Minneapolis 1934 : Les camionneurs révolutionnaires

Les grèves des camionneurs de Minneapolis en 1934 représente l’une des plus grandes révoltes ouvrières de l’histoire des États-Unis. Menée par des révolutionnaires socialistes, cette grève historique a ouvert une période de révolte sans précédent de la part de la classe ouvrière aux États-Unis. Au cours des dix années suivantes, le mouvement syndical s’imposera comme une institution puissante dans la société américaine et transformera les vies de millions de travailleurs pour les futures générations.

Nos camarades de Socialist Alternative ont voulu familiariser une nouvelle génération de travailleurs, de travailleuses et de jeunes avec les événements et les leçons des grèves de Minneapolis de 1934. Pour ce dossier, ils se sont beaucoup inspiré du livre Revolutionary Teamsters. The Minneapolis Truckers’ Strikes of 1934, écrit par le professeur canadien Bryan D. Palmer (Haymarket Press, 2014). Il s’agit de l’étude la plus détaillée et sérieuse jamais publiée sur les grèves de Minneapolis de 1934. C’est une contribution inestimable, à la fois à l’histoire ouvrière et aux défis qui se dressent devant la gauche et la classe ouvrière aujourd’hui. Face à un système capitaliste en déliquescence et au moment où nous entrons dans une période de lutte et de révoltes à travers le monde, chaque personne sérieuse qui veut changer le monde devrait étudier les leçons de 1934.

Pourquoi étudier les grandes grèves de 1934 à Minneapolis

Après une décennie de défaites et de déboires dans les années 20 et au début des années 30, le pouvoir des travailleurs et le taux de syndicalisation étaient au plus bas. Le syndicalisme était dominé par le syndicalisme de métier conservateur de l’American Federation of Labor (AFL), la Fédération américaine du travail. Cette mauvaise situation s’est empirée avec la Grande Dépression qui a causé un chômage de masse et une chute brutale des salaires.

En 1933, la colère refoulée des travailleurs s’est traduite à travers des campagnes de syndicalisation militantes à travers le pays. Mais elles aboutirent presque toutes à un échec à cause de dirigeants syndicaux conservateurs incapables de défendre les travailleurs contre la violence policière et les attaques féroces des patrons et de leurs mercenaires.

La victoire de la grève des camionneurs de Minneapolis de 1934 a illustré que des méthodes combatives de lutte de classe et un «syndicalisme de combat» de masse pouvaient vaincre le patronat et ses alliés au gouvernement. Ceci contrastait nettement avec l’approche erronée des dirigeants conservateurs du «syndicalisme de métier». Ces derniers cantonnèrent les luttes à de maigres et partielles revendications propres à la profession qu’ils représentaient au lieu de se battre pour la classe ouvrière tout entière.

«Finalement, une mobilisation impressionnante de camionneurs en grève dirigée par des trotskistes américains mit sur pied un syndicalisme militant dans une ville qui avait la mauvaise réputation d’être un bastion d’entreprises qui interdisaient toute représentation syndicale», écrit Palmer. «Bien plus que des luttes isolées d’un secteur particulier, les grèves des camionneurs de 1934 ont été des initiatives explosives de la classe ouvrière qui galvanisèrent l’ensemble de tous les travailleurs de Minneapolis – qualifiés ou pas, chômeurs et salariés, syndiqués et non syndiqués, hommes et femmes – et polarisèrent la ville dans des camps de classe opposée» (Palmer, p.3).

Les confrontations de classe féroces qui se sont déroulées à Minneapolis ont abouti à une des trois grandes victoires de grèves en 1934, toutes menées par des socialistes, qui ont ouvert la voie à un soulèvement historique de la classe ouvrière les dix années suivantes. A côté des camionneurs de Minneapolis, les travailleurs de l’usine de pièces pour automobiles de Toledo et les dockers de San Francisco ont prouvé aux yeux de tous que les travailleurs pouvaient se battre et gagner lorsqu’ils utilisaient comme arme la grève de masse.

