Manifestation lors du débat des primaires républicaines à Milwaukee en novembre 2015

Les politiques d’identités et la lutte contre l’oppression

Manifestation lors du débat des primaires républicaines à Milwaukee en novembre 2015. Photo: AP

Ce texte est une traduction française adaptée de l’article Unpacking the rucksack. Identity politics and the struggle against oppression écrit par Hannah Sell et publié en octobre 2015 dans le numéro 192 de la revue Socialist Today.


Dans la recherche d’un moyen de lutter contre la discrimination et l’oppression, plusieurs jeunes, en particulier, embrassent les politiques d’identité. Elles peuvent être un premier pas important vers le développement de la conscience socialiste, dans la mesure où elles conduisent à une compréhension de la nature de classe de la société capitaliste et de la nécessité d’une lutte de masse unie.

Au cours des dernières années, on a constaté un soutien croissant à ce que l’on peut largement qualifier de «politiques d’identité» (identity politics) principalement chez de nombreux jeunes qui sont, à juste titre, en colère et radicalisés par leur expérience du sexisme, du racisme, de l’homophobie, des préjugés contre les personnes handicapées et d’autres formes d’oppression. Dans un sens, les politiques d’identité font inévitablement partie de l’éveil politique de nombreux membres de groupes opprimés au sein de la société. Reconnaître que vous êtes opprimé, et que vous pouvez lutter contre votre oppression grâce à une lutte commune avec d’autres qui partagent la même oppression, constitue un premier pas essentiel.

Cependant, l’histoire de la lutte contre l’oppression montre que, sur la base de l’expérience, les personnes qui y participent ont tendance à dépasser les politiques d’identité, car elles reconnaissent que la cause profonde de leur oppression réside dans la structure de la société. Par exemple, le point culminant de la vaste rébellion contre le racisme aux États-Unis dans les années 1950 et 1960 a été atteint par les Black Panthers, qui ont été fondées en 1966 sur le magnifique concept:

Nous ne combattons pas le racisme par le racisme. Nous combattons le racisme par la solidarité. Nous ne combattons pas le capitalisme exploiteur avec le capitalisme noir. Nous combattons le capitalisme avec un socialisme de la base.

Aujourd’hui, la rébellion #Black Lives Matter et le mouvement pour $15 Now sont les premières étapes d’un nouveau soulèvement de masse contre la pauvreté et le racisme aux États-Unis. Cependant, le recul de la conscience mondiale au cours des décennies qui ont suivi l’effondrement du stalinisme à la fin des années 1980 et le triomphalisme capitaliste qui l’a accompagné, signifient que les nouveaux mouvements n’ont pas commencé là où les Panthères s’étaient arrêtées, avec une perspective socialiste. Néanmoins, il existe un sentiment anticapitaliste croissant parmi les jeunes aux États-Unis, ce qui est un premier pas vers des conclusions socialistes.

En même temps, les politiques d’identité sont le point de départ de nombreux militants et militantes. Si les personnes engagées dans la lutte peuvent y voir principalement un moyen de se défendre, la forme des politiques d’identité qui ont émané des universités et qui ont dominé ces dernières décennies se concentre majoritairement sur la discussion de l’expérience personnelle de l’oppression plutôt que sur la recherche des moyens d’y mettre fin.

Cela inclut tous les volets des politiques d’identité devenus plus importants ces dernières années, comme l’intersectionnalité et la théorie des privilèges. En Grande-Bretagne, ces concepts restent peu connus dans la société au sens large. Mais ils sont devenus courants dans les groupes féministes universitaires, par exemple. Les «intersectionnalistes» soutiennent que différentes oppressions «se croisent». En effet, elles le font. Par exemple, une femme noire de la classe ouvrière est triplement opprimée. Mais les intersectionnalistes considèrent souvent que leur rôle est de cataloguer et de décrire les oppressions et leurs intersections plutôt que de les abolir.

Les partisans et partisanes de la «théorie des privilèges» sont surtout connues pour dire aux gens de «vérifier leurs privilèges» (check their privilege) durant des débats (souvent en ligne). La fondatrice de la théorie des privilèges, Peggy McIntosh, a soutenu qu’un homme blanc, de classe supérieure, hétérosexuel, par exemple, porte un «paquetage invisible» rempli de privilèges non mérités. L’argument est que le pouvoir n’est pas concentré dans les mains d’une classe ou de l’État, mais qu’il est réparti dans toute la société et existe donc dans toutes les relations sociales et interpersonnelles. La théorie des privilèges affirme que chaque individu fait partie d’une multiplicité de relations oppressives. Elle se concentre essentiellement à exhorter les individus à changer, à vérifier leurs privilèges.

