Le régime chinois face à un dilemme après l’effondrement d’Evergrande

Evergrande, la société immobilière chinoise, manque une échéance de paiement après l’autre. Si elle s’effondre, les conséquences pourraient être énormes pour l’économie chinoise, son régime autoritaire et le capitalisme mondial. Nous nous en avons discuté avec Vincent Kolo, de chinaworker.info.

Le nom d’Evergrande est soudainement apparu dans l’actualité. Qu’est-ce qu’Evergrande? Comment cette société est-elle devenue si importante?

VK : Evergrande est le deuxième plus grand promoteur immobilier de Chine. C’est une énorme entreprise à l’agonie qui se dirige vers la faillite. Evergrande a construit environ 12 millions de logements, soit l’équivalent de la moitié du parc immobilier total du Royaume-Uni.

Une partie de la crise en cours est due au fait que l’entreprise compte actuellement 1,6 million de logements inachevés. Beaucoup de promoteurs immobiliers en Chine utilisent un modèle commercial basé sur la prévente : les gens achètent leur nouvelle maison avant même que la première pelletée de terre n’ait été creusée. Aujourd’hui, ils paniquent car ils ont déjà payé, mais si l’entreprise s’effondre, ils n’obtiendront pas leurs nouvelles maisons.

La dette d’Evergrande s’élève à 300 milliards de dollars, ce qui équivaut, par exemple, à la dette nationale de l’Irlande. Fin septembre, elle a commencé à faire défaut sur ses dettes libellées en dollars sur le marché obligataire international. Mais elle n’a effectivement pas payé ses dettes en Chine depuis mars de cette année. Elle a payé ses créanciers, ses fournisseurs, les entreprises de construction avec lesquelles elle a passé des contrats, sous la forme de reconnaissances de dette d’une valeur totale de 100 milliards de dollars supplémentaires. Peut-être que pas mal de cela ne sera jamais payé.

La crainte est que l’entreprise se dirige vers l’effondrement. Si cela se produit et qu’il n’y a pas de sauvetage de la part du gouvernement chinois, cela pourrait déclencher un effondrement du secteur immobilier chinois. Cela pourrait ensuite se propager aux banques, qui sont très exposées au marché immobilier. Et il y aurait alors une crise financière en Chine avec toutes les ramifications économiques et politiques que cela implique.

Certains comparent Evergrande à Lehman Brothers : est-ce une bonne comparaison?

VK : Je pense que l’on peut dire oui et non.

Il est clair qu’Evergrande n’est pas une banque d’investissement comme l’était Lehman Brothers. Le système financier chinois n’est pas le même que celui des États-Unis ou de l’Union européenne. Il est dominé par les banques, et les banques, dans la plupart des cas, appartiennent à l’État. Le système bancaire est protégé par le contrôle des changes, la monnaie n’est pas librement échangeable, elle est protégée par le contrôle des capitaux, ce qui signifie qu’ils ont une plus grande résistance aux turbulences financières que les capitalistes occidentaux.

Cela signifie-t-il que le système est à l’épreuve des balles, qu’il ne peut y avoir de crise financière en Chine? La réponse à cette question est « non », mais il est moins probable qu’une crise se déroule de la même manière que dans une économie capitaliste occidentale.

Lorsque les commentateurs pro-capitalistes disent « ce n’est pas un nouveau Lehman Brothers », dans un sens, ils ont bien sûr raison. Mais tout d’abord, le risque d’une crise bancaire en Chine existe bel et bien, c’est pourquoi le régime de Xi a imposé des contrôles de capitaux d’une sévérité sans précédent, à la fois en interne et vers l’extérieur. L’interdiction des crypto-monnaies et la répression de l’année dernière à l’encontre de Ant Group [la société de fintech détenue par Alibaba de Jack Ma] en sont des exemples. Même les transactions entre provinces sont désormais plus difficiles.

