Chili 1970-1973 : De la révolution à la dictature

L’année 2021 a marqué le 51e anniversaire du triomphe populaire du gouvernement de gauche de Salvador Allende au Chili, mais aussi le 48e anniversaire du coup d’État. Ces événements sont des leçons sur ce qui pourrait arriver si un gouvernement de gauche arrivait au pouvoir par un processus électoral. Imaginez l’arrivée d’un gouvernement un peu du style de Québec solidaire. Très vite, il sera confronté aux mêmes impasses et difficultés rencontrées par le gouvernement Allende.

Le 4 septembre 1970, l’Unité populaire (UP) – une coalition de partis de gauche comprenant notamment les partis communiste et socialiste chiliens – arrive au pouvoir. Elle porte au pouvoir le président socialiste Salvador Allende. Le gouvernement s’amène avec une position pacifique et non armée, contrairement à celle, par exemple, des révolutionnaires de Cuba. Le gouvernement Allende est démocratique et légaliste, c’est-à-dire qu’il respecte le droit et les institutions légales bourgeoises.

Il applique un programme dit de 40 mesures, comprenant notamment une augmentation généralisée du salaire des travailleurs et travailleuses, un blocage des prix des matières premières, un approfondissement de la réforme agraire qui avait déjà été mise de l’avant dans les années précédentes et une nationalisation sans compensation financière de toute une série de secteurs, dont le cuivre. À ce jour, le cuivre est l’une des principales ressources du Chili avec ses nombreux gisements. Le gouvernement nationalise à 100% les secteurs bancaires et financiers, favorise la participation des salarié·es dans le processus décisionnel des entreprises, développe l’art notamment par la mise en place de ressource pour les artistes, développe des questions liées aux droits des enfants, aux droits des femmes, etc.

Ces mesures sont appliquées de manière à respecter la constitution bourgeoise de 1925. Elles doivent surtout respecter les institutions et les traditions démocratiques de l’armée chilienne. On parle de «souplesse» de l’état bourgeois permettant d’arriver petit à petit au socialisme dans le cadre de ce même état bourgeois.

Bouillonnement populaire

Suite à ces mesures sociales suivra un immense enthousiasme dans la population. Il y a un très fort développement des luttes ouvrières, des luttes paysannes et de la lutte des travailleurs et travailleuses pauvres. Il y a aussi toute une série d’initiatives par le bas, par exemple des prises d’entreprises par les ouvriers et ouvrières et des prises de terres par les paysans et paysannes. Des comités de contrôle des prix sont mis en place dans les quartiers populaires. Il y a un bouillonnement populaire.

Dans les premiers temps, cette dynamique va complètement renforcer l’UP qui va gagner les élections qui vont suivre. Très vite, l’UP va être piégée par les contradictions dans lesquelles elle baigne, puisqu’elle travaille dans le cadre légal bourgeois de la constitution chilienne de l’époque. Il faut savoir qu’ils sont minoritaires au parlement. Les élections les amènent au pouvoir avec 36,6%, tandis que la droite a 35,3% et les sociaux-démocrates ont 28,1%. Le contrôle d’un tiers du parlement pose une série de problèmes pour faire passer des lois. Cette situation permet à la droite de réussir à passer certaines lois, même si un immense soutien populaire à l’UP se développe.

Contre-attaque de la droite

Il existe un autre problème: L’UP n’a aucun contrôle sur le système judiciaire et sur le système médiatique. En définitive, des pans entiers de l’économie – pour une pas dire la majorité de l’économie – ne sont pas sous contrôle de l’État et appartiennent toujours à la classe capitaliste du Chili. Cette dernière va devoir utiliser sa force pour construire un réel marché noir et opérer une spéculation sur les prix afin d’entraîner des délocalisations massives, notamment de plusieurs propriétaires d’usines qui amènent leurs machines en Argentine.

S’ajoutent à cela les attaques médiatiques constantes de la part des principaux journaux. On sait maintenant que la Central Intelligence Agency (CIA), à travers différents moyens, a mis énormément d’argent dans une attaque médiatique contre toutes les organisations de gauche. Tout cela va culminer durant la crise d’octobre 1972. Un lock-out patronal se déroule. Le patronat décide tout simplement de fermer les usines et de bloquer complètement la production. Le lock-out est lancé par le syndicat des camionneurs chiliens, dont le dirigeant a été soudoyé par la CIA.