Mais il n’est pas possible d’éliminer les oppressions ou les privilèges en se contentant d’exhorter les individus à changer leur comportement. Dans les faits, il y a eu des améliorations significatives des attitudes sociales à l’égard des différentes formes d’oppression dans de nombreux pays au cours des dernières décennies. Mais elles n’ont pas permis de mettre fin aux oppressions concernées.

Un racisme bien ancré

En Grande-Bretagne, par exemple, si les préjugés racistes sont encore très répandus, les idées racistes grossières sont bien moins acceptables socialement qu’il y a 30 ans. Cela s’est produit pour plusieurs raisons, notamment la détermination et la confiance accrue des populations noires et asiatiques à lutter contre la discrimination et le racisme. Un autre facteur important a été l’implication généralisée des travailleurs noirs et asiatiques dans les syndicats dans une lutte commune aux côtés des travailleurs blancs. Ces deux facteurs ont contribué à renforcer le sentiment d’une grande partie de la population blanche, en particulier les jeunes, que le racisme est une erreur et qu’il doit être combattu.

Néanmoins, le racisme reste profondément ancré dans la société britannique. La police a jusqu’à 28 fois plus de chances de vous arrêter et de vous fouiller si vous êtes noir ou asiatique. L’écart entre le salaire moyen des travailleurs blancs et celui des travailleurs issus de minorités ethniques s’est en fait creusé ces dernières années malgré une amélioration des attitudes sociales. Plus de la moitié des jeunes hommes noirs sont au chômage, soit plus du double du taux de chômage des jeunes hommes blancs.

Aux États-Unis, la situation est encore plus grave. Même si un racisme profondément enraciné demeure, on constate également une amélioration des attitudes sociales. Il y a eu le développement d’une classe moyenne noire et même d’une petite élite noire. Ces deux processus se reflètent dans l’élection d’un homme noir à la présidence des États-Unis. La grande majorité de la population noire reste cependant parmi les plus pauvres et les plus opprimées de la société, confrontée à une violente répression de l’État. Cent trente-cinq Afro-Américains ont été tués par la police au cours du seul premier semestre de 2015.

Le racisme ne provient pas seulement de préjugés individuels, mais de quelque chose de plus fondamental: la nature du capitalisme tel qu’il s’est réellement développé. Malcolm X a déclaré à juste titre «qu’il ne peut y avoir de capitalisme sans racisme». Le capitalisme, comme l’a dit Karl Marx, est né «en suant le sang et la boue par tous les pores». Il faisait notamment référence au rôle de l’esclavage dans l’accumulation du capital. Avec l’esclavage s’est développée toute sorte de théories racistes pseudoscientifiques destinées à justifier l’asservissement des peuples africains. Les idées racistes ont ensuite été adaptées pour justifier l’oppression coloniale de grandes parties du monde.

Le capitalisme a été contraint d’abandonner la domination coloniale directe en raison des magnifiques mouvements révolutionnaires qui ont eu lieu contre lui. L’exploitation économique, cependant, est plus brutale que jamais. Il y a 250 ans, l’écart entre les pays les plus riches et les plus pauvres était d’environ cinq pour un. Aujourd’hui, il est de 400 pour un. Le racisme est utilisé pour justifier ce vaste fossé et aussi le fait que les travailleurs noirs font généralement partie des couches les plus pauvres et les plus opprimées de la classe ouvrière, même dans les pays «riches».

L’oppression des femmes

De même, le sexisme flagrant n’est plus acceptable comme il l’aurait été dans le passé, en particulier dans les pays capitalistes économiquement avancés. Les femmes ont obtenu des droits plus importants au cours des dernières décennies. Différents facteurs y ont conduit, notamment le développement d’une contraception améliorée et largement disponible. Toutefois, bon nombre de ces progrès sont dus à la confiance croissante des femmes résultant de leur présence plus importante sur le marché du travail plutôt qu’isolée à la maison.