Ces trois grèves victorieuses ont ouvert une brèche. Des millions de travailleurs de la production de masse dans le textile, l’automobile, la sidérurgie, les mines et d’autres secteurs se sont organisés et ont gagné la reconnaissance syndicale à la suite des luttes de classes les plus titanesques dans l’histoire des États-Unis. Cela a conduit, en 1937, à l’émergence du puissant Congress of Industrial Organizations (CIO), Congrès des organisations industrielles.

Les événements de 1934 sont loin d’être le seul moment historique où les idées véritables du marxisme ont prouvé qu’elles étaient le guide le plus efficace pour que le mouvement ouvrier remporte des victoires.

Ce n’est pas une coïncidence si Seattle a été la première grande ville du pays à obtenir le salaire minimum de 15$/h. Même les médias bourgeois ont été obligés de reconnaître le rôle de la direction de Socialist Alternative et de la conseillère municipale Kshama Sawant dans la lutte. Cette dernière a transformé en une année un slogan lancé par quelques grévistes courageux des fast-food en une réalité pour 100 000 travailleurs et travailleuses à bas salaires de Seattle, pour un total de 3 milliards $ de transfert de richesse pour les 10 prochaines années.

L’urgente nécessité de reconstruire une base socialiste active et organisée comme épine dorsale pour un mouvement syndical renaissant est aussi pressante aujourd’hui – sinon plus – que dans les années 30. Ce point se trouve au cœur de l’étude de Palmer sur les «camionneurs révolutionnaires» de 1934. Le livre démontre de façon très détaillée le rôle indispensable du marxisme et de son analyse, de son programme, de sa stratégie et de son organisation dans la direction du mouvement des masses à Minneapolis vers la victoire, là où d’autres tendances idéologiques du mouvement ouvrier ont échoué.

Palmer écrit : «La grève de masse et sa plus haute expression, la grève générale, a ainsi révélé la capacité du mouvement ouvrier américain à cet époque de se mobiliser de manière combative, mais a aussi reflété l’importance de dirigeants de gauche au sein des syndicats mais très différents des bureaucraties bien installées qui ont si souvent dirigé des actions de base dans les organisations traditionnelles» (p.24). Les traditions de militantisme industriel à Minneapolis puisent leurs origines au cours des premières années du 20e siècle. Les travailleurs les plus dévoués et respectés de la section locale du syndicat des camionneurs, les Teamsters Local 574 – ceux qui ont dirigé les grèves – étaient d’obédience socialiste et des vétérans de la lutte de classe.

Ils avaient été expulsés du Parti Communiste en 1928 pour avoir refusé de dénoncer Léon Trotsky. Ils étaient internationalistes et défendaient les idéaux démocratiques des débuts de la Révolution russe de 1917, lesquels avaient été abandonnés par Staline et ses partisans dans les partis communistes du monde entier. Après leur expulsion, les défenseurs du mouvement de l’Internationale «trotskiste» aux U.S.A. ont formé la Communist League of America (CLA).

Les trotskistes faisaient preuve d’une opposition sans relâche face à la bureaucratisation et à la dégénérescence de la Révolution russe sous Staline : «Trotsky et ses partisans ont été les premières victimes de Staline et de sa machine brutale de terreur et de répression dans l’Union Soviétique» écrit Palmer.

Stratégie et tactiques marxistes

L’étude de Palmer détaille l’importance en 1934 des travailleurs qui avaient de l’expérience en tant que militants et de profondes connaissances de l’analyse marxiste du capitalisme. Il ne s’agissait pas simplement de lutter contre la timidité et le conservatisme des bureaucrates syndicaux avec un esprit révolutionnaire et des principes rigoureux. Ces traits étaient essentiels mais ils étaient combinés à des perspectives claires, une compréhension de la stratégie et des tactiques de la lutte de classe et à la façon de lier les revendications immédiates des travailleurs au défi plus vaste contre le capitalisme et la dictature du patronat.