Toutes les organisations patronales vont jouer là-dedans: les petites, les moyennes et les grosses, jusqu’aux ordres professionnels. Elles vont complètement bloquer l’économie. L’Ordre des médecins, des avocats, des architectes, des pilotes de l’air, des taximans et même des infirmières s’oppose au gouvernement en faveur d’un blocage de l’économie. Face à ça, on voit alors très peu de réactions de la part du gouvernement, mais plutôt des demi-mesures. Il y a peu de réactions de la part des partis politiques de gauche et de leurs directions ainsi que de la part de la Centrale unique des travailleurs du Chili (CUT). Il y a donc une paralysie de la direction officielle du mouvement ouvrier.

Réponse de la base: les cordons industriels

Durant cette période, vont se développer toute une série d’initiatives des travailleurs et travailleuses de la base pour s’opposer à l’attaque du patronat. Pour défendre le gouvernement d’Unité populaire, vu par la population comme «son» gouvernement, se développent ce qui va s’appeler les cordones industriales (cordons industriels). Que sont les cordons industriels? Ce sont tout simplement des délégués syndicaux venant de différentes usines qui ne sont pas reliées entre elles, à part qu’elles sont dans le même zonage (quartier industriel). 

Les délégués se coordonnent et commencent à reprendre en main la production des usines. Les cordons industriels vont commencer à garantir le transport des travailleurs et travailleuses vers les usines et leur retour chez eux. Ils vont commencer à reprendre en main la distribution et même la sécurité des usines face au sabotage et à aux attaques des milices d’extrême droite. Peu à peu, les cordons vont devenir des espaces larges de lutte allant bien au-delà des délégations syndicales et des partis politiques formant l’UP. On voit même des délégués syndicaux venant de la démocratie chrétienne participer à ces cordons industriels, alors que la démocratie chrétienne est dans l’opposition au gouvernement de l’UP.

Des paysans s’appuient aussi sur les cordons industriels pour les aider dans leur lutte pour la récupération de leur terre. Des travailleurs et travailleuses précarisées font pareil pour récupérer des terrains afin de se loger. Les cordons industriels vont devenir le centre de la reprise de l’activité économique et le centre de résistance pour mettre en déroute la grève patronale.

L’UP choisit son camp

Suite à cette lutte, le gouvernement va continuer sa fuite en avant. Il désire se placer dans un entre-deux, aux côtés de ce qu’il appelle la «bourgeoisie progressiste». Le gouvernement de l’UP va créer un gouvernement civilo-militaire. Il fait entrer des militaires dans le gouvernement avec l’idée d’aller chercher un compromis face aux actes de sabotage et à la milice d’extrême droite.

L’idée était de montrer patte blanche à toute une frange de la bourgeoisie chilienne. Le gouvernement redonne toute une série d’usines occupées à leurs propriétaires. Mais ça ne va pas du tout désarmer l’opposition de l’extrême droite, qui elle, va continuer à attaquer le gouvernement. Il y a même un général du gouvernement qui est assassiné par l’extrême droite. Ce même gouvernement fait passer une fameuse loi sur les armes, qu’on appelle la loi maudite. Quelle était l’idée derrière cette loi? Empêcher les milices d’extrême droite d’avoir accès aux armes. 

La loi maudite

Néanmoins, très vite, les juges, qui sont en écrasante majorité en faveur de la droite, vont attaquer les ouvriers et les ouvrières, les organisations politiques des travailleurs et travailleuses, les syndicats, les cordons industriels, les paysans et paysannes. Ils essaient systématiquement de rechercher des caches d’armes qui seraient cachées par le mouvement ouvrier. Cela va conduire à désarmer le mouvement ouvrier et habituer l’armée à intervenir dans les lieux de vie et de socialisation de la classe ouvrière. Petit à petit, cette loi va former l’armée pour être une armée de la dictature.

D’autres contradictions du gouvernement émergent avec une grande grève des mineurs. Historiquement, les mineurs sont très liés au Parti communiste chilien. Ils ont été la base de la création de la classe ouvrière chilienne. Mais ils sont devenus une couche favorisée dans la classe ouvrière. Suite à des luttes, leurs salaires sont devenus très élevés par rapport à ceux du reste de la classe ouvrière. Ils n’ont pas tant vu leurs conditions de vie augmenter durant le mouvement de Salvador Allende.