Néanmoins, les femmes continuent d’être opprimées. Cette oppression découle non seulement de l’attitude des hommes, mais aussi du rôle des femmes et de la famille dans les sociétés capitalistes et les sociétés de classes antérieures. Pour la plupart d’entre nous, la «famille» est constituée des individus qui composent notre propre famille, qui sont souvent les personnes les plus proches de nous. Historiquement, cependant, la famille en tant qu’institution a également agi au sein des sociétés de classe comme un agent de contrôle social. Le père, en tant que «chef de famille», a la responsabilité de discipliner les femmes et les enfants. Bien que ce concept ait été affaibli à l’ère moderne par la confiance croissante des femmes, il est loin d’être éliminé. L’idée reste profondément ancrée que les femmes sont la propriété des hommes et que nous devons être loyales et obéissantes envers nos partenaires. La violence et la coercition, tant envers «leurs» femmes qu’envers «leurs» enfants, sont des moyens acceptables pour que les hommes y parviennent.

Il n’est plus socialement acceptable d’affirmer ouvertement que les femmes sont la propriété des hommes. Et pourtant, ces idées ont été inscrites dans la loi jusqu’à une époque relativement récente. Le viol conjugal n’est devenu illégal en Grande-Bretagne qu’en 1991, en Espagne en 1992 et en Allemagne en 1997. Bien qu’il ne soit plus légal ou ouvertement acceptable, le viol conjugal est encore très répandu et rarement puni. On estime qu’en Grande-Bretagne, seuls 15% des viols sont signalés à la police et que seuls 7% d’entre eux aboutissent à une condamnation. Selon l’ONU, sur l’ensemble des femmes tuées dans le monde en 2012, près de la moitié l’ont été par leur partenaire ou des membres de leur famille. En revanche, seuls 6% des meurtres dont les victimes sont des hommes ont été commis par des partenaires intimes ou des membres de la famille.

En même temps, les femmes continuent à assumer la majeure partie des responsabilités domestiques, même si elles vont de plus en plus souvent travailler. Dans de nombreux cas, les femmes sont encore, comme l’a dit le révolutionnaire russe Léon Trotsky, les «esclaves des esclaves». Alors qu’en Grande-Bretagne, par exemple, la plupart des études montrent que les hommes acceptent qu’ils devraient faire autant de tâches domestiques que les femmes, il existe encore un écart considérable entre les intentions et la réalité. Une enquête a montré qu’en moyenne, les femmes consacrent 17 heures par semaine aux tâches domestiques (hors garde d’enfants), alors que les hommes en font moins de six.

Il est donc vrai que les hommes tirent un certain profit du fait que les femmes supportent de manière disproportionnée la charge du ménage, en ayant quelques heures de loisir supplémentaires. Le principal gain, cependant, est pour le capitalisme. En faisant porter aux femmes la charge principale de la vie domestique, soit le développement de la prochaine génération (dont est issue la future main-d’œuvre) ainsi que les soins aux malades et aux personnes âgées, ces tâches sont soustraites à la responsabilité de la société dans son ensemble.

Un pouvoir concentré dans la classe capitaliste 

Suggérer que le pouvoir n’est pas concentré dans une classe, c’est se méprendre complètement sur la nature du capitalisme. Aujourd’hui, la richesse et le pouvoir sont concentrés entre les mains de quelques personnes — les propriétaires des grandes banques et des grandes entreprises — même davantage qu’à l’époque où Marx écrivait. Selon Oxfam, les 85 personnes les plus riches de la planète — un bus à deux étages plein — ont autant de richesses que la moitié la plus pauvre de la population mondiale. Les 85 plus riches comptent cinq femmes et un Africain, bien que les hommes blancs prédominent. Cependant, leur rôle dans la société ne découle pas principalement de leur couleur ou de leur sexe, mais du fait qu’ils font partie d’une minuscule élite dirigeante super-riche.

Les 100 plus grandes entreprises mondiales contrôlent aujourd’hui 70% du commerce mondial. Même si leurs conseils d’administration comprenaient beaucoup plus de personnes noires ou de femmes, cela ne changerait rien à l’exploitation dont souffre la classe ouvrière et les pauvres du monde entier, en particulier les femmes noires. Regardez l’Afrique du Sud, où l’intégration d’une minuscule minorité noire dans la classe capitaliste n’a rien changé à la pauvreté extrême dont souffre la majorité. Et le capitalisme est de plus en plus incapable de faire avancer la société. En Europe, de nombreux droits que les générations précédentes considéraient comme acquis, comme un emploi, un logement et une pension relativement sûrs, appartiennent désormais au passé.

