvrir les salaires.

En raison de l’incompétence de l’élite dirigeante, l’économie soviétique a longtemps souffert de pénuries. Mais, en 1989, la situation était devenue catastrophique. Les mineurs ne pouvaient même pas obtenir de savon pour leurs douches. À Moscou, toujours privilégiée concernant l’approvisionnement en nourriture, le rationnement des denrées alimentaires de base a été introduit.

La perte de contrôle

La politique de perestroïka s’effondra dans la crise. Elle n’a pas fait grand-chose pour réduire le rôle étouffant de la bureaucratie, mais a soulevé le couvercle de l’énorme mécontentement qui bouillonnait sous la surface. Les événements ont commencé à échapper à tout contrôle.

Au début de 1986, la centrale nucléaire de Tchernobyl, en Ukraine, a explosé. Alors que les autorités tentaient de dissimuler l’ampleur de la catastrophe, des volontaires ont afflué par milliers pour éteindre l’incendie, avec pour seule défense une bouteille de vodka qui, selon les médecins, les protégerait des radiations. Une fois de plus, il apparaissait que la société soviétique reposait sur d’énormes sacrifices de la part du peuple, tandis que la bureaucratie continuait à faire des erreurs et à commettre des vols. En 1988, un tremblement de terre a secoué certaines parties de l’Arménie, tuant 25.000 personnes lorsque des bâtiments insalubres se sont effondrés, laissant la ville de Leninakan dévastée. Cela a alimenté la question nationale dans le Caucase.

À la fin de 1986, les premiers signes de la libération de nouvelles forces sociales ont commencé à apparaître. La ville d’Alma-Ata a été secouée par une émeute étudiante de deux jours avec pour cause immédiate le limogeage de Dinmukhamed Konayev, chef du parti communiste du Kazakhstan (un Kazakh de nationalité). Le parti était en proie à une lutte entre Konaïev et son adjoint (également kazakh), qui l’accusait de freiner les réformes. Gorbatchev a décidé de ne soutenir aucun des deux camps et a nommé à la place un outsider, un Russe. Mécontent de cette décision, l’adjoint de Konaïev a incité les étudiants, principalement des Kazakhs, à protester. Lorsqu’ils ont été accueillis par les troupes anti-émeute, ils se sont déchaîné. L’adjoint de Konaïev a fini par prendre la tête du parti en 1989 et, deux ans plus tard, lors de la tentative de coup d’État de 1991, il a interdi le parti communiste, avant de devenir président du Kazakhstan. Son nom : Nursultan Nazarbaev, qui est encore aujourd’hui le président autoritaire du Kazakhstan (il a démissionné de la présidence en 2019, ndt).

L’escalade de la crise économique, les scissions au sein de l’élite dirigeante et les catastrophes naturelles et technologiques ont alimenté le mécontentement. Les tensions nationales se sont intensifiées en quelques mois. La région du Nagorny-Karabakh (cédée arbitrairement à l’Azerbaïdjan par Staline en 1921) est devenue le prochain point chaud. Les manifestations de masse de la population majoritairement arménienne, qui exigeait le retour en Arménie, ont été réprimées sauvagement par le régime azéri. Une guerre ouverte a éclaté entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan en 1991.

Dans les trois États baltes – la Lettonie, la Lituanie et l’Estonie – il y avait un énorme ressentiment à l’égard de leur inclusion dans l’Union soviétique, à la suite du pacte Hitler/Staline. (Lénine et Trotsky avaient toujours soutenu le droit des États baltes à l’autodétermination). Ce ressentiment, combiné à la crise économique et sociale croissante, a alimenté des mouvements de masse réclamant l’accélération des réformes et l’indépendance. Au début de 1990, les trois pays avaient déclaré leur indépendance officielle.

Si un parti ouvrier de masse de gauche avait existé à l’époque, il aurait pu unifier ces protestations contre la bureaucratie soviétique et présenter une véritable option pour garantir l’établissement d’un véritable État socialiste en Union soviétique. Un mouvement ouvrier de masse s’est développé. Malheureusement, il n’était pas armé d’un programme clair qui aurait pu résoudre ces crises.