Soudoyés par la CIA, les dirigeants d’un syndicat de mineurs commencent une grève contre le gouvernement. Alors, évidemment, des ouvriers contre le gouvernement, et surtout des mineurs, c’est vu comme une occasion par la droite de faire un exemple contre le gouvernement. Elle amplifie la grève, l’appuie pour attaquer le gouvernement, qui de nouveau, essaie d’aller vers le compromis. Il ne réussit pas à désamorcer la grève et perd encore du soutien.

Le premier coup d’État

En juin 1973 se déroule un premier essai de coup d’État. Une partie de l’armée tente de renverser le gouvernement. Mais à ce moment-là, il n’y a pas encore d’hégémonie dans l’armée en faveur d’un coup d’État. Il y a une réaction extrêmement puissante et forte de la part des travailleurs et travailleuses. Surtout de la part des cordons industriels qui, d’un coup, sont revitalisés durant ce mois de juin 1973.

On voit jusqu’à 100 000 travailleurs et travailleuses des cordons se mobiliser contre le coup d’État. Les cordons commencent à se coordonner entre cordons d’une même ville, et puis tentent une coordination nationale. Cette organisation nationale n’aboutit pas, freinée surtout par la direction du Parti communiste et celle des directions syndicales qui accusent les cordons de faire ce qu’ils appelaient du «parallélisme» avec les structures nationales du syndicat. Aucune organisation politique ne soutient cette coordination des cordons.

En même temps, les généraux les plus à droite font une purge complète dans l’armée et dans la police. Ils ont fait emprisonner tous les militants et les militantes de gauche qui étaient solidaires aux policiers, les ont torturé·es, alors même qu’ils et elles défendaient le gouvernement de Salvador Allende. Cela envoie un message à l’ensemble des militaires et des policiers en faveur du gouvernement Allende: ils ne seront pas soutenus et seront durement réprimés par leur hiérarchie. Il existe donc un certain soutien passif à Allende à l’intérieur de l’armée et de la police. Évidemment, il se trouve parmi les soldats de la base et les sous-officiers, pas les généraux.

Avoir des armes pour se défendre

Suite au premier coup d’État, plusieurs voyaient se préparer un nouveau coup d’État encore plus dur. La population s’est mise à demander où étaient les armes. On commence à voir des manifestations monstres de la population qui exige des armes. Dans la dernière manifestation en septembre, qui réunit un million de personnes dans les rues à Santiago, la revendication est : Avoir des armes pour se défendre. La réponse des partis politiques est de dire: Oui, le jour du coup d’État nous aurons des armes pour défendre le gouvernement. Mais dans les faits, rien ne se prépare en ce sens.

Le 5 septembre 1973, six jours avant le coup d’État décisif, les cordons industriels écrivent une lettre qui exprime la situation dramatique qui se dessine à ce stade-ci:

À son excellence, le président de la république camarade Salvador Allende,

Nous vous avertissons camarade que, malgré tout le respect et la confiance que nous avons pour vous, si vous n’appliquez pas le programme de l’Unité populaire, si vous ne vous en remettez pas aux masses, vous perdrez l’unique appui effectif que vous avez eu en tant que personne et en tant que dirigeant et vous serez responsable d’avoir emmené le pays non pas vers une guerre civile, puisqu’elle est déjà en cours, mais vers le massacre froid et planifié de la classe ouvrière la plus consciente et la plus organisée de l’Amérique latine. Ce gouvernement a mené et maintenu au pouvoir avec tant de sacrifice par des travailleurs, des précaires, des paysans, des étudiants, des intellectuels, aura la responsabilité historique de la destruction et la décapitation. Qui sait dans quel délai et à quel coup sanglant, non seulement le processus révolutionnaire chilien, mais aussi de tous les peuples latino-américains qui luttent pour le socialisme. Nous vous faisons cet appel urgent camarade président parce que nous croyons que ceci est la dernière chance d’éviter ensemble la perte de milliers de vies, des meilleurs éléments de la classe ouvrière chilienne et latino-américaine.

Le coup d’État de Pinochet

On sait ce qu’il s’est passé le 11 septembre 1973. Le président Allende arrive dans son palais présidentiel. Il sait qu’il y a une tentative de coup d’État et il essaie à tout prix d’avoir le général Pinochet en ligne. Ce dernier, qui devait normalement le défendre, a été nommé quelques jours plus tôt parce qu’il était certain qu’il serait loyal envers le gouvernement «légal» du Chili. Allendre apprendra à son corps défendant que c’est le général Pinochet qui mène lui-même le coup d’État.