Palmer explique : «Les trotskistes à Minneapolis (…) ont fait preuve d’une très grande compréhension sur la manière de négocier le plus efficacement la multitudes de contradictions – politiques et économiques, organisationnelles et idéologiques – en jeu dans l’enchevêtrement complexe des relations qui touchaient les luttes de classe locales en 1934. Cette perspicacité organisationnelle était un produit de la CLA dont les membres dirigeants et les cadres ont conçu leurs plans derrière la campagne syndicale pour développer la stratégie de grève mise en oeuvre au courant du printemps et de l’été 1934. Un camionneur militant recruté au trotskisme en plein milieu de ces batailles et reconnaissant des acquis gagnés pour la classe ouvrière de Minneapolis, a fait la déclaration suivante : « On n’aurait jamais pu faire ça sans un parti révolutionnaire discipliné» (p.73).

La figure de proue dans la CLA, James Cannon a aussi joué un rôle central dans la grève. Il a expliqué qu’ «à Minneapolis nous avons vu le militantisme inné des travailleurs fusionner avec une direction politiquement consciente.»

Les critiques de l’extrême-gauche

Les critiques contre la direction de la CLA ne venaient pas seulement de la presse capitaliste qui décrivait les grèves des camionneurs comme «une tentative révolutionnaire de créer un socialisme à la soviétique dans une ville». Palmer souligne aussi les attaques du Parti Communiste stalinien envers les dirigeants de la grève membres du CLA les considéraient comme «rien de plus que des apologistes du réformisme blafard d’Olson [Gouverneur du Minnesota], chantres de la loi martiale et dirigeants traîtres d’une classe ouvrière américaine instinctivement révolutionnaire». (p.220).

Palmer répond à ces attaques de l’extrême-gauche en attirant l’attention sur le fait que «Cannon et ses camarades de Minneapolis étaient à l’écoute d’une part de la nécessité d’une lutte militante et déterminée et, d’autre part, d’une évaluation réaliste de la relation de forces et des objectifs limités du combat» (p.220).

Voulant tirer des enseignements précieux à l’intention des marxistes d’aujourd’hui, Palmer cite le constat que faisait Cannon : «Pour nous, la grève était une lutte préalable et partielle avec pour objectif d’établir le syndicat et de contraindre les patrons de le « reconnaître ». (…) Le syndicat puissant qui a émergé de la grève sera capable de combattre à nouveau et de protéger ses membres en attendant. La réussite est assez modeste. Mais si nous voulons jouer un rôle actif dans le mouvement ouvrier, nous ne pouvons pas nous permettre d’oublier que la classe ouvrière américaine est seulement en train de commencer à avancer sur les chemins de la lutte de classe» (p. 220).

Comment la grève a-t-elle été victorieuse?

Au début de l’année 1934, la petite section locale du syndicat des camionneurs, les Teamsters Local 574, qui ne comptait pas plus de 120 membres, bloquait par la grève les dépôts de charbon de Minneapolis. Menée par un petit noyau de socialistes, le syndicat prit les employeurs par surprise. La grève avait été prévue en plein milieu d’une vague de froid d’hiver. Cela a effectivement perturbé les approvisionnements essentiels en charbon pour le chauffage des entreprises et des maisons. Le syndicat a rapidement gagné : les patrons durent reconnaître formellement le syndicat local 574.

Pourtant, les patrons des transports routiers, avec la Citizen’s Alliance (l’Alliance des citoyens) – la puissante association patronale locale qui dirigeait effectivement Minneapolis – voulaient à tout prix écraser l’activité syndicale. Ils montraient de la fierté à garder Minneapolis comme l’une des villes anti-syndicales la plus connue du pays.