Deuxièmement, Lehman Brothers n’a pas provoqué la grande récession de 2008-2009. Mais son effondrement a constitué un tournant, qui a accéléré de manière spectaculaire le cours des événements. La crise, dont les racines se trouvent dans la nature même du capitalisme, était déjà en cours. Si le gouvernement Bush était intervenu pour sauver Lehman Brothers, la crise n’aurait pas été évitée, elle aurait simplement pris une autre forme.

Evergrande est un symptôme de quelque chose de beaucoup plus grand.

Jusqu’en 2008, il semblait que les bulles immobilières aux États-Unis et en Chine avaient gonflé en parallèle, mais après 2008, la bulle américaine a éclaté, tandis que celle de la Chine a continué de croître.

VK : 2008 a constitué un tournant. Depuis lors, aucun des problèmes fondamentaux à l’origine de la crise mondiale n’a été résolu. La dette a explosé à l’échelle mondiale, avec deux bulles d’endettement sans précédent qui se sont développées aux deux pôles de la guerre froide. Aux États-Unis, le crédit bon marché et les taux d’intérêt nuls ont permis à la capitalisation des marchés boursiers de passer de 140% du PIB avant 2008 à 200% aujourd’hui.

Mais l’explosion la plus rapide de toutes les grandes économies a été celle de la Chine, où le marché boursier est un facteur secondaire. Ici, le marché immobilier a été décisif. La valeur marchande de l’ensemble des biens immobiliers des villes chinoises équivaut désormais à cinq fois le PIB du pays. À titre de comparaison, la valeur marchande de l’ensemble des biens immobiliers aux États-Unis en 2020 représentait environ deux fois le PIB. En Chine, la proportion est complètement hors normes.

La Chine, dont la population est environ quatre fois plus importante que celle des États-Unis, construit chaque année dix fois plus de maisons. Bien que cela puisse sembler une bonne chose, beaucoup de gens ordinaires n’ont pas les moyens de les acheter. Quatre des cinq villes aux logements les plus chers se trouvent en Chine. L’ensemble du marché du logement a été privatisé depuis 1998, il y a très peu de logements sociaux. Le taux d’accession à la propriété sur le marché immobilier est de 93%, bien plus élevé qu’aux États-Unis et en Europe. Mais alors que de très nombreuses personnes n’ont pas les moyens d’acheter de nouvelles maisons, les riches, les fonctionnaires et les couches les plus aisées de la classe moyenne spéculent sur l’immobilier. Il en résulte un énorme problème de logements vides. En 2017, 20% des logements urbains étaient vacants. Cela représente une utilisation incroyablement gaspilleuse et improductive du capital, et le régime estime qu’il doit intervenir pour stopper cette évolution.

L’autre facteur en Chine est que la population est ségréguée via le système du « hukou » (enregistrement du logement). Ce système divise la population entre ceux qui ont le droit de vivre dans les villes et ceux qui sont enregistrés pour vivre dans les zones rurales. Même si la Chine est aujourd’hui largement urbanisée, la majorité de la population est toujours considérée comme rurale. Les villes aussi sont classées par niveaux. Les villes les plus riches – Shanghai et Pékin – se trouvent dans le « Tier 1 ». Les personnes possédant un hukou « rural » ne sont jamais autorisées à résider de façon permanente dans ces villes.

Evergrande se concentre davantage sur les villes les plus pauvres, celles que l’on appelle en Chine les « Tier 3 » et « Tier 4 », qui ne sont généralement pas visitées par les journalistes du Financial Times ou du Washington Post. C’est là que vivent les gens de la classe ouvrière ordinaire et c’est là que la crise immobilière se fait le plus sentir. Cela s’explique en partie par le fait que des capitaux ont été investis dans le développement immobilier alors que la plupart des villes chinoises ne connaissent plus de croissance. Cette situation est liée à la crise démographique, un problème majeur pour la dictature chinoise, car la population diminue. Un chiffre qui replace toute la crise d’Evergrande dans son contexte est que les trois quarts des villes chinoises sont en train de rétrécir. Alors pourquoi construire de plus en plus d’énormes projets immobiliers?

Comment analyser l’évolution de la crise du marché immobilier?

