Kshama Sawant : Pourquoi je rejoins les socialistes démocrates d’Amérique (DSA)

La ré-émergence d’un mouvement socialiste aux États-Unis et la croissance rapide d’organisations comme les socialistes démocrates d’Amérique (Democratic Socialists of America, DSA) et Alternative Socialiste (Socialist Alternative, SA) revêtent une importance historique énorme. Cela n’est pas seulement dû au fait que le marxisme commence à s’enraciner à nouveau sur le sol rocailleux du capitalisme américain, mais aussi aux énormes défis auxquels la classe ouvrière est confrontée en cette période.

Le capitalisme est confronté à sa pire crise depuis près d’un siècle : les désastres mortels du COVID-19, l’effondrement économique mais aussi la catastrophe climatique. Les désastres que nous avons connus l’année dernière pourraient considérablement empirer si les socialistes et la classe ouvrière ne se montrent pas à la hauteur des tâches historiques qui nous attendent.

La gauche socialiste est confrontée tout à la fois à des défis et à des opportunités. Nous avons besoin d’un parti de masse des travailleurs, d’un mouvement ouvrier plus puissant et de luttes victorieuses dans notre combat permanent contre la classe des milliardaires. À mon avis, pour progresser, nous devons faire défendre les idées marxistes nécessaires pour obtenir à la fois des gains immédiats dans la crise actuelle et une victoire finale sur l’exploitation et l’oppression du capitalisme.

En raison de l’urgence de la construction d’un mouvement socialiste plus large, je rejoins maintenant les DSA, tout en restant membre d’Alternative Socialiste. D’autres membres de mon organisation font de même, comme nous l’avons expliqué dans notre article de décembre dernier. La classe ouvrière s’engage dans la lutte, et la gauche socialiste aura besoin d’un débat patient pour atteindre la clarté politique; j’espère contribuer à ce processus au sein des DSA et je suis enthousiaste à l’idée d’apporter mon expérience en tant qu’élue ouvertement marxiste.

L’émergence de mouvements de masse

Ce n’est pas un hasard si, parallèlement à la renaissance des idées socialistes, des mobilisations de masse et des mouvements sociaux imposants ont également vu le jour. Nous avons ainsi assisté aux marches de masse des femmes, qui, bien qu’épisodiques et limitées dans leurs revendications, comportèrent la plus grande journée de protestation de l’histoire des États-Unis.

Cet été, les manifestations historiques de Black Lives Matter ont éclaté dans le sillage des meurtres brutaux de George Floyd et Breonna Taylor par la police. Le mouvement de protestation BLM 2020 a été le plus important de l’histoire des États-Unis, avec une participation estimée à 20 millions de personnes. Notre lutte contre le racisme et les assassinats policiers sera un combat permanent dans les années à venir, car peu de revendications clés de notre mouvement ont été satisfaites jusqu’à présent. Et le racisme systémique est loin d’avoir pris fin. Une question centrale à laquelle nous sommes confrontés est celle des stratégies que les socialistes peuvent apporter à ce mouvement face à des approches concurrentes, comme la renaissance des idées du capitalisme noir qui, si elles prennent de l’ampleur, affaibliront la capacité à lutter efficacement contre le racisme. Je suis d’accord avec le leader des Black Panthers, Fred Hampton, qui disait : «Nous ne pensons pas que vous pouvez combattre le feu par le feu, mais plutôt par l’eau. Nous allons combattre le racisme non pas avec le racisme, mais avec la solidarité. Nous disons que nous n’allons pas combattre le capitalisme avec le capitalisme noir, mais nous allons le combattre avec le socialisme.»

Nous assistons également aux débuts d’une renaissance d’un mouvement ouvrier combatif, après des décennies marquées par des directions syndicales désastreuses qui, tout en restant malheureusement la force dominante, commence à être aujourd’hui contestée. C’est ce que nous avons vu avec les grèves des enseignants qui ont balayé les «États rouges» (c.à.d traditionnellement républicains, NdT) à partir de la Virginie occidentale, où une direction s’est développé sur une base de classe et a remporté une victoire cruciale qui s’est étendue ensuite à d’autres États du Sud et au-delà. Cette victoire historique des enseignants de Virginie occidentale n’a été remportée que parce que ce derniers ont refusé l’accord conclu par les hauts dignitaires du syndicat et ont continué à se battre.

Nous constatons que la jeunesse est à l’avant-garde de tous ces mouvements, y compris bien sûr durant les manifestations historiques pour le climat de 2019.

