Photo. Martin Chamberland, La Presse
Dans le cadre des actions de grève dans le secteur public, nous nous sommes entretenus avec un travailleur social de Montréal. Il accompagne des personnes avec des cas de santé mentale lourds, notamment dans la recherche d’un logement.
Pour Alexandru Munteanu, les obstacles liés à la logique capitaliste de gestion des ressources l’empêchent, lui et ses collègues, d’assurer une pleine réinsertion sociale et reprise de l’autonomie des personnes avec un problème de santé mentale. C’est particulièrement le cas des efforts fournis pour aider ces personnes à trouver un logement, alors qu’une crise du logement bat son plein.
ALTERNATIVE SOCIALISTE (AS). Merci de nous offrir l’opportunité d’explorer le terrain où tu interviens directement. Alors tout d’abord, pourrais-tu te présenter un peu et nous décrire en quoi consiste ton emploi.
ALEXANDRU MUNTEANU (AM). Je suis travailleur social depuis 2015. Je travaille depuis 2009 dans le milieu de la santé. J’ai travaillé en CHSLD, en CLSC, que ce soit en approvisionnement, que ce soit dans la mise en place de services ou de programmes et après comme travailleur social. Maintenant, ma vocation c’est les personnes avec des troubles sévères de santé mentale. Je fais des suivis à long terme pour une réintégration fonctionnelle dans la société. Il faut naturellement y aller avec des objectifs réalistes selon les cas. Je vais les accompagner le plus loin possible pour qu’ils arrivent au maximum de leur capacité.
Une partie importante de mes tâches, c’est la recherche de logement, car ça fait partie du processus. Souvent, les problèmes de santé mentale sont accompagnés par des problèmes de consommation, de jeu, etc. Ça a un impact négatif sur les gens qui perdent leurs repères sociaux. Ils sont évincés de leur logement, sont abandonnés par leur famille, leurs ami·es, leur conjoint ou conjointe, et se retrouvent à la rue.
Ensuite, c’est la stigmatisation de la société qui embarque parce que cette personne ne cadre pas dans le standard du citoyen typique.
AS. Dans le cadre de ton travail, tu as à toucher plusieurs aspects de la vie des personnes que tu aides pour qu’ils réussissent à bien réintégrer la société.
AM. Oui. En tant que travailleur social, il faut travailler avec toutes les personnes qui interagissent dans la vie, la famille, les amis et les autres professionnels de la santé. On est des accompagnateurs, on ne peut pas les forcer. Il faut que ça vienne de la personne. Faut commencer par définir le problème, sur quoi on veut travailler, quels sont les objectifs. Tous les services offerts par les travailleurs sociaux ne sont pas pareils, il existe plusieurs types d’intervention. L’important c’est de travailler en collaboration avec les autres professionnels de la santé pour aider la personne.
AS. Tu faisais mention qu’une des choses dans laquelle tu t’impliques dans le processus de réinsertion, c’est la recherche de logement. Quelle importance cette partie représente-t-elle dans ton travail d’accompagnement des personnes?
AM. Il faut partir avec l’idée qu’il faut combler tous les besoins de base: se nourrir, se vêtir, se loger, être en sécurité. Si on n’arrive pas à les combler, comment peut-on aller plus loin dans le cheminement? Ces personnes doivent y aller progressivement, marche par marche pour y arriver, pour sortir par exemple de l’hôpital et ne plus y retourner. Comment on fait ça si on n’a pas de logement?
Un logement adéquat doit être éloigné de l’hôpital, dans un endroit sécuritaire, où il peut répondre aux besoins de la personne sans qu’elle ne revienne en arrière, sans qu’il n’y ait un attachement à l’hôpital. Le but, c’est d’être là seulement quand les personnes ont besoin de notre aide. Trouver un logement est tellement compliqué que ça nous met les bâtons dans les roues. Il y a des personnes qui ont des objectifs clairs, qui sont motivées d’aller de l’avant, mais qui ont de la misère à simplement se trouver un logement.
La difficulté aussi, c’est que ces personnes doivent trouver un logement qui est adapté pour elles, et qu’elles soient acceptées. Ça, c’est une grosse problématique. La stigmatisation dans la santé mentale, c’est un gros problème.
Ma clientèle se fait discriminer, se fait juger. Les propriétaires ont des tactiques pour refuser le logement à une personne qui veut revenir en société, mais il va le faire de façon contournée par une enquête de crédit. Quand tu as une prestation plutôt qu’un revenu, ça ne compte pas dans une enquête de crédit. Tu n’as probablement même pas de carte de crédit. Si t’es dans la strate la plus basse de la société en termes de revenus, et que tu as déjà eu des problèmes à payer des factures, c’est sûr que ça laisse des traces sur ta note de crédit. Quand t’es pauvre, ça cause énormément de problèmes. Quand t’es pauvre et que tu as un problème de santé mentale, c’est encore pire. Un ou l’autre des problèmes, c’est compliqué, mais l’intersection des deux, c’est énormément d’embûches.