Les oligarques s’installent au pouvoir

Les mouvements de masse qui se sont répandus en Europe de l’Est, les mouvements d’indépendance en pleine expansion ainsi que les politiques ratées de la perestroïka n’ont fait qu’aggraver la situation économique. Les recettes fiscales se sont effondrées, le nombre d’usines nécessitant des subventions a augmenté. L’inflation s’installa. Pendant ce temps, une partie de l’élite dirigeante a quitté le navire. Une nouvelle loi autorisant la formation de coopératives a été présentée comme donnant le droit de créer des cafés et de petites productions de services. Cependant, la bureaucratie a utilisé cette loi pour créer des coopératives liées aux ministères et aux usines afin d’exproprier ouvertement les biens de l’État.

L’un des oligarques les plus notoires de Russie, Boris Berezovskii, fournit un exemple du fonctionnement de ce processus. En 1989, il a conclu un accord avec la direction de l’usine automobile russe Lada. Au lieu de vendre toute sa production par l’intermédiaire de détaillants d’État, elle lui vendrait ses voitures à un prix réduit. Il les revendrait ensuite, à un prix plus élevé bien sûr. En trois ans, Berezovskii a réalisé un chiffre d’affaires de 250 millions de dollars dans cette seule activité. Les travailleuses et travailleurs ont vite appris à détester ces « entrepreneurs ».

En mars 1989, les premiers signes d’une vague de grève imminente sont apparues dans le bassin houiller polaire de Vorkuta. La 9e brigade de la fosse Severnaya a fait grève, réclamant des salaires payés à un taux décent et des normes de production plus basses. Faisant écho aux réformateurs de Moscou, ils ont exigé la réduction de 40% du personnel d’encadrement et la réélection du directeur technique. Des concessions ont rapidement été faites, mais cette petite grève a ouvert les vannes. En juillet, un demi-million de mineurs se sont mis en grève dans tout le pays.

À Vorkuta, Novokuznetsk, Prokopievsk et Mezhdurechensk, des comités de grève ont effectivement pris en charge la gestion des villes. La vente de spiritueux a été interdite et des organisations ont été mises en place pour maintenir l’ordre public. Les mineurs étaient principalement préoccupés par leurs conditions de travail et leurs conditions sociales, notamment les mauvaises conditions de transport et de logement, les bas salaires, la mauvaise alimentation et l’absence de savon dans les douches des puits. Dès le début, les réunions de masse et les comités de grève ont insisté sur le fait que les grèves étaient apolitiques. Mais, comme les mineurs n’avaient pas de programme politique propre, il était inévitable que d’autres forces utilisent leur mouvement. À Mezhdurechensk, les directeurs de mines ont « soutenu » la grève, se plaignant seulement que certaines des revendications étaient irréalisables tant que les mines étaient sous contrôle central. La demande d’une indépendance économique totale des mines, avec le droit de vendre du charbon sur le marché libre, a bientôt été ajoutée à la liste des revendications des mineurs.

Les mineurs ont créé des organisations à la hâte, mais se sont avérés être politiquement non préparés. La seule façon dont ils auraient pu résoudre les problèmes de la fin de la période soviétique aurait été de s’organiser pour renverser la bureaucratie et l’élite dirigeante, tout en maintenant la propriété de l’État et l’économie planifiée sur la base d’un contrôle et d’une gestion démocratiques des travailleuses et travailleurs. Mais il n’y avait aucune organisation politique offrant une telle alternative dans les bassins houillers. Au lieu de cela, la bureaucratie même qui était à l’origine de la crise s’est attaquée aux organisations créées par les mineurs pour promouvoir son propre programme politique. Les membres des comités de grève ont été pris pour de longues négociations, les revendications quotidiennes ont été liées à des demandes plus explicites dans l’intérêt des administrations des mines et même du ministère du charbon. Dans de nombreux cas, les chefs de grève étaient encouragés à créer des entreprises (en utilisant la nouvelle loi) qui, naturellement, étaient étroitement contrôlées par les structures de l’État.

500 jours pour le capitalisme

Au cours de l’été 1989, le premier bloc d’opposition au Congrès soviétique, le groupe interrégional, a été formé, avec à sa tête Eltsine. Alors que les événements se succédaient à un rythme dramatique, les grèves des mineurs donnaient aux travailleuses et travailleurs la certitude qu’ils pouvaient se battre. Pendant ce temps, les États baltes ont déclaré leur indépendance. Un autre conflit interethnique virulent a éclaté entre la Géorgie et l’Ossétie du Sud. En novembre 1989, le mur de Berlin a été abattu. En décembre, le dictateur brutal Nikolaï Ceausescu et sa femme, Elena, ont été exécutés publiquement lors du soulèvement en Roumanie. Ces événements ont effrayé l’élite dirigeante mais, comme on dit en russe, le train avait quitté la gare et il n’était plus possible de l’arrêter.