Aujourd’hui, les travailleuses et travailleurs de tout le pays assistent à l’incroyable organisation des travailleurs de Bessemer, en Alabama, qui se battent pour imposer la présence syndicale chez Amazon. Une victoire dans cette lutte pourrait envoyer une onde de choc dans tout le pays et faire énormément progresser le processus nécessaire pour reconstruire un mouvement ouvrier combatif. Cela survient à un moment où les milliardaires, comme l’ancien patron d’Amazon, Jeff Bezos, ont gagné plus de 1,1 trillion de dollars grâce à la pandémie, alors que les travailleurs sont confrontés à des conditions dangereuses, à un chômage de masse et à des montagnes de dettes.

Parallèlement à ces avancées, d’importants débats se sont développés au sein du mouvement socialiste et ouvrier naissant et nous avons subi des pressions accrues. Nous constatons déjà des attaques féroces contre notre mouvement, en particulier de la part des dirigeants du Parti démocrate. Au lendemain des élections de novembre, la députée Abigail Spanberger a imputé la perte de sièges à la politique de gauche, a déclaré aux membres du Parti démocrate : «Ne dites plus jamais socialisme». Il ne fait aucun doute que bien pire a été dit à huis clos. Nous ne devons pas nous faire d’illusions sur le fait que le Parti démocrate, avec Joe Biden à la Maison Blanche, hésiterait à intensifier ses attaques contre les socialistes et les mouvements issus de la classe ouvrière, en particulier au milieu de cette lune de miel d’illusions dans la nouvelle administration démocrate et avec tant de personnes qui redoute de l’affronter. Joe Biden et le Parti démocrate sont contraints de procéder à des dépenses de relance et à d’autres mesures pour éviter l’effondrement de leur système, mais ils chercheront toujours à faire payer la crise à la classe ouvrière.

À Seattle, nous assistons à la campagne de révocations lancée par la droite contre mon siège au conseil de ville. Il s’agit essentiellement d’une tentative des grandes entreprises et de l’establishment politique pour renverser non seulement notre élection démocratique, mais aussi les nombreuses victoires de notre mouvement en faveur des travailleurs et des communautés marginalisées. Si cette tentative réussit, elle servira à n’en pas douter de tremplin pour de nouvelles attaques contre la gauche, non seulement à Seattle mais aussi au niveau national, et c’est pourquoi il est crucial que nous arrachions une victoire.

Nous devons nous dresser contre les attaques, d’où qu’elles viennent, que ce soit dans les mouvements de masse, dans le monde du travail, dans les campagnes électorales ou dans le mouvement socialiste lui-même. Que les socialistes le fassent ou non n’est pas une question de principe abstrait, cela peut décider de l’issue des principales luttes. Dans le passé, le mouvement socialiste a malheureusement souvent été affaibli par l’incapacité à s’opposer aux idées et aux forces pro-establishment, par le désir de s’entendre avec de puissants individus «progressistes», par le manque de clarté concernant les idées du marxisme et par l’influence des carriéristes dans nos rangs.

Une unité de principe

L’unité du mouvement socialiste, sur une base de principe, sera cruciale. Nous nous engageons dans des débats sérieux, et parfois acerbes, sur la manière de riposter et d’apporter des stratégies et des tactiques efficaces dans les luttes émergentes, pour les faire avancer et les aider à les mener à la victoire.

Comme certains lecteurs le sauront sans doute, je suis membre de longue date d’Alternative socialiste, et j’ai été élue en tant que candidate ouvertement socialiste en 2013 avant les campagnes présidentielles de Bernie Sanders ou l’élection des membres de «The Squad» («la brigade», surnom donné à un groupe d’élue de gauche) comme AOC (Alexandria Ocasio-Cortez). À Seattle, nous avons utilisé notre position élue comme un levier en faveur de la classe ouvrière et des communautés marginalisées afin de construire des mouvements sociaux capables de remporter des victoires historiques.

La victoire qui a fait de Seattle la première grande ville à passer à un salaire minimum de 15 dollars reposait sur une stratégie socialiste de lutte des classes : sur la construction d’un mouvement de masse et non sur de bonnes relations avec des démocrates progressistes ou des dirigeants d’ONG. Plutôt que de négocier avec l’establishment de la ville, nous nous sommes organisés sans relâche pour construire la force la plus forte possible pour 15 dollars de l’heure. Nous avons lancé la campagne et la coalition «15Now», qui a surmonté non seulement l’opposition des grandes entreprises et des démocrates pro-entreprises, mais aussi les instincts prudents des principaux dirigeants syndicaux qui ne voulaient pas entrer en conflit avec l’establishment. Alternative Socialiste et la campagne «15Now» ont organisé une série de conférences de masse organisées démocratiquement, ont lancé des comités d’action de quartier, ont organisé des manifestations, puis ont décidé démocratiquement de déposer une initiative de vote populaire afin de pouvoir porter la question devant les électeurs si les membres démocrates du conseil de ville n’agissaient pas.

