Trudeau invoque les mesures d’urgence

Contre-manifestation organisée par l'AFPC le 12 février à Ottawa contre le "convoi de la liberté".

Le premier ministre Justin Trudeau a invoqué la Loi sur les mesures d’urgence en réponse aux manifestations des «convois» contre le mandat vaccinal qui se déroulent actuellement à Ottawa et ailleurs. Alternative socialiste s’oppose aux manifestations des convois de droite et condamne également la démarche excessive de Trudeau pour imposer cette loi antidémocratique. Cette dernière est appliquée pour la première fois depuis sa mise en vigueur en 1988. Ses effets se feront sentir bien davantage sur les futurs mouvements de gauche, autochtones et ouvriers que sur les manifestations actuelles.

Qu’est-ce que la Loi sur les mesures d’urgence ?

La Loi sur les mesures d’urgence est le successeur de la Loi sur les mesures de guerre. La plupart des Canadiens et Canadiennes la connaissent surtout comme le moyen par lequel le père du premier ministre actuel, Pierre Elliott Trudeau, a envoyé des troupes fédérales et des tanks dans les rues de Montréal et d’Ottawa pendant la Crise d’octobre 1970. Il s’agit de la dernière fois où la Loi sur les mesures de guerre a été utilisée. Son utilisation a conduit à de nombreuses attaques contre les droits démocratiques partout au Canada.

Cette loi permet au gouvernement fédéral de déclarer une situation de «crise nationale» dans le cas de «circonstances critiques à caractère d’urgence et de nature temporaire, auquel il n’est pas possible de faire face adéquatement sous le régime des lois du Canada et qui, selon le cas:

a) met gravement en danger la vie, la santé ou la sécurité des Canadiens et échappe à la capacité ou aux pouvoirs d’intervention des provinces;

b) menace gravement la capacité du gouvernement du Canada de garantir la souveraineté, la sécurité et l’intégrité territoriale du pays.»

Trudeau a invoqué la disposition d’État d’urgence pour invoquer la loi.

De sérieuses préoccupations ont été soulevées quant à savoir si la situation actuelle mérite une mesure aussi radicale. Si l’occupation de trois semaines à Ottawa et les blocages aux frontières sont extrêmement perturbateurs, mettent-ils sérieusement en danger les vies, la santé et la sécurité? Cette question est discutable. Tommy Douglas, chef du Nouveau Parti démocratique (NPD) pendant la Crise d’octobre, a comparé l’imposition par le gouvernement de la Loi sur les mesures de guerre à «l’utilisation d’une masse pour casser une cacahuète.»  En 2022, le gouvernement fédéral est passé en trois semaines d’une approche presque décontractée face aux blocages à celle de l’utilisation de l’outil le plus puissant et le plus étendu dont il dispose.

La restriction des libertés civiles, notamment du droit de manifester, est une préoccupation majeure. La Loi sur les mesures d’urgence comporte des restrictions plus importantes des libertés civiles que la Loi sur les mesures de guerre. La Loi sur les mesures d’urgence est assujettie aux protections de la Charte canadienne des droits et libertés. Toutefois, elle permet de restreindre le droit de réunion et la liberté de mouvement dans certaines situations. Même restreinte de cette manière, la Loi sur les mesures d’urgence a des répercussions importantes sur le droit de manifester et pourrait bien être utilisée à l’avenir contre la gauche.

La Loi prévoit une peine pouvant aller jusqu’à six mois d’emprisonnement sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire. La peine est de cinq ans sur acte d’accusation en cas de violation des mesures prises par l’État en vertu de la loi. Ces mesures pourraient être utilisées contre la poignée d’organisateurs de convois, mais elles ne nuiront pas à la croissance de l’extrême droite dans son ensemble. Elles leur donneront plus, et non moins, de sympathie générale de la part du public.

Trudeau et la ministre des Finances Chrystia Freeland ont déclaré qu’ils utiliseraient également la Loi pour bloquer les dons aux personnes organisatrices du convoi, pour geler les comptes bancaires de compagnies et suspendre l’assurance des propriétaires de camions qui participent aux manifestations. Ils prévoient aussi obliger des compagnies de remorquage à déplacer les plates-formes et autres équipements hors des zones interdites, ce que les compagnies ont déjà refusé de faire à Ottawa.

La pression des compagnies incite à agir

Le moment où la Loi a été imposée est intéressant. Au cours de la semaine écoulée, un site de protestation bloquant toute circulation a été mis en place du côté canadien du pont Ambassador reliant Windsor, en Ontario, à Détroit, au Michigan. Il s’agit du plus important lien économique entre le Canada et les États-Unis. Près de 27 % des échanges de marchandises entre les deux pays passent par ce pont chaque jour. Une fermeture de quelques jours seulement a entraîné la perte de quarts de travail pour les travailleurs et les travailleuses de l’industrie automobile de l’Ontario en raison d’un manque de pièces. Elle a aussi provoqué la fermeture d’une usine de moteurs à Windsor, ce qui risque d’entraîner d’autres licenciements.