L’Alliance des citoyens «resta cantonnée dans sa position et refusa de négocier avec les travailleurs sauf sur une base individuelle». Les patrons de la ville «adhérèrent à l’idée que le communisme sévissait à Minneapolis et le mouvement de grève était comparable à une révolution soviétique», écrit Palmer, ajoutant que «le clash entre les camionneurs et leurs patrons progressait vers un conflit titanesque et irréconciliable.»

N’ayant pas réussi à arracher un accord après des actions de grève partielle en avril, la section syndicale locale 574 des camionneurs appela à un rassemblement de masse le 12 mai afin de voter la grève dans tous les secteurs industriels.

Construire un syndicat fort

Contrairement au syndicalisme de métier, modèle dominant à cette époque-là, le Local 574 adopta une approche de syndicalisme industriel qui permit à des milliers de camionneurs, manutentionnaires, magasiniers et travailleurs de différents secteurs d’en devenir membres. Tout travailleur qui avait un lien avec le transport était le bienvenu. Grâce à cette approche, en mai 1934 les effectifs du Local 574 atteignirent 3000 membres.

Le très grand rassemblement de travailleurs du 12 mai vota la grève sur base des revendications de la semaine de travail de 40h, les heures supplémentaires payées, des augmentations salariales et le principe de l’atelier fermé (closed shop) afin que tous les travailleurs d’un même milieu de travail soient représentés par le syndicat.

La grève de masse commença le 16 mai et toucha presque toutes les entreprises de Minneapolis, des grands magasins aux usines jusqu’aux épiceries et boulangeries. Pas un seul camion ne pouvait circuler à Minneapolis sans la permission du syndicat. Il n’était permis de distribuer que les produits comme le lait, la glace et d’autres choses dont les travailleurs avaient besoin. Dans ses écrits sur le mouvement de grève, Farell Dobbs, l’un des dirigeants de la grève qui avait rejoint la CLA en mars, expliqua que la grève était «caractérisée par des masses militantes tenant des piquets dès le premier jour… [et] elles étaient à la fois audacieuses et efficaces… Le développement et l’usage d’équipes de piquets mobiles était un exemple remarquable d’ingéniosité de la base.»

La tactique clé que les travailleurs ont employée pour paralyser la ville était les «brigades volantes». Il s’agit de piquets mobiles positionnés dans toute la ville et dirigés par téléphone par le quartier général de la grève lorsqu’un camion conduit par un briseur de grève était repéré. Des piquets contrôlaient les routes principales et arrêtaient tous les camions non syndiqués.

Pour illustrer un fait exemplaire dans la préparation de la grève, une équipe de 120 personnes pouvait en une seule journée en mobiliser 10 000 à partir des quartiers généraux. Il y avait un hôpital avec deux docteurs et trois infirmières. 500 grévistes se trouvaient en permanence aux quartiers généraux prêts à être envoyés au moment venu. Le nombre de membres du Local 574 augmenta rapidement pour dépasser les 6 000.

Le véritable pouvoir dirigeant la grève était son comité de grève élu par la base. Il comptait 100 camionneurs qui se réunissaient régulièrement pour prendre toutes les décisions importantes. Ils rendaient des comptes aux grévistes et à leurs alliés par des meetings qui se déroulaient chaque soir. Cette approche du syndicalisme démocratique et de la participation des masses, virtuellement inexistante aujourd’hui, a formé la colonne vertébrale de la force syndicale à Minneapolis.

Les femmes s’organisent

Palmer dédie tout un chapitre à montrer le rôle extraordinaire de la Women’s Auxiliary (l’Auxiliaire des femmes). Beaucoup de membres du syndicat, entièrement constitué d’hommes, y étaient d’abord opposés. Palmer décrit comment les dirigeants de la grève ont répliqué à cela par une «création explicite, consciente et réussie d’un contingent organisé de femmes de la classe ouvrière alliées à la main d’œuvre masculine de l’industrie routière.»