Alors il faut travailler beaucoup avec des organismes communautaires, des propriétaires qui sont compréhensifs, qui sont prêts à donner une chance aux autres. C’est vraiment compliqué à faire.
AS. Avec la pénurie de loyers abordables et la hausse des prix, comment faites-vous pour trouver un logement?
AM. En fait, c’est sûr qu’on échoue un peu là-dedans, c’est la triste réalité. Les personnes qui ont des cas plus lourds peuvent se qualifier pour des contraintes sévères à l’emploi. Si la personne reçoit une aide sociale de dernier recours, pour cause d’invalidité à travailler, si c’est permanent ou temporaire, ça dicte pas mal ce qu’on va pouvoir faire par la suite. C’est-à-dire qu’avec l’aide sociale de base à 700$ par mois, tu ne peux pas te payer un loyer à Montréal, c’est évident.
C’est ridicule de constater que les logements moyens valent plus cher que l’aide de dernier recours de l’aide sociale. Et on ne parle pas de manger, se vêtir, rien… Quand on a une maladie persistante, comme la schizophrénie, on peut avoir un montant supplémentaire qui peut porter l’aide sociale jusqu’à 1 200$/mois, dépendamment de la sévérité du problème. Mais c’est une catégorie très spécifique de personnes qui ont des troubles de santé mentale sévères. Si ton problème n’est pas assez «sévère», tu vas avoir 700$.
L’autre problème, c’est que la grille d’évaluation du système de prestations est assez arbitraire. Même si le critère est spécifique, ça laisse place à interprétation. Deux médecins peuvent faire une évaluation différente d’un même cas. Et là, ajoutons le problème de gentrification, et le problème des prix des logements qui explosent et rendent la recherche de logement impraticable pour ces gens-là.
Bien sûr, la pandémie nous a plongé dans une situation extraordinaire. Mais le problème d’accessibilité à un logement abordable, c’était un problème il y a 6 ans. C’est un problème aujourd’hui et ce sera encore un problème dans le futur, tant qu’on ne trouvera pas une solution systémique à ça.
AS. On parle de santé mentale, mais les travailleurs et travailleuses dans votre situation doivent en subir aussi des conséquences sur leur santé mentale. C’est quoi l’état de santé mentale des travailleurs et travailleuses de la santé?
AM. Ça va sembler extrême comme réponse, mais on n’en a plus vraiment de santé mentale dans notre domaine. Les travailleurs sociaux, on les appelle parfois les «mangeurs de misère». On essaie de diminuer le bagage de difficultés des gens assez longtemps pour qu’ils puissent se prendre en main. Mais tu ne peux pas être plongé pendant 8h dans la misère des gens et réussir à complètement déconnecter une fois rendu chez vous.
Nos salaires sont inacceptables pour la charge de travail qu’on a. On pourrait me payer plus. Je serais content, mais ça justifierait que je travaille plus, que je saute des pauses, etc. Quand tu fais 3h en temps supplémentaire, que tu arrives à la maison et que ta femme et tes enfants ne peuvent pas passer autant de temps de qualité, ce sont des conditions de travail qui sont exécrables au final.
On est dans un modèle de production. On se sent comme dans une chaîne de montage. Mais il s’agit de la santé mentale des humains. C’est insultant pour les gens qui travaillent dans le domaine. C’est insultant pour les personnes qui souffrent, qui veulent avoir un service, qui font des pas difficiles – surtout en santé mentale – comme d’admettre qu’ils ont besoin d’aide.
Dans mon domaine, c’est majoritairement des femmes qui travaillent. Et comme ces personnes travaillent avec abnégation, on se permet de ne pas leur donner de bonnes conditions de travail et un bon salaire, parce qu’on les tient pour acquises. C’est carrément discriminatoire.
AS. Comment est-ce que notre système économique affecte la qualité de vie des gens et le processus d’aide que vous essayez de donner?
AM. Un gouvernement est supposé représenter tout le monde. Mais la personne qui est sur l’aide sociale ou qui est prise avec un problème de santé mentale n’a pas le pouvoir économique de faire valoir ses droits comme les autres. Quand un parti politique fait une soirée de levée de fonds à 750$ le billet, et que ce ne sont que des compagnies qui achètent ces billets et qui envoient leur monde. Comment quelqu’un qui gagne 700$ par mois va arriver à s’acheter un billet à 750$ pour réussir à faire du lobbying auprès du gouvernement au nom de ceux et celles qui en arrachent?
Le problème, c’est que l’argent parle dans un système politique et économique capitaliste. C’est le profit qui est le but premier, ce n’est pas de garder la population heureuse et en bonne santé. Quand François Legault parle de logements à 500-600$/mois à Montréal, alors qu’il met sa propre maison en vente à 5 millions $, c’est là qu’on comprend toute la déconnexion de ces gens.