Dire que les rapports sociaux dans la société moderne sont des rapports capitalistes, ce n’est pas adopter une vision de la société basée sur un «déterminisme économique» soutenant que chaque aspect de la «superstructure» de la société — l’État, la politique, la culture, les attitudes sociales, etc. — est déterminé de manière rigide par le caractère de l’économie. Au contraire, il existe une interrelation entre les deux. En même temps, la politique et les attitudes sociales reflètent non seulement le caractère actuel du capitalisme, mais aussi les vestiges du passé, en particulier ceux des luttes de masse de la classe ouvrière et des opprimés, germes d’un avenir potentiellement meilleur. Néanmoins, il est clair que tant que nous vivrons dans une société capitaliste, où la richesse et le pouvoir sont entre les mains d’une petite élite qui possède et contrôle l’industrie, la science et la technologie, la superstructure de cette société reflétera et agira finalement dans l’intérêt de cette élite dirigeante.

Le fait d’exiger des gens qu’ils «vérifient leurs privilèges» n’éliminera pas les attitudes sociales générées et soutenues par le capitalisme. Si une lutte de masse déterminée peut contraindre le capitalisme à s’adapter dans une certaine mesure — comme cela a été le cas avec les droits des LGBT, la législation sur l’égalité des salaires et d’autres mesures —, un changement permanent et profond, en particulier lorsqu’il menace le fonctionnement du capitalisme, ne sera réalisé que par la transformation socialiste de la société.

L’horrible dégénérescence bureaucratique puis l’effondrement de l’Union soviétique ont occulté l’importance de la Révolution russe qui a donné un aperçu de ce que le socialisme signifierait pour ceux et celles qui souffrent de l’oppression. Dans la Russie de 1917, la classe ouvrière a mené un mouvement d’opprimés qui a réussi à renverser le capitalisme pour la première, et jusqu’à présent, la seule fois. L’extrême pauvreté de la Russie et l’isolement du nouvel État ouvrier ont entraîné sa dégénérescence. Néanmoins, dans les premiers temps, il a donné un aperçu de la manière dont une nouvelle société pouvait surmonter les oppressions qui existaient depuis des millénaires.

Dans la Russie «arriérée», des changements juridiques ont été introduits très rapidement, avec plusieurs décennies d’avance sur tous les pays capitalistes. Il s’agit notamment du suffrage universel, du mariage civil et du divorce à la demande de l’un des partenaires, de l’égalité salariale, du congé de maternité payé, du droit à l’avortement et de la légalisation de l’homosexualité. Les nationalités opprimées se sont vues octroyer un véritable droit à l’autodétermination. Des mesures ont été prises pour promouvoir les nationalités et les cultures opprimées sous le tsarisme, notamment le développement pour la première fois d’une forme écrite pour certaines langues.

Bien entendu, les mesures légales ou formelles ne mettent pas fin à l’oppression en soi. Par exemple, des décennies après l’adoption de la législation sur l’égalité des salaires en Grande-Bretagne, les femmes gagnent toujours en moyenne 5 000 livres sterling de moins par an que les hommes. Abordant l’oppression des femmes en Union soviétique, Trotsky a décrit comment l’égalité juridique était un pas en avant. Mais l’égalité réelle dans les relations sociales nécessitait un «labourage bien plus profond» capable d’assurer une véritable égalité économique, de soulager les femmes du fardeau domestique et de transformer des attitudes sociales ancrées depuis des millénaires. Au lendemain de la Révolution russe, toute une série de mesures ont commencé à être introduites (notamment la gratuité des garderies, des restaurants communaux et des laveries publiques) qui, bien que n’ayant jamais été pleinement mises en œuvre en raison de la dégénérescence de l’Union soviétique, ont donné un aperçu de la manière dont le fardeau domestique pouvait être allégé. Cela aurait pu, à son tour, jeter les bases de la construction d’une société fondée sur l’égalité des femmes.

De nombreux intersectionnalistes ne mettent que très peu l’accent sur les campagnes en faveur de mesures économiques et pratiques visant à alléger le fardeau des femmes, se concentrant plutôt sur les attitudes sociales et essayant de créer des espaces au sein de la société qui soient libres d’oppression. Pourtant, libérer les femmes de la lourde charge d’être les soignantes, les cuisinières et les femmes de ménage pour l’ensemble de la société est une condition essentielle pour mettre fin à l’oppression des femmes. Le capitalisme du XXIe siècle, loin de faire des pas dans cette direction, va dans la direction opposée.