VK : La bulle immobilière en Chine a atteint ses limites. Elle est en train d’éclater. La façon dont le processus va se dérouler n’est pas tout à fait claire, il pourrait y avoir différentes trajectoires. Mais ce que nous pouvons dire avec certitude, c’est qu’Evergrande marque un tournant.

Le marché immobilier a été crucial pour la croissance de l’économie, il représente 29% du PIB en Chine. Aujourd’hui, il est probable que l’ensemble du secteur soit plongé dans la crise. Evergrande est la plus grande, la plus sensationnelle des entreprises en crise, mais il y a d’autres entreprises du secteur immobilier qui ne remboursent pas leurs dettes, qui sont surendettées et qui vont probablement s’effondrer au cours de la prochaine période. La crise est bien plus importante que celle d’Evergrande. Cela signifie que le marché immobilier ne peut plus être le principal moteur de croissance de l’économie chinoise.

La guerre froide entre les impérialismes américain et chinois intensifie la pression exercée sur le régime de Xi Jinping pour qu’il « modernise » l’économie. Mais l’environnement international est désormais complètement différent, la démondialisation faisant son œuvre. La Chine est contrôlée et bloquée, notamment par le capitalisme américain, dans de plus en plus de domaines. Le régime chinois a donc décidé de prendre le taureau par les cornes en s’attaquant à l’effet de levier excessif dans le secteur immobilier, qui représente une énorme ponction sur les ressources.

Xi Jinping essaye de sevrer l’économie de son gaspillage, de sa spéculation, de sa dépendance à l’égard du surinvestissement et du surendettement et, l’année dernière, il a imposé les « trois lignes rouges » au secteur immobilier. Seules les entreprises répondant à ces critères, à savoir le rapport entre le passif et l’actif, la dette nette et les fonds propres, et les liquidités et les emprunts à court terme, seraient autorisées à accéder au marché du crédit. Evergrande n’a pas respecté les trois lignes rouges et a donc été privé de capitaux provenant de sources normales et a opté pour une « économie de reconnaissance de dettes ». De plus en plus de promoteurs immobiliers font maintenant la même chose qu’Evergrande : ils vendent les maisons avant même qu’elles ne soient construites et utilisent l’argent pour rembourser leurs dettes.

La question est de savoir si, face à l’escalade de ce processus destructeur et douloureux, le gouvernement garde son sang-froid ou s’il abandonne sa ligne dure, de peur que la bulle immobilière ne devienne incontrôlable et ne fasse s’effondrer toute l’économie.

Les experts financiers s’inquiètent des effets de l’effondrement d’Evergrande sur les banquiers, les investisseurs et autres. Mais qu’en est-il des gens ordinaires? L’effondrement affectera-t-il les personnes à la recherche d’un logement? Qu’en est-il de ceux qui travaillent directement ou indirectement pour Evergrande?

VK : La majorité des travailleurs en Chine, à l’exception peut-être de quelques personnes appartenant à l’aristocratie du travail, je suppose qu’on pourrait l’appeler ainsi, ont été exclus de ce processus, n’achetant pas ces maisons. L’effet que cela aura sur la classe ouvrière sera donc contradictoire. Si le marché de l’immobilier s’effondre, et que les prix commencent à chuter, cela pourrait être populaire parmi une partie de la population.

Mais pour ceux qui ont acheté des biens immobiliers, ce qui inclut certains cols blancs urbains, qui ont investi non seulement leurs propres économies mais aussi celles de leurs parents et de leurs proches pour acheter un endroit où vivre, l’effondrement des prix de l’immobilier serait une catastrophe. Ils seront confrontés à des fonds propres négatifs, comme cela s’est produit aux États-Unis, en Irlande, en Espagne et ailleurs après 2008. C’est un signal d’alarme pour le régime chinois car si cela commence à se produire dans tout le pays, vous avez les germes d’un mécontentement social massif.