Nous avons utilisé cette même stratégie de lutte des classes pour remporter une série de victoires importantes à Seattle, de la Taxe Amazon de l’année dernière pour financer des logements abordables et des programmes de «Green New Deal» à des lois historiques sur les droits des locataires, en passant par l’interdiction, pour la première fois dans le pays, de l’utilisation par la police de gaz lacrymogènes, de balles en caoutchouc et d’autres «armes de contrôle des foules» l’année dernière. De nombreux membres des DSA ont apporté une contribution majeure à ces luttes.

Mais si ces victoires sont importantes, les défis auxquels notre classe est confrontée sont énormes et nous devons nous concentrer sur ce qui est nécessaire : obtenir des changements fondamentaux à l’échelle nationale et mondiale et lutter pour le renversement du capitalisme et pour un monde socialiste. Des questions immédiates se posent à nous concernant la plate-forme popularisée par les campagnes de Bernie Sanders et le mouvement socialiste au sens large.

Comment lutter et remporter l’assurance maladie pour tous, un New Deal vert, un salaire minimum fédéral de 15 dollars, l’annulation de la dette étudiante et la fin de la brutalité policière et du racisme systémique? Nous avons obtenu un énorme soutien pour nos revendications, mais sans une stratégie socialiste, les choses pourraient tragiquement en rester au stade de simples slogans. Quel est le meilleur moyen de vaincre l’opposition de la classe dirigeante et de ses représentants dans les deux partis pour faire avancer la lutte pour les 15 dollars, par exemple? AOC a repoussé l’appel #ForceTheVote for Medicare for All (en faveur d’un système universel de soins de santé) en affirmant que nous devrions nous concentrer sur des revendications « atteignables » comme un salaire minimum fédéral de 15 dollars. Aujourd’hui, les 15 dollars sont abandonnés par Joe Biden, qui a déclaré à un groupe de gouverneurs et de maires la semaine dernière que l’augmentation du salaire minimum de 15 dollars ne se produirait probablement pas.

Je pense que l’expérience du mouvement socialiste à Seattle ces dernières années en dit long sur ces questions, et nous devons mettre cette expérience en avant dans ces luttes nationales. Nous devons construire à une échelle beaucoup plus large de puissants mouvements sociaux réunissant des millions de personnes derrière une stratégie socialiste pour remporter ces revendications transformatrices.

Si les socialistes ne mettent pas en avant des stratégies et des tactiques claires, et qu’au lieu de cela, «The Squad» et les autres dirigeants continuent à hésiter à s’opposer au Parti démocrate pour éviter un affrontement, alors nous perdrons. Si les socialistes ne construisent pas des mouvements puissants et intrépides pour un salaire minimum fédéral de 15 dollars, pour un système d’assurance maladie pour tous et pour un Green New Deal, la classe ouvrière ira chercher une direction ailleurs.

Nous ne vaincrons pas la dangereuse croissance du populisme de droite et de l’extrême droite aux États-Unis et dans le monde sans construire une alternative de gauche de masse. Car si Trump est parti, le trumpisme est bien vivant et peut se développer rapidement sous l’administration actuelle, alors que Joe Biden s’éloigne de ses promesses progressistes et défend les intérêts des grandes entreprises.

Il existe une longue histoire d’organisations comportant diverses tendances en son sein dans le mouvement socialiste. Les DSA représentent aujourd’hui la deuxième plus grande organisation socialiste de l’histoire des États-Unis, certaines de ses tendances politiques s’identifient comme marxistes (avec des interprétations différentes) et d’autres non. Alternative Socialiste est explicitement une organisation révolutionnaire, internationaliste et marxiste qui fait partie d’Alternative Socialiste Internationale, qui comporte des organisations sœurs dans 30 pays à travers le monde.

Je crois que le mouvement socialiste a besoin de ces deux types d’organisations, et je suis donc très heureux d’être membre d’Alternative Socialiste et des DSA.