Farell Dobbs, un des dirigeants de la grève, a expliqué l’importance d’impliquer les femmes de grévistes dans le mouvement : «Au lieu d’avoir le moral rongé par les problèmes financiers engendrés par la grève», les femmes doivent être « parties prenantes des combats où elle pourraient apprendre le syndicalisme par leur participation directe » (Palmer, p.79).

En vue de préparer la bataille contre les patrons, The Organizer, un quotidien publié par la section locale 574 – le premier du genre dans l’histoire du mouvement ouvrier aux U.S.A. – écrivait qu’ «engager les femmes dans la lutte ouvrière c’est doubler la force des travailleurs et lui insuffler un esprit et une solidarité qu’il n’aurait pas pu avoir autrement.» Grâce à sa direction marxiste, la section locale 574 était l’une des rares organisations syndicales dans les années 30 (avec les Progressive Miners) qui a compris la nécessité d’organiser les femmes et de faire de leur organisation «un axe essentiel de la machine qu’est la grève» (p.80).

Les patrons contre-attaquent

L’Alliance des citoyens répondit au succès du syndicat par un appel à «un grand mouvement des citoyens» pour briser la grève. Ils commencèrent par engager des «adjoints spéciaux» pour aider la police afin de se préparer à éliminer dans la violence la grève et mettre fin aux piquets.

La fameuse Battle of the Deputies Run (la bataille des adjoints en déroute) se solda par l’envoi de 30 policiers à l’hôpital et une débâcle pour l’Alliance des citoyens. Cette confrontation épique entre les travailleurs, la police et les «adjoints» grassement payés a été filmée et photographiée. Le public de tout le pays sauta de joie et applaudit quand il vit les grévistes tenir bon, mettre en déroute leurs opposants bien équipés et maintenir un véritable contrôle sur la ville.

L’Alliance des citoyens lança en guise de réponse une énorme campagne de chasse aux rouges contre «la direction communiste terroriste» de la section locale syndicale 574 des camionneurs. Les patrons gagnèrent un soutien inattendu du président national du syndicat des Teamsters, le conservateur Daniel Tobin, qui accusa les dirigeants de la section locale 574 d’alimenter le «mécontentement et la rébellion»!

Après plusieurs jours de négociations, le syndicat accepta un compromis pour arrêter temporairement la grève. Les grévistes gagnèrent la reconnaissance de la section locale 574 et des augmentations de salaire pour les camionneurs pendant que les autres questions étaient envoyées en arbitrage devant la Commission du Travail locale.

Cependant, comme les patrons ne voulaient pas appliquer le principe de l’atelier fermé (closed shop), qui requiert que tous les travailleurs d’une même milieu de travail soient représenté par le syndicat, la section locale 574 commença les préparatifs pour une autre grève. Au début du mois de juillet, le syndicat organisa ce que la presse a appelé le «plus grand rassemblement dans l’histoire de Minneapolis» dans la salle de l’Auditorium municipal. Parmi les milliers de personnes présentes, il y avait des délégations d’autres syndicats, des organisations de fermiers, les organisations des chômeurs et de la gauche.

En s’adressant à l’audience massive, les orateurs demandèrent que tout le mouvement ouvrier et les travailleurs soutiennent le Local 574 et expliquèrent que tous les travailleurs risquaient de perdre ou de gagner dans cette bataille. Miles Dunne, un membre de la CLA et un des tous premiers dirigeants de la grève, s’adressa au public pour répondre aux attaques contre les communistes du Local 574 :

Ils ont agité le péril rouge en nous accusant d’être des rouges et des radicaux… de vouloir installer une nouvelle forme de gouvernement et je vous dis ici franchement… quand un système social permet aux patrons de Minneapolis de s’engraisser sur la misère, la famine et l’humiliation de la majorité, il est temps qu’on change le système, il est grand temps que les travailleurs prennent celui-ci en main et pour eux-mêmes au moins une part équitable de la richesse qu’ils produisent.

