Droit à l’avortement, lutte de libération et socialisme

Cet article a été publié en anglais le 25 novembre 2017 sur le site du Socialist Party


Le débat sur le droit à l’avortement a évolué de façon remarquable au cours des cinq dernières années. Il suffit de regarder les discussions qui ont lieu dans un environnement aussi conservateur que la Commission de l’Oireachtas sur le 8e amendement, dominée comme elle l’est par les partis anti-choix et de droite de l’establishment capitaliste. Les uns après les autres, les experts ont expliqué aux politiciens et aux politiciennes que non seulement le 8e amendement est inapplicable, mais que toute mesure moins ambitieuse que l’avortement sur demande jusqu’à la 12e semaine serait une parodie de la réalité.

Les sondages d’opinion indiquent systématiquement que l’immense majorité de ce pays est favorable à une abrogation du 8e amendement et à un élargissement significatif de l’accès à l’avortement. Ce phénomène est plus prononcé chez les jeunes et les femmes. Mais elle se diffuse également dans l’ensemble du mouvement ouvrier. Le syndicat Unite (Aontú) a longtemps eu une position totalement pro-choix. Aujourd’hui, de plus en plus de syndicats sont en faveur de l’abrogation du 8e amendement (Repeal the 8th). Les jeunes travailleuses (principalement), comme les employées de crèche et les assistantes maternelles, s’organisent et reflètent l’humeur de changement dans leurs syndicats. Pour l’instant, ce changement n’a pas permis aux syndicats de prendre la place qui leur revient en tant que partie intégrante du mouvement croissant pour le droit à l’avortement. Mais si l’afflux de travailleuses dans les syndicats peut réveiller ce géant endormi, ce serait une corde puissante à notre arc: elle relierait les organisations traditionnelles de la classe ouvrière au nouveau mouvement social.

Le rôle des socialistes féministes

Les militantes et les militants de la campagne ROSA et les membres du Socialist Party ont joué un rôle crucial dans l’évolution de ce débat qui a évolué de l’idée très limitée d’une législation de type «Affaire X» ou d’une législation fondée sur des motifs de santé limités à la situation actuelle. L’énorme déferlement de colère après la mort de Savita Halappanavar a montré que les attitudes avaient fondamentalement changé pour le mieux. Pourtant, de nombreuses personnes dans l’establishment du mouvement pro-choix se sont accrochées à l’idée que le lobbying en faveur d’une législation de type «Affaire X» était l’approche la plus «raisonnable». En revanche, ROSA et le Socialist Party ont défendu ce qui était nécessaire en popularisant la nécessité d’abroger le 8e amendement. En tant que socialistes féministes, nous avons reconnu que seule une lutte mobilisant la base pouvait forcer l’établissement à agir. Si nous ne demandons pas ce dont nous avons besoin de la manière la plus forte possible, des compromis odieux seront faits.

L’establishment irlandais a une longue histoire consistant à transiger la vie des femmes pour faire des gains politiques. Nous avons obtenu une loi avec l’«Affaire X» sous le gouvernement Fine Gael/Travailliste (Labor). Mais cela s’est avéré être un pas en arrière plutôt qu’un pas en avant. L’avortement n’était toujours pas disponible, comme l’a illustré parfaitement le cas de la jeune femme internée pour avoir demandé un avortement. Pire encore, des femmes ont été criminalisées pour avoir avorté avec des peines pouvant aller jusqu’à 14 ans de prison! Le mouvement de masse en faveur de l’abrogation (Repeal the 8th), en revanche, nous a conduit là où nous sommes aujourd’hui. Il est devenu le cri de ralliement d’un mouvement qui n’a plus peur de réclamer avec audace l’autonomie corporelle.

Les actions organisées par ROSA et Ruth Coppinger TD, membre du Socialist Party et députée du parlement irlandais, conjointement avec womenonweb.org, ont mis en lumière les vrais besoins comme l’avortement médical et l’utilisation croissante de pilules abortives sûres, mais illégales. Elles ont exposé le fait de faire confiance aux femmes et aux décisions qu’elles prennent sur leur propre corps plutôt que de laisser le débat être étouffé par les voix conservatrices du passé tenant à savoir quelle femme est «digne» d’un avortement légal.