Les débats au sein du mouvement socialiste

D’importants débats ont lieu en ce moment chez les DSA de Seattle ainsi qu’au niveau national. Récemment, lors d’une discussion à Seattle, certains dirigeants d’un caucus des DSA se sont prononcés contre l’inclusion d’un appel à la propriété publique démocratique des grandes entreprises énergétiques. Bien que je n’aie pas assisté à ce débat, j’ai été très déçue d’apprendre que ce point essentiel avait été rejeté. Je pense que la section locale des DSA devrait réexaminer la question. L’appel à la propriété publique démocratique des grandes entreprises est depuis longtemps au cœur des idées socialistes. Dans le cas des grandes entreprises énergétiques, sans contrôle démocratique des travailleurs, nous n’avons aucun espoir d’éviter le désastre climatique. Cela a été brutalement mis en évidence au début de ce mois avec l’effondrement du réseau énergétique déréglementé et axé sur le profit du Texas.

L’objectif des marxistes, bien sûr, n’est pas seulement la propriété d’une entreprise ou d’une autre, mais des sommets de l’économie dans son ensemble, afin de développer une économie socialiste durable et rationnellement planifiée, dirigée démocratiquement par les travailleuses et travailleurs eux-mêmes. Nous savons que le capitalisme ne pourra jamais être mis au service des intérêts des travailleurs, des communautés marginalisées ou de la planète. C’est un système en crise, qui entraîne rapidement la civilisation humaine vers le précipice.

En tant que marxistes, nous nous battons pour la fin complète de ce système et de son État répressif – qui n’est pas une entité neutre ou réformable, mais essentiellement un appareil violent de «corps d’hommes armés», y compris bien sûr des forces de police racistes. Nous devons construire une société sans classes, basée sur la solidarité et l’égalité, avec une économie gérée et planifiée démocratiquement, où la classe capitaliste ne pourra pas voler la richesse créée par les travailleuses et travailleurs.

La question de la propriété publique démocratique est cruciale et celles et ceux qui s’y opposent doivent expliquer s’ils pensent que le capitalisme peut être réformé.

Je crois que les socialistes ont également besoin d’une discussion au niveau national sur la façon de construire un nouveau parti pour les travailleurs aux États-Unis, parce que nous avons besoin d’une organisation beaucoup plus large de la classe ouvrière, qui dépasse la gauche socialiste. Le soutien à un troisième parti est à son plus haut niveau dans l’histoire des sondages, selon un nouveau sondage Gallup. Et il y a une réelle urgence, car si nous ne construisons pas un parti pour les travailleurs, les mesures politiques imminentes du Parti démocrate au nom des grandes entreprises donneront un nouvel élan à la croissance de l’extrême droite, en l’absence de toute alternative de gauche.

Construire un nouveau parti de masse ne sera pas facile, mais c’est absolument nécessaire car le Parti démocrate est sous la ferme emprise de la classe capitaliste. L’idée popularisée par une partie de la gauche est que les socialistes peuvent «prendre le contrôle du parti». Mais cela représente une terrible sous-estimation de la résistance de l’establishment et du fait que le Parti démocrate est complètement antidémocratique et qu’il n’existe aucun mécanisme pour le prendre en charge.

Nous avons vu ce que les dirigeants du Parti démocrate étaient prêts à faire pour arrêter Bernie Sanders et son appel à une «révolution politique». Par deux fois! Nous avons également vu avec quelle fermeté ils contrôlent tous les leviers du pouvoir au sein du parti.

Nous avons vu de près à Seattle toutes les tactiques pourries de l’establishment pour défendre Amazon et les grandes entreprises, parallèlement aux attaques contre les mouvements sociaux tels que Black Lives Matter l’été dernier. Nous voyons maintenant comment les démocrates, tant à Seattle qu’ailleurs, sont au coude à coude dans leurs efforts pour saper ou supprimer progressivement la taxe sur Amazon.

Je crois que notre mouvement doit s’efforcer de discuter de nos différences de manière fraternelle en fonction des problèmes. Nous devons chercher à trouver une clarté et un accord politiques là où cela est possible, en nous basant toujours sur les besoins de la classe ouvrière et des communautés marginalisées et sur la manière dont nous pouvons le plus efficacement construire nos mouvements.

J’attends avec impatience les discussions à venir, à Seattle et au niveau national, alors que nous nous efforçons de relever les défis historiques auxquels nous sommes confrontés. Nous devons travailler ensemble de toute urgence en cette période de crise profonde, afin de lutter pour un changement transformateur et d’accroître la conscience et la confiance de notre classe dans la lutte pour un type de société différent.


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