La gentrification aura-t-elle raison du Village gai?

La crise sanitaire, la crise économique et la pénurie de logements abordables des dernières années ont plongé le Village gai de Montréal dans une situation très précaire. La SDC du Village et la ville n’ont rien trouvé de mieux à faire que de changer le nom du célèbre quartier gai pour celui de Quartier inclusif ou simplement Village. 

Il faut comprendre que dans le milieu des affaires, le marché de «l’inclusivité» mérite d’être conquis. En ce moment, il y a de l’argent à faire avec la culture drag, autant du côté des plateformes de visionnement qu’avec des événements commerciaux. Les banques refont leur image de marque avec le drapeau arc-en-ciel pour attirer «l’argent rose».

Mais dans la réalité du Village gai, les commerces abandonnés et les personnes itinérantes sont de plus en plus nombreux. Même les cas d’immeubles incendiés s’accumulent. La ville et la Société de Développement Commercial (SDC) du Village veulent mieux éclairer les rues, ajouter de l’animation culturelle et mobiliser plus de polices pour «mieux vendre» le quartier. Ce n’est pas la première fois que les espaces où se rassemblent  les personnes LGBTQIA+ sont transformés pour des raisons économiques.

 Les personnes qui se rassemblent dans les quartiers ou les ghettos ethniques ou culturels ne le font pas pour les intérêts des grands propriétaires et des capitalistes, même s’ils peuvent partager leur identité. On s’installe dans le Village parce que c’est le quartier le moins cher et celui où l’on peut espérer un peu de solidarité avec des personnes qui partagent les mêmes parcours de vie que nous. Lorsque la SDC du Village et l’administration de Valérie Plante parlent d’inclusivité dans le Quartier gai, elles ouvrent surtout leur bras à toutes celles et ceux qui pourront se payer un condo hors de prix et consommer dans leur coin les produits des futures boutiques nichées.

Le contexte historique du Village à ses débuts

Lorsqu’on remonte aux années 1950, la société québécoise est ouvertement hostile aux gais et aux lesbiennes. S’afficher comme personne gaie en public comporte un risque de subir du harcèlement, de la discrimination et même une arrestation. Le premier ministre Maurice Duplessis vante Montréal comme une ville sans clubs homosexuels. C’est en 1952 que s’ouvre Le Tropical Room, premier endroit qui brave la répression et emploie des personnes ouvertement gaies. De tels bars et saunas ouvriront partout à Montréal, surtout entre les rues Stanley et Atwater, secteur anciennement connu comme Le Village gai de l’Ouest.

Dans les années 60 et 70, l’influence de l’Église se fait encore sentir tandis qu’une nouvelle bourgeoisie nationaliste prône le sécularisme et l’humanisme. Cette bourgeoisie garde toutefois les aspects rétrogrades des croyances religieuses lorsqu’elles jouent en sa faveur. Pour le clergé catholique, les gais et lesbiennes font des «actes contre nature» étant donné que leur sexualité ne vise pas la reproduction. Cet argument est repris de manière pseudoscientifique par les classes dominantes pour garantir le rôle traditionnel de la famille nucléaire dans la reproduction d’un mode de vie capitaliste. Pour les psychanalystes et le secteur médical, l’homosexualité est donc une maladie. 

À l’annonce des Jeux olympiques de 1976 à Montréal, l’existence d’endroits pour les personnes LGBTQIA+ entre en conflit avec les intérêts des classes dominantes. Pour l’administration de Jean Drapeau, les personnes gaies ou itinérantes sont indésirables. Elles doivent être chassées des endroits où passeront les touristes.

Le maire Drapeau s’est fait connaître comme avocat durant les années 40 lors d’une sordide histoire de meurtre d’enfant. Cette affaire a renforcé le discours selon lequel les homosexuels sont des violeurs d’enfants. Drapeau s’est fait élire maire de Montréal une dizaine d’années plus tard sur une campagne contre «l’immoralité» de la pègre, de la corruption et des pratiques sexuelles «déviantes».