Quant aux travailleurs d’Evergrande, il s’agit principalement du personnel de vente, des gestionnaires, des planificateurs et des comptables, mais pas des constructeurs. L’entreprise emploie environ 160.000 personnes effrayées de perdre leur emploi. Le travail de construction proprement dit est sous-traité à des entreprises qui emploient principalement des travailleurs migrants sous contrat temporaire, travaillant pour de bas salaires dans des conditions très brutales. Lorsque le travail est terminé, ils sont au chômage, puis vont ailleurs. Si Evergrande tombe, trois à quatre millions d’emplois sont menacés dans la construction et dans les chaînes d’approvisionnement de l’entreprise. Et avec une dizaine d’autres « Evergrande » plus petits menacés, les effets sur l’emploi et sur l’économie en général pourraient être graves.

Selon certaines informations, des manifestations ont déjà eu lieu en Chine à ce sujet. Sont-elles généralisées?

VK : Il y a des protestations depuis plusieurs mois, avec beaucoup de gens qui réclament le remboursement de leur argent, surtout des ouvriers de la construction, parfois des patrons de la construction qui n’ont pas été payés, donc ne paient pas non plus leurs ouvriers. Plus de 80 000 employés d’Evergrande ont « prêté » de l’argent à l’entreprise – environ 15,5 milliards de dollars selon un responsable d’Evergrande – car les responsables ont escroqué la main-d’œuvre pour qu’elle achète des produits dits de gestion de patrimoine, en promettant des taux d’intérêt très attractifs pour aider l’entreprise à sortir de son marasme financier. Ces personnes ne sont pas des spéculateurs, dont on pourrait dire « ça les arrange », mais souvent des gens désespérés qui veulent sauver leur emploi ou gagner un peu d’intérêt pour leur vie future. Il y a eu le cas d’une femme atteinte d’un cancer qui essayait de réunir des fonds pour son traitement.

Dans plusieurs villes, des personnes se sont rassemblées devant les bureaux des entreprises, très en colère, pour demander à être remboursées. La plupart sont des employés d’Evergrande. À ce stade, la colère n’est pas dirigée contre Xi Jinping, ni contre le PCC (le parti soi-disant communiste), mais contre Evergrande. Mais elle peut se transformer en une colère plus générale si le gouvernement n’intervient pas pour organiser une sorte de renflouement.

Alors comment pensez-vous que Xi Jinping va gérer cette crise?

VK : Publiquement, le gouvernement ne dit rien. C’est incroyable. Les médias du monde entier parlent beaucoup d’Evergrande, mais vous ne lirez rien à ce sujet en Chine. Cependant, le gouvernement essaie d’utiliser cette crise pour faire pression sur les autres sociétés immobilières afin qu’elles réduisent leur endettement. Mais c’est une sorte de jeu de la poule mouillée : à quel moment vont-ils abandonner cette approche musclée s’il y a un risque d’effondrement de l’ensemble du secteur immobilier?

Je pense qu’ils utiliseront un mélange de mesures. L’approche du PCC sera de nier officiellement qu’il sauve Evergrande, mais au niveau local et régional, il y aura différents types d’interventions et de renflouements de certaines entités pour éviter que cela n’aille trop loin et limiter les retombées sociales. Tout d’abord, pour ceux qui ont acheté les 1,6 million de propriétés inachevées et qui risquent de ne pas les obtenir, différentes entreprises d’État et gouvernements locaux interviendront pour achever la construction ou reprendre des actifs clés comme dans le cas du stade de football de Guangzhou [propriété d’Evergrande comme l’équipe, Guangzhou FC], afin que cela ne devienne pas une source de mécontentement social. Certains détenteurs nationaux de produits de gestion de patrimoine pourraient être partiellement indemnisés. Mais je pense que les spéculateurs internationaux seront laissés en plan. Ils n’obtiendront rien en retour.

À mon avis, Evergrande elle-même ne sera pas sauvée. Le plan consiste donc à utiliser cette situation pour donner une leçon aux autres, pour établir une discipline et un contrôle sur le secteur immobilier. Mais la question est de savoir s’ils y parviendront. C’est une entreprise très, très compliquée et dangereuse. Par sa nature même, vous ne pouvez pas contrôler une bulle. Il y a donc beaucoup de risques pour le régime chinois quant à la façon dont cela peut se dérouler.