Des associations d’affaires ont déclaré que les fabricants risquent de perdre 50 millions de dollars par jour. Ce sont les pressions exercées par les personnes manifestant sur les artères économiques, en particulier les postes frontaliers, et les pressions exercées par les groupes d’affaires et le gouvernement américain qui ont provoqué le durcissement de la position du gouvernement canadien. Pas le souci du bien-être des résidents et résidentes d’Ottawa, la solidarité avec les travailleurs et travailleuses qui perdent leur salaire ou encore le désir de «résister à la haine».

L’Ontario a instauré l’état d’urgence quelques jours plus tôt. Trudeau était pleinement conscient que la plupart des Canadiens et Canadiennes le considéraient comme hésitant au sujet de l’occupation à Ottawa. Il devait être vu en train d’agir. Trudeau ne veut pas que la résistance de la gauche et des communautés d’Ottawa au convoi ne prenne de l’ampleur.

La Loi sur les mesures de guerre

La gauche doit toujours se méfier des pouvoirs de répression accrus du gouvernement, même si la gauche n’est pas la cible déclarée. Un fait moins connu au sujet de la Crise d’octobre, provoquée par l’accumulation d’enlèvements et d’attentats à la bombe perpétrés par le Front de libération du Québec (FLQ) dans les années 1960, est que la Loi sur les mesures de guerre n’a pas seulement été utilisée contre le minuscule groupe terroriste du FLQ (qui comptait environ 30 membres). Elle visait à affaiblir les organisations ouvrières militantes, les groupes indépendantistes québécois et d’autres personnes et organisations d’opposition. Au total, 497 arrestations ont été effectuées, les dirigeants et dirigeantes de syndicats et étudiants de gauche étant particulièrement visé⋅es. Une telle situation est peu probable dans le contexte de la crise actuelle. Mais l’imposition actuelle de la Loi rendra de tels cas beaucoup plus probables à l’avenir.

La Loi sur les mesures de guerre était également en vigueur pendant la Première et la Seconde Guerre mondiale. Elle a été utilisée de manière tristement célèbre pour emprisonner et voler massivement les propriétés des Canadiens et Canadiennes d’origine japonaise. Les biens confisqués en vertu de la Loi, y compris les maisons et les bateaux de pêche, n’ont pas été rendus après la guerre. Leurs droits de circuler librement et de voter n’ont été rétablis qu’en 1949. Ces personnes n’ont reçu des excuses et une compensation du gouvernement fédéral qu’en 1988.

La mise en œuvre de la Loi sur les mesures de guerre comprenait le déploiement de l’armée sur le territoire canadien. Trudeau a déclaré que cela ne se produirait pas maintenant et que ce déploiement se ferait par le biais de la Loi sur la défense nationale. Cependant, si ce «test» limité rencontre un succès total, un futur gouvernement – peut-être un gouvernement conservateur avec Pierre Poilievre à sa tête – se sentirait beaucoup plus libre de diriger la police ou même l’armée de manière plus agressive et violente.

Les échecs du NPD

Une partie de la dégénérescence de la situation repose sur les épaules de Jagmeet Singh et du NPD. Ils ont complètement abdiqué le leadership sur la question des convois. Depuis leur début, la principale demande de Singh a essentiellement été : «Justin Trudeau doit faire quelque chose à ce sujet». La Loi sur les mesures d’urgence s’avère être ce quelque chose. Une autre «revendications» a simplement consisté à demander aux différents niveaux de gouvernement de se réunir pour trouver une solution. Il s’agit d’une demande formelle sans substance. Singh ne dit pas ce que ces gouvernements devraient réellement faire. Trudeau a parlé avec les premiers ministres provinciaux avant son annonce puisqu’il est tenu de le faire avant de mettre en œuvre la Loi sur les mesures d’urgence

Enfin, Singh et le NPD souhaitent que le financement du convoi fasse l’objet d’une enquête et que les «symboles haineux» soient interdits. Ces méthodes pourraient également être utilisées contre la gauche de manière beaucoup plus énergique à l’avenir. Les fonds de grève des syndicats ou les dons de solidarité avec les Premiers peuples en lutte pourraient être confisqués avec presque le même langage et les mêmes tactiques. Une interdiction officielle des croix gammées ou des drapeaux confédérés n’aurait pas la moindre incidence sur l’efficacité des convois. Les drapeaux palestiniens ou de l’URSS pourraient tout aussi facilement (même si c’est de manière fallacieuse) être qualifiés de «symboles de haine» afin de délégitimer ou de criminaliser de futures manifestations.