Les masses assemblées étaient d’accord avec la notion que «dorénavant quand une personne souffre, ce sont tous les travailleurs qui souffrent» (p.141).

Lorsque la troisième grève éclata le 16 juillet, la section locale 574 commença à publier The Organizer, un journal quotidien avec un tirage à 10 000 exemplaires. Édité par James Cannon, la figure centrale de la CLA, The Organizer contra l’attaque de la propagande et des mensonges des patrons du transport routier et de l’Alliance des citoyens, en même temps que le journal expliquait la stratégie du syndicat à tous les travailleurs de Minneapolis.

La loi martiale

Le 20 juillet, la police ouvrit le feu sur les grévistes pour tenter de briser la grève en utilisant la terreur et blessa 67 personnes. Deux grévistes moururent des suites de leurs blessures. Les dirigeants de l’Alliance des citoyens étaient certains qu’ils en finiraient avec la grève, mais la réalité était complètement à l’opposé. La brutalité policière renforça la solidarité, la détermination et la résolution des travailleurs et des travailleuses. Des dizaines de milliers de personnes protestèrent contre le massacre. Presque 100 000 participèrent à l’énorme marche funéraire d’Henry B. Ness – âgé de 49 ans, père de 4 enfants – un vétéran de guerre et membre de la section locale 574 depuis 16 ans.

Face au soulèvement qui ne cessait pas et menaçait d’embraser toute la ville, le Gouverneur Floyd Olson, membre du Farmer –Labor Party (Parti des agriculteurs et travailleurs), proclama la loi martiale. Il fit appeler les troupes de la Garde Nationale pour jouer le rôle de briseurs de grève. Lors d’un rassemblement de masse, les travailleurs décidèrent de reprendre les piquets au mépris du gouverneur et de la Garde Nationale. Olson ordonna l’arrestation des cadres dirigeants de la grève et boucla le quartier général des grévistes.

Les troubles qui explosèrent après les arrestations révélèrent la force d’un mouvement de masse démocratique et d’un comité de grève élu comptant une centaine de travailleurs. Derrière la direction centralisée, il y avait des centaines de dirigeants issus de la base qui avaient appris la stratégie et les tactiques de la lutte des classes. Ils étaient capables de continuer la grève. «Malgré tout ce que les militaires essayèrent de faire… la grève censée être décapitée de sa direction était pleine de vie», écrivait Dobbs.

La victoire

Poussé par le Président Roosevelt qui craignait que la révolte ouvrière à Minneapolis ne s’étende, le gouverneur Olson fit marche arrière, rappela les troupes, relâcha les dirigeants de la grève et leva le siège du quartier général.

Soutenus par l’Alliance des citoyens, les patrons du transport routier résistèrent encore deux semaines supplémentaires. La grève se transforma en guerre d’usure qui se prolongea et imposa une lourde épreuve au syndicat et aux grévistes. Finalement, la grève se termina le 21 août par une victoire sans pareille pour le syndicat avec un accord conclu par voie de médiation. Plus important, la section locale 574 gagna le droit de représenter tous les travailleurs, ce qui brisa l’attachement des patrons au principe de l’atelier ouvert (open shop).

Suite à la défaite de l’Alliance des citoyens qui était à la solde des patrons, les travailleurs des autres entreprises gagnèrent la confiance de s’organiser. D’une ville gérée par les entreprises (company town), Minneapolis est devenu une ville syndiquée (union town).

À travers tout le Midwest et partout dans le pays, inspirés par les événements de Minneapolis, les travailleurs s’organisèrent eux-mêmes. Les années suivantes, sous la direction socialiste de la section locale 574, une grande partie du secteur du transport routier inter-états était syndiquée. Cette campagne a transformé le syndicat des Teamsters d’un petit syndicat d’environ 75 000 membres au niveau national en 1934 en une organisation puissante atteignant 400 000 membres en 1939.