Evergrande a été critiqué pour avoir suivi le « modèle mondial » du capitalisme chinois – une croissance fulgurante alimentée par la dette. Ce modèle est-il en train d’échouer?

VK : Le « go global model » fait plutôt référence à des champions nationaux tels que Huawei, qui a été poussé à réussir sur le marché mondial, du moins jusqu’à ce qu’il soit bloqué par Trump puis Biden. Aujourd’hui, Huawei est une entreprise en détresse.

Evergrande n’a pas été particulièrement active sur les marchés internationaux, mais son modèle est très largement alimenté par la dette. Depuis de nombreuses années, la Chine se dirige vers un scénario à la japonaise. Une bulle immobilière remplie de dettes s’est effondrée en 1989. À l’époque, les biens immobiliers situés autour du palais impérial de Tokyo valaient plus que l’ensemble de l’État de Californie – c’est du moins ce que l’on disait souvent. Cette bulle a éclaté et le capitalisme japonais ne s’en est jamais vraiment remis. Il a souffert de plus de deux décennies de stagnation et l’année dernière, l’économie avait la même taille qu’en 1995. Cela pourrait maintenant être la perspective de l’économie chinoise.

Bien sûr, ce ne sera pas exactement la même chose, mais ce sera beaucoup plus alarmant si cela se produit en Chine, car le Japon avait un coussin de protection sociale beaucoup plus solide que la Chine.

En raison du « hukou », les populations rurales sont exclues du système d’allocations de chômage, tandis que seule une partie de la population urbaine bénéficie d’un certain niveau d’aide. La grande majorité de la population n’est absolument pas assurée. Ainsi, le type de crise qui s’est produit au Japon, ou dans le capitalisme occidental en 2008, ne se produira pas. Au contraire, toute crise dans le contexte chinois, avec des niveaux de vie si bas et l’absence de tout filet de sécurité sociale, sera plus prolongée, plus longue. C’est une perspective pour l’agitation révolutionnaire qui se développe en Chine.

Certaines personnes de gauche au niveau international affirment que le régime du PCC peut contrôler la crise grâce à son système supérieur de contrôle de l’État. Êtes-vous d’accord avec cela?

VK : Le système fonctionne différemment mais il est toujours soumis aux lois économiques de la gravité. Le régime chinois a évité la crise qui a frappé le reste du monde en 2008 précisément en encourageant des entreprises comme Evergrande. Elles ont permis à d’énormes quantités de crédit d’affluer sur le marché immobilier, augmentant la demande de toutes les matières premières grâce au boom de la construction, et alimentant l’économie sur la base de la dette. De cette façon, la Chine a apparemment traversé la crise, entraînant avec elle des économies comme l’Australie. Mais elle y est parvenue en modifiant complètement son modèle de croissance.

Aujourd’hui, elle en paie le prix. Le fait que Xi Jinping se trouve dans cette situation et soit prêt à prendre ces risques montre à quel point la situation est désespérée. Les sections de la gauche qui ont des illusions sur le régime du PCC, et qui pensent qu’il peut éviter une crise, font une erreur fondamentale dans leur évaluation. La seule autre option dont dispose le PCC est de rouvrir le robinet du crédit et de gonfler encore plus la bulle, pour la faire éclater plus tard. Même avec ce capitalisme guidé, ils ne peuvent pas indéfiniment éviter une crise, les contradictions finiront par se refléter.

Quelle que soit la décision prise au sujet d’Evergrande, comment cela affectera-t-il la promesse déclarée du PCC de promouvoir la « prospérité commune » ?

VK : Le slogan clé du Parti communiste chinois, la « prospérité commune », est un slogan vide qui n’a absolument rien à voir avec le socialisme. Si vous revenez 100 ans en arrière, « prospérité commune » était le slogan du Kuomintang de Sun Yat-sen. C’est vague, c’est vide. Mais le gouvernement peut sentir la pression explosive qui se développe dans la société à cause de l’écart de richesse, et le PCC en est responsable. Ses attaques contre le secteur capitaliste privé ne se traduiront pas d’elles-mêmes par une amélioration des salaires et des conditions de travail des travailleurs, surtout sous une dictature qui interdit les syndicats.