Il y a trois ans, le «train de la pilule abortive» suivi de deux tournées du pays avec des «bus de la pilule abortive» ont été des interventions conscientes de socialistes féministes visant à aider les femmes de manière pratique à avoir accès à un avortement sûr et abordable. Plus important encore, ils ont été conçus pour bafouer consciemment la loi et prouver que le statu quo était (et est toujours) inapplicable. Ils ont fait passer l’avortement médical de la sphère privée — des femmes individuelles recourant à des avortements criminalisés à leur domicile — à la sphère politique — des militantes et des militants du droit à l’avortement se levant et disant «c’est la réalité de ce que font les femmes et de ce dont elles ont besoin et nous n’acceptons plus que cela soit balayé sous le tapis».

Aujourd’hui, au moins cinq femmes utilisent la pilule abortive chaque jour sur cette île. Cette réalité a transformé le débat actuel autour de la législation sur le droit à l’avortement. Cela signifie-t-il que l’establishment conservateur et rétrograde sera forcé de reconnaître cette réalité? Seulement si nous continuons à exercer une pression toujours plus forte sur eux par le biais de nouvelles actions et mobilisations. Mais le fait même que le débat ait progressé jusqu’ici est un hommage aux tactiques radicales et non conformistes qui placent les besoins des femmes et des personnes enceintes (en particulier les plus opprimées) avant la nécessité d’être «raisonnable».

Si ces actions audacieuses ont pu se dérouler sans qu’aucune poursuite ne soit engagée, c’est parce qu’elles se sont fondées sur la radicalisation d’une large couche de femmes et de jeunes qui en ont assez du statu quo conservateur. Le message désormais omniprésent d’abrogation (Repeal) sur les macarons, les pulls, les sacs, etc. a toujours été compris par cette nouvelle génération comme un cri de ralliement pour l’autonomie corporelle, rien de moins. La lutte pour le droit à l’avortement est l’expression concrète d’une prise de conscience et d’une colère plus larges face à l’oppression que nous inflige ce système — la marchandisation du corps et de la sexualité des femmes d’une part, l’emprise d’un establishment déconnecté, qui permet à l’église de contrôler l’éducation et les hôpitaux, d’autre part.

Radicalisation internationale

Cette radicalisation se traduit dans le monde entier par l’émergence d’un nouveau mouvement des femmes — des mobilisations de masse en Amérique latine contre la violence à l’égard des femmes aux «manifestations noires» en Pologne contre les attaques au droit à l’avortement, en passant par les manifestations courageuses en Inde contre la culture du viol, et bien d’autres encore. La solidarité internationale avec la Marches des femmes aux États-Unis en janvier dernier a montré à quel point la conscience mondiale fait partie intégrante de cette radicalisation.

Au sein de ce mouvement mondial, la lutte de l’Irlande se distingue sur un point : plutôt que de devoir défendre ce pour quoi nos mères (et nos grands-mères) se sont battues, nous nous battons pour quelque chose que nous n’avons jamais eu. Et dans le cas d’une lutte offensive, la question à savoir pour quoi exactement nous nous battons est beaucoup plus importante. La question du développement d’un programme qui inspire une nouvelle génération à se lancer dans la lutte est posée de manière proéminente et explique pourquoi la lutte actuelle a un tel effet de politisation sur de larges groupes de femmes et de jeunes.

Le fait de voir nos collègues activistes d’autres pays perdre des acquis obtenus il y a 40 ans montre bien que, dans ce système, aucun gain ne peut être considéré comme acquis. Sous le capitalisme, il y a une poussée incessante pour effacer toutes les avancées que les groupes opprimés et la classe ouvrière ont gagnées. Les conditions de travail gagnées par l’action syndicale radicale du passé sont sapées par les contrats sans horaires (zero hour contracts) et le travail précaire. De même, tous les acquis sociaux tels que le droit à l’avortement, les avancées en matière de droits civils, l’égalité des femmes et des LGBTQ+ sont constamment menacés. Le fait de voir cela se produire au niveau international crée une ouverture pour débattre de ce que nous devons faire pour garantir que notre combat pour un monde plus égalitaire ne sera pas érodé dans quelques années. Cette discussion débouche sur une analyse plus large sur la nature du système capitaliste.

Liberté individuelle et capitalisme

L’ouverture croissante aux idées socialistes féministes n’est pas seulement due au fait que ces idées offrent une explication plus large des tactiques radicales nécessaires, mais aussi parce qu’elles permettent de comprendre les racines de l’oppression des femmes. Au cœur de la lutte pour l’autonomie corporelle se trouve la lutte pour une véritable liberté personnelle. Les socialistes féministes comprennent l’importance de la liberté personnelle et de l’auto-émancipation des classes ouvrières et opprimées. C’est un effet libérateur de se tenir debout avec d’autres pour défendre ses droits, en réalisant que l’oppression n’est pas un problème personnel devant simplement être accepté, mais une conséquence d’un système capitaliste basé sur la division et l’exploitation.