Le groupe interrégional s’opposait ouvertement à Gorbatchev, qui se retrouvait coincé entre les partisans d’Eltsine et les conservateurs purs et durs. Parmi ces derniers, on trouve des personnalités telles que les fameux « colonels noirs » qui plaidaient pour une solution « à la Pinochet ».

Le groupe interrégional possédait une petite aile gauche mais se composait principalement de réformateurs, dont l’agenda comportait des réformes du marché et une démocratie de type occidental, même si cela n’était pas encore clairement formulé dans leur programme. Il est révélateur de la résistance au capitalisme que, même à ce stade tardif, les réformateurs n’appelaient que rarement ouvertement à sa restauration. Parmi les mineurs et les autres travailleuses et travailleurs, cet appel aurait rencontré une certaine résistance, même si certaines de leurs revendications étaient devenues intrinsèquement « pro-marché ». L’état d’esprit des mineurs était qu’ils n’avaient vraiment aucune envie de vivre dans une société capitaliste. Néanmoins, ils avaient perdu la foi dans le fait que le socialisme était un système viable.

Le groupe interrégional s’est concentré sur la suppression du monopole du pouvoir du PCUS. Des manifestations massives ont été organisées à Moscou et dans d’autres villes pour exiger l’abrogation de l’article 6, qui a finalement été aboli au printemps 1990. Lors des élections dans les différentes républiques, les candidats nationalistes et pro-libéraux ont remporté la majorité des voix. En mai, Eltsine a été élu président du Soviet suprême et, en juin, dans une tentative de forcer la main à Gorbatchev, le Congrès russe des députés du peuple a déclaré la souveraineté de la Russie. La « guerre des lois » a commencé, les républiques luttant pour la suprématie contre le gouvernement de l’Union soviétique.

En août 1990, le gouvernement russe a adopté le « programme des 500 jours ». Ce programme prévoyait la création des « bases d’une économie de marché moderne en 500 jours », basée sur « une privatisation massive, des prix déterminés par le marché, l’intégration dans le système économique mondial, un large transfert de pouvoir du gouvernement de l’Union aux républiques ». Comme le disait l’éditorial de la première édition du journal russe du Comité pour une Internationale Ouvrière (devenu depuis lors Alternative Socialiste Internationale) de l’époque : « Nous mourrons de faim après 500 jours ! » En juin 1991, Eltsine se présenta à l’élection du président russe et remporta 57% des voix. Il critiquait la « dictature du centre », sans rien dire sur l’introduction du capitalisme. Il a même promis de mettre sa tête sur une voie ferrée si les prix augmentaient. Bien sûr, il ne l’a jamais fait, même si, en 1992, les prix avaient augmenté de 2 500 %.

Un coup d’État en demi-teinte

L’opposition conservatrice ne défendait pas le socialisme, du moins pas tel que nous le connaissons. Elle défendait un État fort et centralisé. Ils étaient surtout furieux que les républiques soient en train de se séparer de l’Union soviétique et que, du fait de cette nouvelle « ouverture », les gens critiquaient leur gouvernement. À l’occasion des vacances du nouvel an 1990-91, des rumeurs de coup d’État militaire couraient à Moscou. Les partisans de la ligne dure se retenaient, même si l’Union soviétique s’effondrait autour d’eux.

En mars 1991, un référendum a été organisé dans lequel la question suivante était posée : « Considérez-vous nécessaire la préservation de l’Union des républiques socialistes soviétiques en tant que fédération renouvelée de républiques également souveraines dans laquelle les droits et la liberté d’un individu de toute nationalité seront pleinement garantis ? » Le référendum a été boycotté par les États baltes, ainsi que par la Géorgie, l’Arménie et la Moldavie. Mais 70% des électeurs des neuf autres républiques ont voté oui. Il s’est toutefois avéré difficile de trouver un accord sur la forme exacte. Un nouveau traité d’union a été élaboré. Huit républiques en ont accepté les conditions, tandis que l’Ukraine s’y est opposée. La Russie, le Kazakhstan et la Biélorussie l’ont signé en août 1991.