Le syndicat des Teamsters de Minneapolis de 1934 constitue, pour l’époque et pour aujourd’hui, un exemple de la manière dont un syndicat solide contrôlé par la base et avec une direction socialiste peut obtenir le soutien des masses et gagner des victoires décisives.

La voie à suivre pour le mouvement ouvrier d’aujourd’hui

Tom Crean

Un élément important de la grève générale de Minneapolis de 1934 est que celle-ci a remporté des grandes victoires à une époque où le mouvement ouvrier était ravagé par la Grande Dépression et des années de défaites amères. Les dirigeants syndicaux de l’AFL, la Fédération américaine des travailleurs, ont complètement échoué à développer une stratégie et des tactiques afin de montrer la voie à suivre aux centaines de milliers de travailleurs prêts à se battre au moment même où l’économie commençait à se relever. La section locale 574 du syndicat des camionneurs de Minneapolis, les Teamsters Local 574, sous une direction socialiste, montra qu’il était possible de se battre et de gagner. Avec les deux autres grèves générales dirigées par la gauche cette année-là ailleurs aux États-Unis, cela a préparé le terrain pour la plus grande offensive organisée de l’histoire du mouvement ouvrier américain.

Aujourd’hui, après six années passées dans la pire crise économique et sociale que le capitalisme a créée depuis les années 30, le mouvement ouvrier est comme à l’époque: dans le creux de la vague. Dans le secteur privé, moins de 7 % des travailleurs et travailleuses sont syndiquées, le plus bas niveau depuis 1916. Au cours de ces 30 dernières années, une offensive ininterrompue de la classe dominante a repris aux travailleurs et travailleuses les acquis qu’ils et elles ont gagnés entre les années 30 et 60. On peut quantifier ce transfert massif de richesses du Travail vers le Capital au gouffre énorme entre les riches et les pauvres.

Même dans le secteur public qui a le plus haut niveau de syndicalisation, les travailleurs et travailleuses ont vu leurs salaires, assurances santé, pensions et conditions de travail être attaqués. Dans certains états comme au Wisconsin, des forces de droite ont voulu retirer le droit des travailleurs et travailleuses du secteur public à se syndiquer.

Malheureusement, il y a longtemps qu’au sein de la plupart des syndicats les dirigeants et dirigeantes ont renoncé aux méthodes de la lutte de classe, qui sont à l’origine même de la création de ces syndicats. Ces directions ne partent pas d’une analyse qui oppose les intérêts des patrons et des travailleurs et travailleuses. La direction du tout-puissant syndicat United Auto Workers négocie depuis des dizaines d’années des concessions, à un tel point que beaucoup de travailleurs et travailleuses du secteur automobile se demandent quel est l’avantage d’être syndiqué. Au plus haut sommet des plus grands syndicats, il y a une couche de responsables avec des salaires très élevés qui sont totalement déconnectés de la réalité que vivent leurs membres. Souvent, leurs salaires et styles de vie les placent résolument parmi les 1% les plus riches.

Mais le problème ne vient pas seulement de la crise de direction du mouvement ouvrier. La globalisation a radicalement changé des pans de l’économie et la composition de la force de travail. Cela qui pose des défis concrets concernant la construction et la survie de syndicats efficaces. La conscience de classe a aussi fait des pas en arrière, surtout depuis la chute de l’Union soviétique, mais aussi à cause du réformisme des directions syndicales. Une grande différence entre aujourd’hui et 1934 est qu’à l’époque, il y avait dans le mouvement syndical une couche importante de militants aguerris, situation qui aujourd’hui fait largement défaut. Actuellement, la couche de militants et de militantes est beaucoup plus petite et a moins d’expérience.

Mais, comme dans le milieu des années 30, le discours du «redressement» économique que la plupart des travailleurs et travailleuses ne voient pas du tout, donne le courage à beaucoup pour réagir. Le mouvement Occupy a canalisé ce sentiment. Ces deux dernières années, on a vu les arrêts de travail héroïques des travailleurs et travailleuses de fast-foods à travers tout le pays et les débuts du mouvement de masse pour gagner un salaire minimum de 15$/h.