Tommy Douglas, bien-aimé par la plupart des membres de la gauche canadienne et par l’ensemble des Canadiens et Canadiennes, a subi une sévère condamnation publique lorsqu’il s’est prononcé contre l’invocation des mesures de guerre par Trudeau père. Mais son opposition à cette augmentation considérable des pouvoirs du gouvernement fédéral était à la fois une opposition de principe et une critique de l’absence de processus démocratique. Il a déclaré à l’époque à la radio de Radio-Canada que «si le gouvernement n’a pas les pouvoirs policiers nécessaires pour faire face à la situation, la bonne approche consiste à s’adresser au Parlement et à demander des pouvoirs supplémentaires», plutôt que la décision soit prise exclusivement par le premier ministre et son cabinet.

Un parti du travail organisé au Canada, comme le NPD est censé l’être, aurait pu appeler les travailleurs, les travailleuses et les organisations de gauche, dirigés notamment par les syndicats, à repousser les convois de droite en les empêchant de s’établir en premier lieu. Dans l’état actuel des choses, le NPD a déclaré qu’il voterait plutôt pour l’approbation de la loi lorsqu’elle sera soumise au Parlement pour examen, ce qui doit être fait dans les sept jours.

On ne peut pas faire confiance à l’État pour combattre la droite

Les socialistes sous le capitalisme luttent contre les gouvernements qui font reculer les droits civils et politiques. Ce n’est pas seulement à cause d’un amour abstrait pour la liberté d’expression ou à cause d’une quelconque affinité pour les opinions politiques de ceux et celles qui participent aux manifestations et aux convois. 

Nous y avons vu des slogans et des symboles d’extrême droite et les populations vulnérables (les personnes de couleur en particulier) ont été intimidées et victimes d’abus. L’établissement d’un précédent permettant une telle répression de l’État contre des manifestations sera bien plus néfaste pour la classe ouvrière à long terme que les «bénéfices» potentiels de l’élimination par la police ou l’armée d’une manifestation d’extrême droite.

Les éléments de droite, qui sont au cœur de ces protestations, sont les mêmes que ceux qui ont essayé d’aider la police à briser les blocages de solidarité Wet’suwet’en sur les lignes ferroviaires à travers le pays en février 2020. Ils se réaligneront avec la police en un clin d’œil dans le cas d’une future manifestation de ce genre. Ils seront impatients de se venger pour se démembrement des manifestations de convois. Mais, bien sûr, ils ne dirigeront pas cette vengeance contre la police ou l’État, mais contre des Défenseurs de terres autochtones ou des grévistes.

L’organisation de syndicats et de personnes résidant à Ottawa a permis de bloquer avec succès les renforts à l’occupation de la ville le 12 février dernier. Cette solidarité montre comment un mouvement plus large dirigé par les syndicats et les organisations de la classe ouvrière aurait pu empêcher ces campements. Le 4 février, l’Alliance de la fonction publique du Canada (AFPC), un syndicat représentant les travailleuses et les travailleurs du gouvernement nombreux dans la capitale fédérale, a découragé une contre-manifestation contre les convois. Cependant, à peine une semaine plus tard, on les retrouve à la tête de plus de 2 000 personnes ayant bloqué les routes pour empêcher d’autres semi-remorques d’accéder au centre-ville. Le syndicat des Teamsters, par exemple, a condamné les convois sur Twitter. Mais s’il avait mobilisé ses membres pour l’action, il aurait pu exprimer positivement la frustration de la classe ouvrière au lieu de céder la rue aux groupes de droite.

Trudeau et compagnie a traité les protestations avec une extrême douceur avant d’imposer la Loi sur les mesures d’urgence. Cela n’a pas permis d’atteindre l’objectif de les calmer, mais leur a plutôt donné de l’assurance, voire de l’arrogance. Le remède à cette situation n’est pas une soudaine volte-face du gouvernement et le déchaînement des forces de l’État qui, pour la première fois, donneront une légitimité aux cris de persécution de la droite. 

La voie à suivre passe par une plus grande organisation de la majorité de la classe ouvrière du pays, y compris la grande majorité des camionneurs. Les syndicats militants devraient organiser un mouvement de la classe ouvrière plus vaste et plus large avec des revendications qui reflètent les besoins des camionneurs, des travailleurs et travailleuses de la santé ainsi qu’un appel à la révocation de la Loi sur les mesures d’urgence. Le fait que les convois et les blocus frontaliers aient poussé le gouvernement à invoquer les mesures d’urgence montre le pouvoir que la classe ouvrière organisée pourrait avoir si elle se ralliait à des revendications militantes. Le mouvement syndical devrait construire ce genre de pouvoir ouvrier afin de gagner ses revendications et de lutter pour ce dont la classe ouvrière a besoin pour traverser cette pandémie.


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