Les descentes policières sont plus virulentes et violentes que jamais. Les saunas et les bars gais passent au tordeur. Des manifestations s’organisent. Les personnes en lutte mettent sur pied le Comité homosexuel anti-répression (CHAR). Il deviendra plus tard l’Association pour les Droits des Gai(e)s du Québec (ADGQ).

En 1977, les descentes continuent. Le 22 octobre, une semaine après le congrès de l’ADGQ,  des dizaines de policiers avec des mitraillettes descendent au Truxx et au Mystique. C’est 146 hommes qui sont arrêtés. Après une journée de distribution de tracts, 2 000 personnes répondent à l’appel et manifestent toute la nuit. C’est notre Stonewall québécois. Deux mois plus tard, la pression sur le tout nouveau gouvernement péquiste de René Lévesque le pousse à adopter la Loi 88. Elle est censée stopper la discrimination basée sur l’orientation sexuelle à l’emploi, lors de la recherche d’un logement et lorsqu’on utilise les services publics. 

Bien que la ville de Montréal fait tout pour gêner l’existence des bars gais, c’est le marché qui a raison d’eux. Le centre-ville de l’ouest (Downtown) et le Plateau-Mont-Royal sont en train de s’embourgeoiser. Le prix des loyers monte en flèche. La construction du nouveau Stade olympique, de l’UQAM, le déménagement de la Société Radio-Canada et la récession de 82-83 poussent les commerces vers l’est de la ville. Le Centre-Sud, quartier pauvre, accueille la nouvelle génération d’espaces pour la communauté LGBTQIA+. L’ancien «Faubourg à m’lasse » se transforme peu à peu en quartier gai. Le Village gai prend forme à l’intérieur du quadrilatère délimité par les rues Berri, Maisonneuve, Papineau et par le boulevard René-Lévesque au sud.

Le développement du Village obéit d’abord et avant tout à des impératifs économiques. Certes, les nouveaux bars et saunas permettent aux différentes communautés de se rencontrer, de danser et de draguer de manière plus ouverte. Le premier conseiller municipal ouvertement gai sera élu sur ce territoire. Mais tout cela a peu à voir avec une lutte sociale ou un mouvement politique provenant de la base. La concentration de commerces, d’une clientèle et de locataires LGBTQIA+ entraînent aussi un accroissement de la violence homophobe.  

Lorsque le Village gai devient un pôle d’attraction touristique profitable, l’attitude de la ville et des capitalistes change. La SDC du Village gai est créée en 2006. Elle représente aujourd’hui quelque 255 entreprises et se fixe comme mission de «contribuer à la transformation économique et à la vitalité du Village en favorisant la diversité, l’inclusivité et l’innovation».

L’évolution des oppressions

Le Village gai existe, car les communautés LGBTQIA+ sont discriminées à tous les niveaux: par les employeurs, les propriétaires, la police, la famille, les institutions psychiatriques, etc. Ce type de discrimination et de répression sert à imposer et à reproduire les valeurs familiales traditionnelles. Le but est de rendre «naturelle» et «évidente» le modèle de la famille patriarcale monogame hétérosexuelle.

Les classes dominantes ont besoin de garantir le rôle traditionnel de la famille nucléaire dans la reproduction d’un mode de vie capitaliste. Les lois, les services de santé ou d’éducation gérés par les capitalistes sont incapables d’offrir les moyens à tout le monde de vivre pleinement la diversité de son identité, de sa sexualité, de sa vie amoureuse ou familiale.

Les normes et les valeurs dominantes sont situées dans un moment historique précis. Elles changent et s’adaptent aux nécessités du système économique, aux besoins démographiques, aux changements culturels de la bourgeoisie elle-même et au rapport de force des gens qui se battent contre. 

Suite aux luttes sociales pour les droits des communautés gaies, des concessions ont été faites par les puissants. Dans une minorité de pays du monde, le mariage entre conjoints de même sexe est autorisé. Ce droit est un gain pour tout le monde. Mais, il favorise aussi la reproduction du modèle du couple monogame prévoyant fonder une famille.