Il est étonnant que certaines sections de la gauche internationale pensent que le régime chinois est socialiste, que cet énorme secteur privé, spéculatif et capitaliste [le marché immobilier] qui représente 29% du PIB s’est développé sans que le PCC n’en soit responsable d’une manière ou d’une autre.

Le propriétaire et président d’Evergrande, Xu Jiayin, est membre du Parti communiste depuis 35 ans, il est membre du Comité consultatif politique du peuple chinois (CCPPC), l’organe jumeau du soi-disant parlement – le Congrès national du peuple. En 2012, l’année où Xi Jinping a été nommé « leader suprême », Xu Jiayin a assisté à une session de la CCPPC en portant une ceinture « Hermès » en or très chère. Cela a fait le tour des médias sociaux. Il a été deux fois l’homme le plus riche de Chine. Toute sa carrière professionnelle a été liée à l’élite du PCC.

De nombreux contrats d’Evergrande ont été financés par les gouvernements locaux, qui tirent la moitié de leurs revenus de la vente de terrains. La vente des terres les plus lucratives a procuré des revenus corrompus aux élites du PCC dans tout le pays. Ainsi, si la bulle éclate, les vagues se répercuteront sur l’ensemble des gouvernements locaux. Ils ressentent déjà les effets de la forte baisse des ventes de terrains.

Xu Jiayin lui-même ne sera certainement plus un milliardaire, il pourrait bien finir en prison à cause de ce qui est en train d’être révélé sur Evergrande. Ce que ses patrons ont fait est effrayant, ils ont construit un énorme système de Ponzi, basé sur la tromperie des gens pour que la fraude continue. Les régimes capitalistes autoritaires comme celui de Xi Jinping peuvent de temps en temps montrer l’exemple, poursuivre les hommes d’affaires et même les abattre, mais cela ne change pas la base capitaliste de l’économie.

Le secrétaire d’État américain Antony Blinken a appelé Pékin à « agir de manière responsable » dans ses relations avec Evergrande, probablement en raison d’informations selon lesquelles tout sauvetage par le gouvernement chinois privilégierait les intérêts nationaux par rapport à ceux des détenteurs d’obligations étrangers. Comment cela s’inscrit-il dans le cadre des tensions croissantes entre la Chine et les États-Unis?

VK : Le problème d’Evergrande n’est pas seulement celui de la Chine. Si Evergrande marque un tournant, le début d’une crise généralisée dans le secteur immobilier chinois, cela aura des répercussions mondiales.

Blinken tente de faire pression sur le régime chinois pour qu’il préserve les intérêts des fonds spéculatifs et des spéculateurs de Wall Street, qui ont acheté ces obligations de pacotille. D’ailleurs, les banques occidentales, telles que la banque britannique HSBC et la banque suisse UBS, continuent d’acheter ces titres, même s’ils n’ont aucune valeur, parce qu’elles calculent qu’il pourrait encore y avoir un gain. Je pense que le régime chinois ne leur accordera que peu d’importance. Sa priorité est d’éviter les troubles intérieurs.

Mais c’est un problème pour les États-Unis. Il est intéressant de constater un certain changement de ton de la part de certains analystes internationaux pro-capitalistes. Depuis le début de la guerre froide actuelle, l’accent a été mis sur « la Chine devient trop puissante », « la Chine est une menace parce qu’elle est si forte ». Aujourd’hui, on trouve de plus en plus d’articles affirmant que « la Chine est peut-être plus faible que nous le pensions ». La Chine peut être une menace non pas parce qu’elle « dépasse les États-Unis », mais parce que son économie entre dans une crise grave. Cela affectera l’ensemble du capitalisme mondial.

Depuis la grande récession de 2008, la Chine a représenté environ 28 % de la croissance mondiale. Tout le monde sait que le charbon d’Australie, le fer du Brésil et les matières premières d’Afrique et d’Amérique latine ont été aspirés sur le marché chinois à des prix élevés précisément parce que des entreprises comme Evergrande construisaient toutes ces maisons. La part de la Chine dans les mises en chantier mondiales est actuellement de 32%.

