Un peu plus de dix ans après le soulèvement populaire qui a chassé du pouvoir le dictateur tunisien Ben Ali, de nouvelles convulsions secouent le pays. Le 26 juillet, le président a démis le gouvernement et gelé le Parlement pour 30 jours.
Dimanche 25 juillet, tard dans la journée, le président tunisien, Kaïs Saïed, a pris la décision unilatérale de suspendre le Parlement, de limoger le gouvernement en place et d’annoncer qu’il gouvernera temporairement par décret. Il s’agit d’un acte sans précédent depuis la révolution de 2011 qui a renversé le régime dictatorial de Zine El Abidine Ben Ali, marquant une escalade dramatique de l’instabilité politique chronique qui affecte le capitalisme tunisien depuis lors.
Fait important, cette décision est intervenue le jour même où des milliers de personnes manifestaient dans de nombreuses villes du pays pour demander la chute du gouvernement.
La force dominante au parlement et au gouvernement, le parti islamiste de droite Ennahda, était dans la ligne de mire de ces protestations ; plusieurs de ses bureaux locaux ont été saccagés ou incendiés. Mais le mécontentement gronde contre l’ensemble de l’establishment politique, alors que le pays connaît une chaîne de crises combinées et s’aggravant mutuellement, exacerbées par la pandémie de Covid-19.
Depuis des mois, les querelles politiques au sommet de l’Etat se manifestent ouvertement, avec des confrontations publiques entre le Président, le Premier ministre Hichem Mechichi et le président du Parlement Rached Ghannouchi. Tout cela se déroule dans un contexte où l’économie du pays a été malmenée par les effets de la pandémie et de la contraction brutale de l’année dernière – générant des centaines de milliers de pertes d’emplois, l’effondrement du secteur crucial du tourisme, et des hausses importantes des prix des biens de consommation.
C’est sur ce cocktail déjà explosif qu’est apparue depuis le mois de mai une nouvelle vague brutale d’infections de Covid-19. Ce n’est pas un phénomène naturel ; aujourd’hui, la Tunisie consacre 5% des dépenses publiques totales à la santé publique, alors qu’elle en consacre 38% à la défense. Cette troisième vague de Covid a mis en évidence la négligence criminelle du secteur de la santé après des années de coupes budgétaires néolibérales, en particulier dans les régions intérieures les plus pauvres – et l’impréparation pure et simple de la classe dirigeante. Des vidéos ont circulé sur les médias sociaux montrant des cadavres abandonnés au milieu des salles d’hôpital, les morgues ne pouvant faire face au nombre croissant de décès.
La Tunisie connaît aujourd’hui le taux de mortalité dû au Covid-19 le plus élevé d’Afrique et du monde arabe, ayant officiellement enregistré plus de 18 000 décès sur une population d’environ 12 millions d’habitants. La mauvaise gestion de la pandémie est elle-même devenue une question de plus en plus politisée qui a affaibli le gouvernement déjà profondément impopulaire, en proie à la crise depuis le premier jour. Il y a quelques semaines, à Kairouan, l’une des zones les plus touchées, des manifestations ont éclaté pour réclamer la chute du gouverneur local pour sa mauvaise gestion de la crise sanitaire. La semaine dernière, le ministre national de la santé a été limogé – le quatrième depuis le début de la pandémie.
Aucun soutien pour le coup de force de Kaïs Saïed
Compte tenu du rejet généralisé du gouvernement et du parlement, la récente décision de Kaïs Saïed a été célébrée dans la rue par une partie importante de la population. Comme le commentait alors Tayaar al’Amael al’Qaaedii (ISA en Tunisie), l’élection de ce professeur de droit populiste à la présidence à l’automne 2019 a été l’expression d’un fort sentiment anti-élite, anti-establishment et anti-parti, notamment chez les jeunes.