Ce dont nous avons besoin

Reconquérir les syndicats : les militantes et militants syndicaux qui en ont assez du «nivellement par le bas» et veulent prendre position doivent s’unir pour s’opposer aux contrats précaires et prôner l’engagement et la mobilisation des membres. Afin de regagner la confiance des travailleurs et travailleuses, les représentantes et représentants syndicaux de gauche devraient s’engager à toucher uniquement le salaire des membres qu’ils et elles représentent.

Récemment, il y a eu des signes d’agitation dans plusieurs syndicats. Dans un certain nombre de syndicats locaux de l’enseignement, des caucus d’opposition ont gagné les élections ou y sont presque arrivés avec un programme qui promettait une politique plus combative. Le cas le plus connu est celui du Caucus of Rank and File Educators (CORE), qui fait partie du Chicago Teachers Union, et qui a évincé la vieille direction en plus de mener une grève exemplaire en 2012. Il y a aussi quelques syndicats qui montrent la voie, comme le National Nurses Union qui a une direction encore plus à gauche.

Des campagnes de syndicalisation massives : «Syndiquer les non-syndiqués» était le cri de guerre dans les années 30 et doit l’être encore aujourd’hui. Il y a des millions de travailleurs et de travailleuses dans l’industrie manufacturière, la vente au détail et dans les infrastructures qui pourraient être syndiqués – mais pas en jouant selon les règles établies par le National Labor Relations Board. Tous les rouages de cette commission des «relations de travail» sont rouillés. Celle-ci ne fonctionne pas dans les intérêts des syndicats, et cela n’a jamais été le cas. Il faut remplacer l’approche timide et bureaucratique qu’ont la plupart des syndicats en matière d’organisation par des actions de masse et une grande préparation pour défier les lois anti-syndicales.

Se réapproprier la grève en tant qu’arme : la force la plus fondamentale qu’ont les travailleurs et travailleuses est d’arrêter le travail et de bloquer aux patrons leur accès à plus de profits. Aujourd’hui, le nombre de grèves et leur ampleur sont à des niveaux historiquement bas. Quand les grands syndicats industriels ont été construits, il y a eu généralement des grèves pour gagner leur reconnaissance, suivies d’une deuxième vague de grèves pour arracher des acquis. On en reviendra à de telles méthodes pour faire reculer les capitalistes rapaces comme Walmart et si on reconstruit le mouvement ouvrier en une force vraiment puissante.

Allier une stratégie politique et industrielle : aujourd’hui, un grand nombre de travailleurs et de travailleuses ne se sentent pas assez forts pour affronter leur patron sur leur lieu de travail. C’est vrai, bien sûr, là où il n’y a pas de syndicats. Mais c’est aussi vrai là où il y a des syndicats, précisément où des directions syndicales conservatrices barrent la route à la lutte sur le lieu de travail.

Dans beaucoup de cas, engager des actions politiques, précisément au niveau local, peut être un premier pas en avant pour montrer la marche à suivre aux travailleurs et travailleuses. Mais pour être efficace, l’action politique ne peut pas signifier soutenir les Démocrates comme des «amis du syndicat». Ces derniers ont souvent, pour ne pas dire toujours, mis de l’avant l’austérité et les attaques sur les travailleurs et travailleuses syndiqués. Les travailleurs et travailleuses ont besoin de leurs propres représentants et représentantes politiques indépendants comme Kshama Sawant, la conseillère municipale socialiste de Seattle, ou comme les candidatures indépendantes qui se présentent sur des listes syndicales contre la trahison des Démocrates dans le Comté de Lorain, en Ohio. On doit faire le lien entre les défis électoraux et la construction de campagnes de masse telles que 15 Now, qui a joué un rôle décisif en forçant le Conseil municipal de la ville de Seattle à voter pour un salaire minimum de 15$/h.


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