Comprendre d’où vient l’inflation pour la vaincre

+5% dans l’Union Européenne, + 7% aux USA: depuis plusieurs mois, l’inflation s’est solidement installée, à des niveaux que l’on n’avait pas connus depuis des décennies. Lorsque les prix ont commencé à grimper à la fin du printemps, les institutions économiques avaient qualifié l’augmentation de temporaire. Elles doivent aujourd’hui reconnaître qu’elles se sont trompées, tout en s’efforçant d’être rassurantes en annonçant une inflation «plus modérée» jusqu’à la fin 2022. C’est en tout cas le discours tenu par Christine Lagarde (BCE), Jerome Powels (Fed) et Kristalina Gieorgieva (FMI). On peut parfois lire que c’est l’augmentation du prix de l’énergie qui est responsable. Si ce facteur est bien réel, la réalité est plus complexe.

Le chaos sur les chaînes d’approvisionnement

Après une année 2020 marquée par les confinements, la baisse de la consommation et un recul de 3,2% du PIB, l’année 2021 devait être celle du grand rebond et de la reprise économique. L’activité économique a effectivement repris, pour ensuite immédiatement être confrontée à une série de difficultés. Parmi celles-ci, la fragilité des chaînes d’approvisionnement, qui ne se résume pas aux conséquences démesurées d’accidents maritimes fortuits comme le blocage du canal de Suez (pour où transitent 10% du commerce mondial) par l’Evergiven en mars 2021.

En octobre, 77% des ports commerciaux du monde rencontraient des délais de déchargement anormalement longs. Puces électroniques, matériaux de construction, matières premières pour l’industrie, etc à tous les niveaux, les pénuries s’accumulent et ralentissent, voire interrompent temporairement, l’activité des entreprises. La classe capitaliste n’était pas prête à répondre à l’augmentation de la demande qui a accompagné la réouverture de l’économie. Dans une certaine mesure, elle a profité de l’effet d’aubaine pour augmenter ses prix dans le but de compenser les augmentations de prix des matériaux et les pertes liées à la Covid tout en garantissant de nouvelles marges de profits.

Les confinements successifs et les effets de la Covid ont évidemment joué un rôle important dans ces pénuries, d’autant plus que les économies nationales ne se rouvrent et ne se ferment pas au même rythme. Avec la circulation du virus dans les pays en voie de développement ayant un faible accès aux vaccins et l’apparition de nouveaux variants, ce facteur pourrait perdurer.

Mais, plus fondamentalement, cette crise d’approvisionnement illustre la faiblesse du modèle de la production en flux tendu. Généralisé à partir des années ’80 après avoir été mis au point chez Toyota dans l’après-guerre, ce modèle vise à couper massivement dans les frais d’entreposage pour augmenter les profits en assurant un approvisionnement en pièces juste au moment où on en a besoin. Entre 1981 et 2000, les entreprises américaines ont ainsi en moyenne diminué leurs stocks de 2% annuellement. Dans ces conditions, le moindre grain de sable dans la machine peut avoir d’énormes conséquences. Or, dans le cadre d’une haute division internationale du travail, fonctionner de la sorte nécessite une stabilité politique qui au regard les tensions inter-impérialistes croissantes et la concurrence économique entre la Chine et les USA, ne peut être que fragile.

Les salaires, responsables de l’inflation?

En Belgique, l’augmentation des prix met une indexation des salaires à l’ordre du jour. Rapidement, la FEB et la VOKA ont réclamé un nouveau saut d’index (puis une manipulation de celui-ci) au nom de la traditionnelle «compétitivité» et du risque d’une «spirale d’augmentation prix-salaire». La substance de l’argument de Pieter Timmermans (FEB) est que l’augmentation des salaires ferait mécaniquement augmenter les prix, qui à leur tour feraient augmenter les salaires via l’indexation, entraînant un cycle sans fin.

Les salaires ont connu plusieurs attaques ces dernières années avec le saut d’index du gouvernement Michel en 2015 qui représente une perte de salaire de 27 000 euros (39 000 $) sur une carrière complète, ainsi que la réduction des cotisations sociales patronales (notre salaire indirect) de 32 à 25%. Tout cela n’a pas mené à une diminution des prix, mais plutôt à une baisse de la rémunération du travail dans le PIB en faveur des profits (-2.3% par rapport à la période 2006-2014, eurostat). Cette tendance concerne d’ailleurs la majorité des pays capitalistes avancés.