Le capitalisme nous offre un flux constant de propagande selon laquelle la «liberté» personnelle est atteinte. C’est une idée abstraite selon laquelle la libération sociale, de genre et sexuelle est possible. Concrètement, cette «liberté» signifie deux choses très différentes selon le côté où l’on se trouve.

Si vous faites partie du 1%, la riche classe capitaliste (majoritairement) blanche et masculine qui domine le système mondial tant sur le plan économique qu’idéologique, vous pouvez acheter toute la «liberté» personnelle que vous voulez. Vous pouvez célébrer le regretté Hugh Hefner de Playboy comme un «libérateur sexuel» qui a fait fortune grâce à la marchandisation du corps des femmes. Vous pouvez faire passer la vente du corps des femmes pour le plaisir des acheteurs comme une libération. Vous pouvez défendre les agressions sexuelles de Harvey Weinstein comme une aberration dans une industrie glorifiant des modèles irréalistes de féminité et de masculinité. Et vous feriez mieux de vous assurer que vous entrez dans l’une de ces boîtes. Vous pouvez même essayer de prétendre que les représentations Barbie de ce à quoi les femmes devraient ressembler sont quelque chose à quoi aspirer, un objectif digne d’un grand effort. En bref, la liberté elle-même est devenue une marchandise. Au lieu de refléter une libération du besoin et de l’obligation pour permettre l’épanouissement personnel des gens, elle est devenue quelque chose que l’on peut acheter. La liberté pour le 1% se fait au prix de l’exploitation du 99%.

Pour le reste d’entre nous, la liberté sous le capitalisme ressemble davantage à «un autre mot pour dire qu’il n’y a plus rien à perdre». Nos corps et notre sexualité sont transformés en marchandises. Le sexe commercial est devenu omniprésent. On nous dit de traiter notre apparence comme un «atout» et de considérer le sexisme comme un «amusement ironique» qui ne doit pas être dénoncé. Nous vivons dans une société capitaliste libre, où les gens sont obligés de divulguer leur histoire personnelle sur les médias sociaux pour souligner que les agressions sexuelles sont monnaie courante. L’éducation sexuelle est tellement en décalage avec le comportement des adolescents et adolescentes qu’elle ne fournit aux jeunes aucun cadre pour discuter de la réalité désordonnée de l’exploration de la sexualité et des relations sexuelles. La contraception, qui est difficile à obtenir et coûteuse, reste un tabou. Les personnes non binaires et LGBTQ+ sont obligées de passer par un système éducatif extrêmement genré et sont toujours marginalisées.

Capitalisme néolibéral

Les contradictions ne s’arrêtent pas là. Les mères devraient travailler, mais la garde des enfants équivaut à une deuxième hypothèque. Les jeunes devraient s’éduquer (nous avons la génération la mieux éduquée de tous les temps) pour finir surqualifiés dans des emplois précaires sans avenir. Le logement social et abordable est stigmatisé comme quelque chose du passé, mais plus de 500 000 jeunes adultes vivent chez leurs parents parce qu’ils ne peuvent pas se permettre de déménager.

Lorsque Thatcher, il y a 40 ans, a commencé à présenter la famille comme la pierre angulaire de la société, elle l’a fait pour une raison. Il s’agissait d’un mince vernis idéologique pour justifier les coupures budgétaires dans les services sociaux et communautaires ainsi que le transfert de la charge des soins aux plus vulnérables de notre société vers la cellule familiale individuelle. Cette offensive néolibérale réalisée à travers le monde a fait des dégâts incalculables en détruisant les communautés, en privatisant les services de garde d’enfants, les soins aux malades et personnes âgées, etc. Les services publics sont privés de fonds et privatisés, ce qui fait peser sur l’individu une charge sociale de plus en plus lourde.