L’arbre qui coupe ses racines

Le Village gai existe parce qu’il y est plus abordable d’y habiter et d’y tisser un réseau social non traditionnel. En rendant l’homosexualité masculine  visible, le Village a obligé la société montréalaise à faire un pas dans la reconnaissance des réalités LGBTQIA+. En contrepartie, les hauts taux de personnes vulnérables y ont attiré une plus grande offre de santé et de services sociaux. Cette offre de service a, à son tour, attiré plus de personnes dans le besoin considérant le manque de services ailleurs à Montréal.

Avec l’arrivée de la pandémie de COVID-19, environ 6 000 personnes sont devenues itinérantes à Montréal. La majeure partie d’entre elles se retrouvent dans Centre-Sud et le Village gai.

En 2022, les personnes LGBTQIA+ racisées sont surreprésentées dans le taux de personnes sans-abris, plus particulièrement chez les jeunes. Les chiffres européens et américains indiquent que les personnes trans sont les plus marginalisées de la communauté, avec un taux de chômage plus élevé et des salaires plus bas. Elles ont plus de risques de se faire surveiller et arrêter par la police. Elles souffrent des plus hauts taux de violence et de meurtre de la communauté. Leur taux de suicide est le plus élevé. 

Lorsque la ville de Montréal a tenté d’offrir, l’an dernier, 380 places à l’Hôtel Dupuis pour les personnes itinérantes, la SDC s’est contentée de réagir en déclarant qu’il y a «urgence de retrouver un sentiment de sécurité dans le Village». Un sentiment de sécurité oui, mais pour qui? La SDC est là pour que les commerçants vendent plus. Elle n’a que faire de la communauté LGBTQIA+ telle qu’elle est ni de la discrimination qu’elle subit. 

Voilà donc la destinée tragique du Village sous le capitalisme: assez bon marché pour laisser les promoteurs immobiliers construire des condos de luxe, mais trop bon marché pour satisfaire les commerçants membres de la SDC. 

La libération LGBTQIA+

Il n’existe actuellement pas de mouvement LGBTQIA+ militant et indépendant des forces capitalistes comme l’est la SDC du Village. Les luttes des personnes LGBTQIA+ ordinaires sont invisibles et n’ont aucun caractère massif, malgré l’omniprésence des discours bien pensants sur l’inclusion.   

Pourtant, l’amélioration des conditions de vie des personnes les plus oppressées n’est jamais autant couronnée de succès qu’avec une approche basée sur la solidarité avec les travailleurs et travailleuses dans toute leur diversité. Avec leurs moyens organisationnels, les comités syndicaux LGBT+ ou les associations étudiantes peuvent jouer un grand rôle de politisation des enjeux de diversité sexuelle à l’échelle de la société.   

Au-delà du soutien passif, ce sont les luttes concrètes qui tissent la solidarité et conduisent à la victoire. Les normes bourgeoises enferment toute la classe ouvrière dans un processus d’aliénation identitaire. Nos identités, nos préférences et nos destins ne sont pas fixés pour l’éternité. Ils évoluent avec l’expérience et les situations. La libération LGBTQIA+ concerne le bien être de tout le monde. 

Chaque oppression spécifique est comme la tête d’une hydre. En couper une nous en fait découvrir deux autres. Il faut alors s’attaquer au corps de la bête, à la source des normes et valeurs bourgeoises, le contrôle des capitalistes sur l’aménagement de notre territoire, de notre culture, de nos conditions de travail, etc.

Nous avons tous et toutes besoin d’accès à des logements décents et réellement abordables, à des services publics adaptés à nos réalités, à des communautés dont la sécurité dépend des choix démocratiques des gens qui y habitent. Il est essentiel d’écouter, d’organiser et de bâtir des mouvements de libération là où ils prennent racine. Les luttes pour les droits des uns et des autres renferment le germe d’une meilleure société, une société socialiste.

Le socialisme n’est pas un résultat à atteindre comme l’on franchit le fil d’arrivée d’une course. C’est un processus actif de construction qui se fait dès maintenant avec toutes les personnes qui veulent se battre contre les oppressions et l’exploitation capitaliste.


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