Timmermans présente le salaire comme un coût parmi d’autres dans le processus de production, concluant que si cette valeur venait à augmenter au même titre que le coût des matières premières ou de l’énergie, cela entraînerait une augmentation du prix des marchandises. À cet égard, même la Banque nationale belge (BNB) lui donne tort: «la pression extérieure sur les coûts est appelée à se modérer dans le courant de 2022 […] le fait est que la forte croissance des coûts salariaux sera en grande partie compensée par la compression des marges bénéficiaires des entreprises.»

Fondamentalement, la malhonnêteté du raisonnement vient de ce que le travail n’est pas un coût, mais bien la source même de la valeur. Qu’il s’agisse des machines-outils, des matériaux ou des matières premières, si on remonte la chaîne de production, on trouve du travail. Comme Marx l’expliquait déjà, le salaire ne représente pas la valeur du travail fourni sur une période donnée mais seulement une fraction de celui-ci: le produit nécessaire à la reconstitution de la force de travail, à ce que le travailleur ou travailleuses revienne le lendemain. Le reste, le patron se l’approprie, ce qui explique les profits. En 2022, 2000 milliards de dollars devraient ainsi être distribués aux actionnaires, soit 18% de plus qu’en 2019 (cabinet IHS Markit). Plutôt que des salaires déjà insuffisants, c’est cette manne qu’il faut compresser pour juguler la hausse des prix.

La faiblesse des investissements productifs pousse aussi les prix à la hausse

Dans des conditions normales, la classe capitaliste tend à réinvestir sa plus-value dans de nouvelles machines et technologies afin d’obtenir un avantage comparatif sur ses concurrents en termes de productivité du travail. En conséquence, le travail nécessaire par unité de production tend à diminuer et, avec lui, le prix des biens et services.

Cependant, dans la situation actuelle, on constate que seule une faible proportion de l’argent dont disposent les capitalistes est effectivement réinvestie dans la production. Motivés par la recherche de profits à court terme, ils investissent massivement dans des actions financières ou dans l’immobilier. Ainsi, malgré les énormes quantités d’argent injectées dans l’économie, la part des actifs financiers dans le PIB augmente alors que celle des bénéfices issus la production stagne. Ainsi, une étude de McKinsey montre que depuis 2011, dans une sélection de 10 pays, la part de la valeur des actifs financiers dans le PIB a augmenté de 61% tandis que la part des bénéfices issus de la production (qui est sensée servir de base aux actifs financiers) a diminué de 1%. La circulation de grandes masses d’argent utilisées dans un but spéculatif, dans le contexte d’une stagnation de la productivité, peut ainsi stimuler la hausse des prix.

Un potentiel explosif

Derrière les indicateurs de +5% (UE) et +7% (USA) d’inflation se cachent des réalités bien plus choquantes. L’augmentation des factures d’électricité en Belgique en est un exemple, mais c’est loin d’être le seul. Selon l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, en un an le prix des denrées alimentaires de base est en train d’augmenter de manière spectaculaire avec une moyenne de +28% toutes denrées confondues. Cette hausse ne s’est pas encore pleinement répercutée sur les prix de la consommation, le processus est néanmoins enclenché. Le magazine Forbes rapporte ainsi une augmentation de 21% du ticket de caisse aux USA au quatrième trimestre de 2021.

Au cours de la dernière décennie, les augmentations de prix ont joué un rôle crucial dans le déclenchement de mouvement de masses, particulièrement lors de la vague de 2019. Si l’inflation devait se maintenir, s’étendre et se renforcer dans les biens de consommation, de nouveaux mouvements larges autour de cette thématique pourraient être à l’ordre du jour dans certains pays, avec le caractère explosif qui caractérise cette «ère du désordre».

La lutte contre l’inflation exige de se battre pour des revendications telles que l’abolition de la TVA sur les produits de première nécessité, la restauration du mécanisme d’indexation des salaires et des allocations sociales tel qu’il existait avant les manipulations de «l’indice-santé», l’augmentation des salaires et des allocations (tout particulièrement du salaire minimum), etc. Une coordination de comités populaires comprenant les syndicats et des groupes de consommateurs devraient être mis en place pour surveiller les prix et mesurer l’augmentation réelle du coût de la vie pour les travailleurs et travailleuses. Ce ne sont là que quelques éléments programmatiques, mais pour vaincre le monstre de l’inflation, il faut remettre en cause l’exploitation et la propriété privée des moyens de production. Nous avons besoin d’une économie démocratiquement planifiée sous contrôle et gestion démocratiques afin d’en finir avec le chaos capitaliste dans la production.


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