Le 19 août 1991, les Moscovites se sont réveillés au son des chars dans la rue. Les partisans de la ligne dure avaient lancé leur coup d’État tant attendu. On dit que Gorbatchev, qui était en fait en vacances, était « trop fatigué et malade pour continuer ». La « bande des huit » a déclaré qu’elle instaurait la loi martiale et un couvre-feu dans le but de « lutter contre l’économie souterraine, la corruption, le vol, la spéculation et l’incompétence économique » afin de « créer des conditions favorables à l’amélioration de la contribution réelle de tous les types d’activités entrepreneuriales menées dans le respect de la loi ». Ils ont terminé par un appel à « toutes les organisations politiques et sociales, les collectifs de travail et les citoyens » pour qu’ils démontrent leur « disposition patriotique à participer à la grande amitié dans la famille unifiée des peuples fraternels et à la renaissance de la patrie. »

Victor Hugo disait que « toutes les forces du monde ne sont pas aussi puissantes qu’une idée dont le temps est venu ». Ce putsch a prouvé que l’inverse est également vrai : la plus grande machine militaire ne pouvait pas sauver un régime dont le temps était révolu ! Même les tankistes et les parachutistes des divisions d’élite soviétiques envoyés à Moscou n’avaient pas le cœur à se battre. Les chars s’arrêtaient aux feux rouges. Un chauffeur de trolleybus a arrêté son véhicule à l’entrée de la Place Rouge et les chars n’ont pas bougé plus loin ! Quelques minutes plus tard, les manifestants ont appris qu’Eltsine lançait un appel à la grève générale (qu’il a rapidement annulé) et a demandé aux gens de se rassembler devant le siège du gouvernement russe. En quelques heures, des centaines de milliers de personnes se sont rassemblées. Le pays tout entier a commencé à se soulever contre le coup d’État. Les putschistes ont fait demi-tour. L’un d’entre eux s’est tiré une balle. Un autre a quitté la politique pour devenir un riche banquier. Gorbatchev est retourné à Moscou pour découvrir que le pays qu’il avait dirigé n’existait plus.

Officiellement, l’Union soviétique fut dissoute en décembre 1991. Mais il ne s’agissait que d’une reconnaissance de la réalité. Après le coup d’État, les 15 républiques avaient annoncé leur indépendance. La vitesse du processus de restauration du capitalisme différait dans chaque république, mais la direction fut la même. Les obstacles à la restauration du capitalisme qui existaient auparavant ont été supprimés. Dans le cas de la Russie, le régime d’Eltsine a banni le PCUS, a entrepris de briser l’ancienne structure étatique, allant même jusqu’à promettre aux républiques intérieures de la Russie, telles que la Tchétchénie et le Tatarstan, « autant de souveraineté qu’elles pouvaient en supporter ». Une thérapie de choc économique a été introduite avec la libéralisation des prix, les privatisations massives, l’augmentation des impôts, la réduction des subventions à l’industrie et la diminution des dépenses sociales.

Les conseillers occidentaux ont ouvertement averti le gouvernement Eltsine qu’il devait gagner le soutien des anciens bénéficiaires du régime soviétique, c’est-à-dire les anciens chefs de parti, directeurs d’usine et agents du KGB, en leur transférant la propriété de la nouvelle société capitaliste afin qu’ils ne résistent pas. Même la période d’hyperinflation, qui a apporté une misère indicible aux masses, a été utilisée par l’élite dirigeante pour concentrer la richesse entre ses mains. C’est à partir de cette période que les oligarques ont acquis leur richesse obscène. Dans les médias russes, on appelait ouvertement cela le « processus d’accumulation primitive du capital ».

Le peuple soviétique a été escroqué. On leur a dit qu’en introduisant des réformes du marché, ils pourraient avoir des conditions de vie similaires à celles d’Europe occidentale. Plutôt que de dire à la population que l’intention était d’introduire le capitalisme, on lui a dit qu’il s’agissait d’une lutte pour la « démocratie ». Près de 20 ans plus tard, le niveau de vie de la grande majorité de la population est nettement inférieur à celui de la fin de la période soviétique. La démocratie est pratiquement inexistante et l’ancienne élite dirigeante, qui a ruiné l’économie planifiée, vit maintenant dans le luxe grâce aux bénéfices de l’exploitation capitaliste. Cela contribue à expliquer pourquoi, dans toute l’ancienne Union soviétique, les travailleuses et travailleurs commencent à se tourner à nouveau vers les idées de gauche. Ce n’est que la prochaine fois qu’ils auront l’expérience nécessaire pour établir une véritable société socialiste, avec une économie planifiée, le contrôle et la gestion des travailleuses et travailleurs, et l’autodétermination dans une fédération volontaire d’États socialistes et l’internationalisme.


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