La suite de l’histoire, c’est la longue et triste tyrannie néolibérale du général Pinochet et de sa clique. C’est une transformation brutale du pays où absolument tout a été privatisé. Le pouvoir d’achat diminue de 40% et les meilleurs éléments de la classe ouvrière chilienne sont massacrés. Ce coup d’État sert d’exemple à d’autres dictateurs à travers l’Amérique latine, comme l’avaient pressenti les cordons industriels dans leur lettre au président.

Cette expérience politique a été brisée dans les années 90 avec le retour de la «démocratie». Mais le retour de la démocratie, avec son gouvernement libéral «progressiste», n’a été que la continuation de la politique économique néolibérale de la dictature de Pinochet. Ce n’est que depuis les années 2006-2011 que l’on voit un retour de la lutte, surtout avec la rébellion populaire d’octobre 2019 qui est toujours en développement. Sa dernière manifestation est la victoire récente de la coalition de gauche de Gabriel Boric contre le candidat d’extrême droite Jose Antonio Kast. On a vu en 2019, à deux endroits, une tentative de construction de cordons industriels. On voit une nouvelle génération s’inspirer de ces expériences pour mener leur lutte actuelle.

Les leçons à tirer

Les leçons à tirer du processus révolutionnaire chilien des années 70 sont diverses. Une des grosses limites des partis de gauche consiste à faire une distinction entre les bourgeois impérialistes (des États-Unis surtout) et les petits-bourgeois «progressistes» locaux. C’est encore ce qui se passe aujourd’hui quand QS défend les petites entreprises capitalistes locales. Même si les capitalistes locaux se disent progressistes, ils sont tout de même intimement liés aux capitalistes internationaux. Jamais ils ne pourront faire politique et marché à part. Leur faire confiance et réaliser des compromis avec la bourgeoisie nationale, comme le Parti québécois l’a fait avec le Québec Inc. dans les années 70, c’est se tirer une balle dans le pied.

L’autre leçon à tirer, c’est jusqu’où peut-on utiliser l’État bourgeois contre lui-même? Jusqu’où peut-on utiliser la légalité bourgeoise contre elle-même? Bien sûr, le cadre démocratique dans lequel nous vivons aujourd’hui a été acquis par des luttes de la classe ouvrière. Mais il a une limite. Le rôle fondamental de l’État bourgeois est de défendre les intérêts de la classe dominante, de la bourgeoisie. À un moment donné, on arrive inévitablement à une limite. Si la classe dominée veut gagner, elle doit créer un nouvel État pour combattre l’État bourgeois. Il lui faut un contrôle sur les médias, sur la justice, une nouvelle démocratie, une nouvelle école de pensée, une nouvelle police, tout ça sous contrôle populaire et démocratique.

On le voit avec l’exemple des cordons industriels: l’élément central c’est les luttes de terrain des travailleurs et travailleuses qui s’organisent malgré les obstacles. Malgré, les directions syndicales, malgré les partis politiques réformistes de gauche, qu’ils se déclarent de notre côté ou non. 

Et quel est l’élément qui manque aujourd’hui comme au début des années 70 au Chili et ailleurs? La présence d’un vrai parti révolutionnaire pour mener la lutte politique jusqu’au bout. C’est la tâche fondamentale d’un groupe révolutionnaire marxiste comme Alternative socialiste (AS) et son internationale (Alternative socialiste internationale) que d’aider la classe ouvrière à développer sa conscience à travers les luttes concrètes.

C’est pour ça aussi qu’être membre d’AS, ce n’est pas seulement être d’accord avec nos idées et nos méthodes. Être membre d’AS c’est inévitablement participer pleinement dans cette double tâche en étant dans l’action. Ce n’est pas d’aider les structures bureaucratiques des partis réformistes ou des syndicats à se reproduire pour elles-mêmes. C’est d’être là où il est nécessaire d’être pour organiser la lutte des travailleurs et des travailleuses. Pour alimenter et favoriser des «cordons industriels» partout où c’est possible. Pour qu’un jour ces cordons industriels deviennent des cordons nationaux et internationaux et qu’ils puissent au final renverser ce système pourri qu’est le capitalisme.


Tiré d’une allocution de Pablo Nyns, auteur du livre Les cordones industriales au Chili de 1972-73


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