C’est la meilleure «liberté» que ce système puisse offrir. Cette réalité touche de manière disproportionnée les personnes les plus vulnérables — les personnes de couleur, les parents isolés, les personnes vivant dans la pauvreté, les communautés LGBTQ+, les femmes piégées dans des relations abusives. Cette réalité concrète a été illustrée par les histoires d’horreur couvertes par les médias ces dernières années. La jeune réfugiée victime d’un viol à qui l’on refuse l’avortement. L’adolescente internée pour avoir demandé un avortement. Le nombre élevé de personnes LGBTQ+ qui se retrouvent sans abri. L’augmentation considérable des problèmes de santé mentale. Si nous voulons atteindre une réelle liberté personnelle pour tout le monde, notre lutte doit avoir une perspective anticapitaliste et socialiste.

Liberté et socialisme

Pour les socialistes, la liberté personnelle consiste à créer les moyens permettant aux personnes de trouver l’espace et la confiance nécessaires pour exprimer qui elles sont vraiment, sans étiquette. Cela commence par la libération de l’exploitation économique. Le monde est plus riche que jamais, mais la richesse n’a jamais été aussi concentrée dans les mains d’un si petit nombre. Les moyens sont là pour assurer la sécurité de tout le monde — un logement, un emploi stable, un salaire décent — mais il faut s’approprier les moyens de production afin que les ressources puissent être utilisées pour construire des logements pour les gens plutôt que pour les spéculateurs, pour employer les gens de manière productive plutôt que pour les exploiter.

La sécurité économique est la base sur laquelle nous pourrions collectivement décider d’investir afin de traiter les plus vulnérables avec le respect que tout être humain mérite: des garderies publiques gratuites et de qualité, des soins intégrés pour les personnes âgées, un service national de santé gratuit et accessible pour tout le monde.

Mais cela va bien plus loin que cela. La liberté personnelle signifie l’affranchissement des stéréotypes de genre, le droit d’exprimer sa sexualité et son genre de la manière qui vous convient. Il s’agit de la libération sexuelle dans le vrai sens du terme. Être libre d’avoir des relations sexuelles consensuelles avec la personne avec laquelle vous voulez avoir des relations sexuelles ou rien du tout. S’exprimer librement, laisser la créativité humaine s’épanouir pour le bien de la société au lieu de la commercialiser.

Une société socialiste serait une société non fondée sur la discrimination, qu’elle soit économique, sociale, raciale, de genre ou sexuelle. Une véritable prise de décision collective et le contrôle des principales forces et ressources qui assurent la sécurité et la stabilité de nos vies nous permettraient d’avoir la liberté de contrôler nos propres vies. Lorsque le fonctionnement de la société n’est plus fondé sur l’exploitation, mais sur le principe «de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins», vous créez les bases d’une société plus humaine et plus solidaire. Elle remet fondamentalement en question les relations de pouvoir existantes, non seulement dans la sphère publique, mais aussi dans la sphère personnelle. Elle crée la base d’un véritable épanouissement en termes de contribution à la société, la possibilité de faire partie d’un collectif qui s’efforce de créer une société fondée sur les besoins et non sur la cupidité.

Libération humaine et changement socialiste

Elle permet également de trouver un épanouissement personnel en créant un espace où les gens peuvent exprimer ce qu’ils sont, sans stéréotypes ni pression à se conformer. Ce type de libération humaine et de liberté personnelle mérite que l’on se batte pour elle. Mais cela implique de lier notre lutte immédiate pour le droit à l’avortement et la libération des femmes à une lutte plus large contre le système capitaliste. S’attaquer au pouvoir de l’élite, de la classe capitaliste, dont l’intérêt est de maintenir le statu quo.

L’avantage d’une analyse clairvoyante de ce qui nous empêche de réaliser le type de libération que nous méritons et dont nous sommes capables est qu’elle pointe vers une lutte commune. Il ne fait aucun doute que différents groupes sociaux subissent l’oppression de manières différentes, qui se chevauchent et que toute lutte commune doit être sensible à cela, respectueuse et inclusive.

Le pouvoir de la lutte commune doit être celui de nous permettre de lutter ensemble pour notre propre auto-émancipation. Nous devons utiliser ces diverses expériences pour nous unir, et non pour nous diviser. La cause commune qui unit tous les groupes opprimés et la classe ouvrière dans son ensemble est la lutte contre un système capitaliste qui nous empêche de réaliser notre potentiel, en tant que personne et en tant que société. Uni⋅es, nous pouvons défier la logique de ce système d’inégalités toujours croissantes. Mais cela nécessite que nous nous organisions autour d’un programme qui ne se contente pas de lutter pour les droits de toutes nos différentes voix, mais qui défie le système dans son ensemble et offre une vision d’une alternative socialiste.


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