En 2020, Kenneth Rogoff, de Harvard, et Yuanchen Yang, de l’université de Tsinghua, ont affirmé qu’ »une chute de 20% de l’activité immobilière pourrait entraîner une baisse de 5 à 10% du PIB, même sans l’amplification d’une crise bancaire, ni la prise en compte de l’importance de l’immobilier comme garantie ». Le scénario qu’ils esquissent n’est pas farfelu. En août de cette année, on a constaté une chute de 20% en glissement annuel des ventes de logements. En septembre, elle est passée à 30%. Si ce marché continue à s’effondrer de la sorte, cela se traduira par de graves problèmes non seulement pour la Chine, mais aussi pour l’ensemble de l’économie mondiale, sans oublier les craintes d’une forte baisse des prix des métaux.

En ce qui concerne les États-Unis, ils se sont préparés à cette guerre froide à long terme en partant du principe que la Chine les défie, mais ils pourraient être confrontés à un scénario différent consistant à limiter les dégâts causés par une Chine en crise profonde.

Comment les socialistes feraient-ils face à cette situation?

VK : Quelle serait une véritable politique socialiste? Le PCC n’est pas un parti socialiste mais un parti capitaliste et autoritaire de milliardaires comme Xu Jiayin, et d’ailleurs Xi Jinping lui-même et sa famille, qui sont également extrêmement riches. S’ils devaient mettre en œuvre des politiques socialistes, ils provoqueraient leur propre chute.

Les politiques socialistes impliqueraient la nationalisation des sociétés immobilières en Chine – certaines sont déjà détenues par l’État, d’autres, comme Evergrande, sont privées. Mais la nationalisation nécessite une planification démocratique par la main-d’œuvre, par les représentants des résidents et par les syndicats, qui n’existent pas en Chine. La propriété publique et la planification démocratique sont la clé.

Si un cinquième des appartements urbains sont vides, alors un gouvernement ouvrier les confisquerait, ne versant une compensation que dans les rares cas où un individu peut prouver qu’il souffre d’une réelle détresse financière. Cela signifierait que des millions d’unités de logement seraient instantanément disponibles pour le logement social, louées à des loyers bas plutôt que vendues, avec une réorganisation totale du marché du logement vers le logement social et locatif, loin du marché exclusif et coûteux des appartements à vendre.

Bien entendu, si le secteur immobilier est un élément crucial de l’économie chinoise, il ne serait pas possible de le planifier de manière isolée. Cela nécessiterait la transformation socialiste de l’économie au sens large, y compris du système financier. De cette manière, toutes les dettes pourront être annulées et les ressources utilisées pour répondre aux besoins des gens ordinaires.

Une mesure clé serait de se débarrasser du système du hukou. S’il était aboli demain, les gouvernements locaux chinois ne disposeraient pas de l’infrastructure sociale nécessaire pour y faire face. La majorité des cols bleus vivant dans les grandes villes ont des hukous ruraux. Comme ils ne peuvent pas posséder leur propre maison, il arrive souvent que deux ou trois familles vivent dans des pièces sordides et exiguës. Les administrations municipales n’ont pas les moyens de fournir les soins de santé, les indemnités de chômage et les pensions nécessaires. Pour abolir le hukou, il faut donc une révision complète et révolutionnaire de l’ensemble du système financier gouvernemental.

Toutes ces questions sont liées les unes aux autres. Il n’y a pas de syndicats en Chine, alors comment développer les mécanismes de planification, afin d’éviter tous les problèmes qui se posent actuellement. La seule façon d’y parvenir est de placer toutes les décisions économiques sous le contrôle démocratique de la classe ouvrière, ce qui implique l’auto-organisation des travailleurs dans des partis démocratiques, des organisations de travailleurs et, surtout, des syndicats. Tout cela nécessite une lutte révolutionnaire, en d’autres termes un programme révolutionnaire, pour des droits démocratiques complets et immédiats et le renversement de la dictature.


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