Assisté, pour l’instant, par l’armée et des pans importants de la machine étatique, sa dernière manœuvre est une tentative de mettre fin à l’instabilité politique par des moyens autoritaires. Il veut profiter de l’immense colère qui s’est développée contre la coalition au pouvoir soutenue par Ennahda pour couper les ailes d’un centre de pouvoir concurrent autour du parti islamiste en se positionnant du côté du peuple, rompant ainsi avec le reste d’un establishment largement perçu comme pourri, corrompu et inefficace. Il est compréhensible que la décision de Saïed de lever l’immunité parlementaire et sa menace de soumettre les députés corrompus à la loi malgré leur richesse et leur position soient accueillies avec un certain degré d’approbation populaire.
La vérité, cependant, est qu’aucun des principaux protagonistes de ce drame politique n’a de solution aux problèmes qui touchent la majorité de la population. Bien entendu, les socialistes se sont opposés inconditionnellement à la coalition gouvernementale déchue. Comme les onze coalitions qui l’ont précédée depuis la chute de Ben Ali, elle a perpétué les mêmes politiques anti-pauvres et anti-travailleurs que sous l’ancien régime, et a cycliquement ramené les masses dans la rue. Mais aucune confiance ne peut être accordée à un homme providentiel, et encore moins à un homme qui a démontré qu’il n’avait aucune alternative sérieuse à opposer au système défaillant du capitalisme et de l’impérialisme dans lequel tous les gouvernements post-Ben Ali ont opéré.
Dans son discours de dimanche, Saïed a évoqué la nécessité de retourner à la paix sociale et de sauver l’État – et non d’apporter un soutien aux millions de familles dans le besoin, de donner du travail aux chômeurs, de répudier la dette publique, d’accélérer le rythme trop lent de la vaccination contre le Covid, d’investir dans les soins de santé publics ou de nationaliser les hôpitaux privés. Malgré sa position anticorruption, Saïed n’a rien fait pour défier les intérêts particuliers de la bourgeoisie locale et des institutions impérialistes comme le FMI, qui tentent d’imposer des programmes de pauvreté de masse au milieu d’une pandémie mondiale – comme l’illustrent les récentes coupes dans les subventions à l’alimentation et au carburant par feu le gouvernement, contre lesquelles Saïed n’a pas pipé mot. Il a même, à certaines occasions, menacé d’envoyer l’armée contre les travailleurs en grève, et s’est lié d’amitié avec des régimes totalement réactionnaires et anti-ouvriers à l’étranger, tels que les impitoyables dictatures saoudienne et égyptienne.
Les militants révolutionnaires, les jeunes et les travailleurs ne peuvent soutenir la démarche antidémocratique de Saïed. Alors qu’elle semble aujourd’hui s’attaquer principalement à des politiciens impopulaires, elle implique déjà des mesures visant à empêcher les masses de marquer les événements de leur empreinte – comme l’interdiction de rassembler plus de trois personnes sur les places et la voie publique. La normalisation du déploiement de l’armée dans les rues, comme cela a été fait pour encercler les bâtiments de l’État et empêcher les députés d’entrer au Parlement, servira demain à intimider ou à briser les véritables protestations des travailleurs et des jeunes.
La démarche de Saïed a un caractère préventif : comme beaucoup de membres de la classe dirigeante, il est très conscient que l’ensemble du régime post-Ben Ali, construit sur l’exploitation continue de la majorité par une élite super-riche et corrompue, repose sur un baril de poudre qui risque de nouvelles explosions sociales. Un rapport publié le mois dernier par le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux montre que le nombre de mouvements de contestation dans le pays a doublé en mai 2021 par rapport à mai 2020. Sous cet angle, la prise de pouvoir de Saïed peut être considérée comme une manœuvre du sommet pour empêcher les masses de faire le travail de renversement du gouvernement par leur propre lutte.
Comme le dit le proverbe, montre-moi tes amis et je te montrerai qui tu es. Parmi ceux qui ont soutenu les mesures de Saïed figure le Parti Destourien Libre – un parti qui se nourrit de la nostalgie ouverte de la dictature de Ben Ali et d’une forte opposition à la révolution de 2011, qu’il qualifie de coup d’État et de conspiration. L’ironie d’un président qui, au cours de sa campagne électorale, avait souligné la nécessité d’une démocratie participative radicale, finit par concentrer le pouvoir entre ses propres mains, ne devrait échapper à personne. Cela montre l’impasse de la promesse de changement dans les limites d’un système structurellement truqué en faveur d’une poignée de familles super riches, de sociétés multinationales et de grands créanciers qui profitent de leur contrôle sur les principaux leviers de l’économie tunisienne.