L’austérité touche sévèrement les femmes. Elle implique d’énormes coupes dans les services publics ayant partiellement levé certaines des responsabilités qui incombent aux femmes. La «grande société» de David Cameron pourrait se résumer à exiger des femmes qu’elles compensent les coupes dans les soins de santé, les soins aux enfants et aux personnes âgées en assumant elles-mêmes ce fardeau. C’est la démonstration que sous le capitalisme, même lorsque les groupes opprimés font des gains, ils ne sont jamais garantis d’être permanents. Cela s’applique également aux conséquences dévastatrices, parfois mortelles, de l’austérité pour les personnes handicapées.

Combattre les préjugés

Souligner la nécessité d’un changement fondamental dans la société ne diminue en rien l’importance de lutter contre les idées et les pratiques oppressives et réactionnaires dans la société où nous vivons, y compris au sein du mouvement ouvrier. Toutefois, cette lutte sera incessante par la force des choses. Les intersectionnalistes réclament des «espaces sûrs» (safe spaces) dans lesquels une tolérance zéro est appliquée pour tout ce qui est considéré comme une vision oppressive. Mais il est utopique d’essayer de créer des espaces sûrs isolés de la société dans laquelle nous vivons et qui affecte tout le monde. Se replier sur soi pour y concentrer son action — plutôt que de se tourner vers l’extérieur afin de construire un mouvement capable de gagner de véritables changements — est voué à la frustration et à l’échec. Loin de créer des espaces sûrs, cette approche peut souvent conduire à un environnement non démocratique, où les personnes qui dominent un «espace» particulier affirment qu’elles se sentent opprimées par des idées et des opinions avec lesquelles elles ne sont pas d’accord.

Il existe également une dangereuse tendance à suggérer que la valeur de la contribution d’une personne à une discussion devrait être basée principalement sur les oppressions dont elle souffre en tant qu’individu. C’est complètement faux. La première et seule femme premier ministre britannique, Margaret Thatcher, a sans aucun doute souffert d’une oppression individuelle en tant que femme. Mais le programme néolibéral qu’elle a mené était complètement contraire aux intérêts des femmes de la classe ouvrière. Récemment, Jeremy Corbyn, le nouveau leader de gauche du Parti travailliste (Labor Party), a été attaqué pour soi-disant ne pas avoir assez de femmes dans son cabinet fantôme, bien que son équipe de leaders parlementaires (frontbench) soit le premier à être majoritairement composé de femmes. Plus de femmes ont voté pour Corbyn que pour les autres candidatures de droite (dont deux femmes) lors de l’élection à la direction du parti, car il s’est opposé à l’austérité. S’il avait choisi une femme favorable à l’austérité comme chancelière fantôme plutôt que le député de gauche John McDonnell, la plupart des femmes qui ont voté pour lui auraient été, à juste titre, profondément déçues.

La question des espaces sûrs est également liée à la vision des intersectionnalistes sur le genre. La conception des deux genres est une construction sociale et, en réalité, le genre est plutôt un spectre. L’accent est souvent mis sur le soutien aux personnes transgenres et à toutes celles qui se rebellent contre les contraintes sociétales liées au genre. Cela inclut celles qui ne s’identifient ni comme homme ni comme femme, mais comme «non conforme au genre» (gender-non-conforming). Cela reflète un rejet positif des relations de genres actuelles ainsi que de l’homophobie par un nombre croissant de jeunes. Les socialistes, bien sûr, soutiennent le droit démocratique des individus à définir leur propre genre et leur propre sexualité. Toutefois, même si une couche importante de personnes se radicalise sur cette question, cela ne signifie pas qu’il est possible de créer, comme le prétendent certains et certaines intersectionnalistes, des espaces totalement exempts de pressions sociétales concernant le genre au sein de la société capitaliste.

Le capitalisme façonne les perspectives de tout le monde dès notre naissance, avec toutes les distorsions qu’il crée dans la personnalité humaine. Cela inclut la manière dont nous sommes censés nous comporter de façon appropriée concernant le genre qui nous a été attribué. Il n’est pas possible d’y échapper totalement. Dans cette société, les rôles de genre capitalistes sont une réalité objective. Même rejeter les normes capitalistes en matière de genre signifie réagir à ces normes et donc être affecté par elles. Il n’est pas possible de prévoir exactement comment les relations humaines, y compris le rôle du genre, fleuriront dans l’avenir lorsqu’elles seront libérées des camisoles de force imposées par le capitalisme.