C’est ça l’impact d’un système capitaliste, d’oublier qu’il y a des gens qui sont de valeur égale aux gens qui mettent de l’argent dans les coffres du parti.
Il y a plein de problèmes qui sont causés par le capitalisme, mais la première chose qui me vient en tête, c’est que les gens qui ont des problèmes, qui sont pauvres, ne sont pas représentés dans un système comme ça. Il y a toujours eu des problèmes de santé mentale dans la population. Mais là, on en parle plus à cause de la pandémie. Il y a eu plus de cas qui se sont déclarés, des cas de suicides, plus de problèmes chez les jeunes. Statistiquement, il y a une personne sur 5 qui peut être atteinte de problèmes de santé mentale. Avec des statistiques comme ça, on connaît tous et toutes quelques personnes avec un problème du genre.
Tant que c’était un problème d’itinérants, ça ne comptait pas parce qu’ils ne travaillaient pas. Mais est-ce que ça enlève leur qualité d’humain? Ce système accorde plus de valeur à des chefs d’entreprises, du monde qui ont de l’argent.
AS. L’austérité a été une réalité des derniers gouvernements et maintenant la CAQ pourrait emboîter le pas. Comment observes-tu l’évolution de l’administration des services au Québec?
AM. Ce que ça a changé, c’est qu’il y a moins de gens qui ont accès aux services. Juste les banques alimentaires, qui doivent réduire le nombre de journées où ils peuvent offrir de la nourriture, par exemple passer de 3 jours par semaine à 2 ou 1 journée, parce que l’austérité, ça réduit aussi le pouvoir financier des gens un peu plus en moyens de faire des dons. Quand les gens en général ont moins accès à des services essentiels, bien ils sacrifient d’autres choses dans leur budget. Les premiers à en souffrir, ce sont les services communautaires.
Un hôpital, qui a une infrastructure, qui est un service direct du gouvernement, ne se fera pas couper complètement. Alors que dans le communautaire, on peut entièrement couper le financement du jour au lendemain. Lorsque des organismes communautaires qui sont là pour aider à la recherche de logement sont coupés, ça complique aussi notre travail pour la réinsertion sociale. Alors on va tenter de pallier au problème par d’autres moyens.
Je ne connais pas de professionnel de la santé qui ne tient pas à ses patients. Tu ne fais pas ce genre d’emploi pour faire de l’argent, mais vraiment par vocation. Lorsque ce genre de situation arrive, beaucoup de ces professionnels vont travailler plus d’heures pour offrir ce qui n’existe plus dans le communautaire. Tout le monde est perdant. La clientèle et les travailleurs et travailleuses du système de santé sont les malmené·es des mesures d’austérité, qui n’ont pas de bonnes conditions de travail et qui souffrent le plus de ces coupures. Ma charge de travail comme travailleur social a quasiment doublé en 5 ans.
AS. Y a-t-il une situation qui te révolte en particulier?
AM. Ce qui me révolte le plus, c’est probablement la désensibilisation de la population. Je me rappelle quand je venais de terminer mes études. Ça faisait un mois que j’étais travailleur social et un client m’a dit qu’il allait chercher sa nourriture dans un conteneur poubelle. Ça m’avait complètement dévasté. Je ne comprenais pas comment on pouvait vivre dans une société où quelqu’un comme moi pouvait manger dans un resto, alors qu’une autre personne devait fouiller dans une poubelle. Des histoires comme ça, j’en entends sans arrêt depuis que je travaille comme travailleur social. On rencontre régulièrement des gens dans cette situation au centre-ville.
Comment ça se fait qu’on accepte que des personnes ne mangent pas à leur faim, n’aient pas de place pour dormir alors qu’il fait -20°C dehors? Pourquoi on accepte que la ville mette des pics sur les bancs pour éviter que les itinérants dorment dessus ou qu’on accepte que la ville défasse leur campement parce qu’on ne trouve pas ça beau à côté de chez nous?
C’est une réalité qui me révolte. Si les gens n’acceptaient pas ça, on n’aurait probablement pas la CAQ au pouvoir ni aucun des autres partis. Mais les gens sont anéantis par le travail, par le système, par les dettes, par les responsabilités, dans une situation où on doit toujours faire plus avec moins. Les gens sont fatigués, ils ne voient plus les problèmes, c’est la désensibilisation envers la souffrance humaine.
Mais de l’autre côté, chaque moment où on réussit à aider une personne, c’est la chose la plus gratifiante. C’est ça qui est probablement la chose la plus agréable comme aidant, comme soignant. Cependant, moi tout seul je ne peux pas aller plus loin. Il faut changer le système collectivement.
Par exemple, avec toute cette technologie à notre disposition pour aider les gens, c’est un manque de vision de ne pas mettre ça au service du bien-être de l’humanité et de se contenter d’un système qui est axé sur le profit d’une minorité qui a du pouvoir et de l’argent.