La destitution par le président du Premier ministre Mechichi, qui était également en charge du ministère de l’Intérieur, et son remplacement par le chef de la garde présidentielle, est une tentative directe de Saïed de consolider son soutien au sein des forces de police, dont les abus généralisés et les actes de brutalité répétés à l’encontre des pauvres et des jeunes ont été un déclencheur important de la rage sociale qui a éclaté au grand jour ces derniers mois. La prise d’assaut du bureau d’Al Jazeera à Tunis par des policiers en civil, apparemment autorisés par des instructions venues d’en haut, montre que la démarche de Saïed, si elle n’est pas accueillie par une réponse forte du mouvement ouvrier et révolutionnaire, pourrait ouvrir la voie à une dangereuse escalade de mesures antidémocratiques.
La classe ouvrière et la jeunesse révolutionnaire doivent se battre pour leur propre alternative.
Bien sûr, cela ne signifie pas qu’il faille accorder le moindre soutien à des partis comme Ennahda, dont les dirigeants utilisent aujourd’hui une phraséologie hypocrite autour de la défense de la révolution et de la démocratie contre le coup d’État constitutionnel de Saïed – alors qu’ils ont eux-mêmes toujours mené des attaques réactionnaires vicieuses contre la révolution et les droits démocratiques sous les gouvernements auxquels ils ont participé, plus notoirement entre 2011 et 2013.
Malheureusement, mais sans surprise, face à la grave crise politique qui affecte depuis des mois les institutions du pays, la direction de la puissante UGTT (Union générale des travailleurs tunisiens) n’a rien trouvé de mieux ces derniers mois que de faire de nouvelles propositions pour un dialogue national entre tous les partis politiques. Et ce, alors que ces partis, suivant les traces de tous les gouvernements qui se sont succédé depuis le renversement de Ben Ali, n’ont rien proposé d’autre qu’un programme de guerre de classe contre la majorité : privatisation des entreprises publiques, compression des salaires du secteur public, suppression des subventions, dévaluation de la monnaie, vente de terres agricoles à des multinationales étrangères, réduction des services publics, etc.
Au lieu d’essayer de recoller les pièces cassées du puzzle politique capitaliste, le rôle du mouvement syndical devrait être de construire une alternative politique authentique et indépendante basée sur les intérêts de la classe ouvrière, des agriculteurs pauvres, des jeunes chômeurs et des populations des régions marginalisées. Cependant, les bureaucrates de la centrale syndicale ont non seulement omis de condamner le coup de force de Saïed, mais ils l’ont même soutenu, à condition qu’il y ait des garanties que ces mesures exceptionnelles seront limitées et respectueuses de la constitution. Les travailleurs se retrouvent ainsi dans une position de spectateurs face à la bataille politique qui se joue actuellement entre les différentes ailes de la classe dirigeante.
Pour répondre aux exigences de leur révolution inachevée, la classe ouvrière et les masses révolutionnaires ne peuvent compter sur aucun des camps pro-capitalistes opposés ; elles doivent compter sur leurs propres forces, utiliser leurs propres méthodes de lutte et mettre en avant leurs propres exigences – comme elles l’ont fait pour renverser le régime de Ben Ali il y a dix ans. La mise en place de comités d’action locaux sur les lieux de travail et dans les quartiers pour discuter de la situation actuelle et construire une mobilisation de masse selon leurs propres termes serait une très bonne façon de commencer. Mais pour que leurs efforts héroïques de la dernière décennie n’aient pas été vains, ils doivent aussi se rassembler de toute urgence pour construire leur propre alternative politique : une force de masse qui se consacre à mettre fin à l’assaut capitaliste sur leurs vies et leurs moyens de subsistance, et à lutter pour la transformation socialiste