Le rôle de la classe ouvrière

La question cruciale pour toute personne déterminée à mettre fin à l’oppression est donc de savoir comment mettre fin au capitalisme et commencer à construire un monde libéré de l’oppression: un «espace sûr» pour tout le monde. Aujourd’hui, tout comme lorsque Marx a décrit la classe ouvrière comme le «fossoyeur du capitalisme», elle est la force clé mondiale capable de nous débarrasser de ce système en faillite. La théorie des privilèges et l’intersectionnalité énumèrent toutes deux la classe sociale comme une forme d’oppression, ce qu’elle qualifieraient de «classisme». Cependant, elle figure comme un élément d’une liste et est souvent discutée en termes de préjugés auxquels les gens sont confrontés en raison de leur accent ouvrier ou de leur code postal. La centralité de la classe dans la structure de la société n’est pas reconnue. L’idée de base selon laquelle un travailleur nigérian aurait plus de points en commun avec un travailleur britannique ou américain qu’avec Aliko Dangote, le seul Africain à figurer sur la liste des 85 plus riches de la planète, ne serait pas comprise. Le fait que c’est la classe ouvrière qui est responsable en dernier ressort de la création des profits des capitalistes et que, par une action collective, elle est capable de mettre un terme à la société capitaliste est considéré comme dépassé.

Pourtant, la classe ouvrière n’est pas en train de «disparaître». En fait, elle est potentiellement plus forte aujourd’hui qu’elle ne l’était au moment de la Révolution russe. De nombreux pays où les travailleurs et travailleuses étaient une infime minorité de la société il y a un siècle ont maintenant des classes ouvrières importantes et puissantes. Dans les pays économiquement avancés, comme la Grande-Bretagne, la désindustrialisation a fait que la classe ouvrière industrielle est beaucoup plus petite. Cependant, il reste encore des groupes de travailleurs et de travailleuses ayant un pouvoir énorme, celui d’arrêter la société lorsqu’ils font la grève. Toute personne qui vit à Londres et a été témoin des récentes grèves du métro londonien le sait. La désindustrialisation n’a pas conduit les jeunes à devenir des «classes moyennes». Elle les a contraints à accepter des emplois temporaires et mal payés, souvent dans le secteur des services. En même temps, de larges pans de la population — y compris le corps enseignant et les fonctionnaires — qui se seraient auparavant considérés comme faisant partie de la classe moyenne, ont été poussés dans les rangs de la classe ouvrière en raison de leurs conditions de vie et de leurs perspectives sociales.

L’histoire du XXe siècle a démontré à maintes reprises que les travailleurs et les travailleuses étaient prêtes à lutter pour le socialisme. Cependant, elle a également démontré que la classe capitaliste fait tout ce qu’elle peut pour s’accrocher au pouvoir, notamment en essayant de diviser et de régner en dressant les différentes sections de la classe ouvrière les unes contre les autres.

Ces dernières années, il y a eu une croissance des luttes et de la radicalisation à l’échelle mondiale, y compris des mouvements révolutionnaires. De ces luttes, largement infructueuses, on commencera à tirer des conclusions sur ce qui est nécessaire pour changer la société. Cela nécessite un mouvement révolutionnaire de masse, rassemblant différentes sections de la classe ouvrière — avec des expériences et des perspectives différentes — dans un parti de masse avec un programme clair et une direction déterminée et responsable.

Un tel parti ne serait pas un modèle de société nouvelle, mais un outil pour la réaliser. Néanmoins, il est crucial qu’un tel parti de masse compte dans ses rangs toutes les sections les plus opprimées de la classe ouvrière et qu’il constitue une force dynamique et démocratique dans laquelle toutes les personnes participantes se sentent capables d’exprimer leurs opinions. Son programme, comme cela a été le cas pour les Bolcheviks en Russie, doit lutter pour les droits non seulement de la classe ouvrière en général, mais aussi de différents groupes spécifiquement opprimés.

Sans aucun doute, un tel mouvement gagnerait également le soutien de larges sections de la classe moyenne et même d’individus de la classe capitaliste qui voient la nécessité d’une rupture avec le capitalisme. Il s’agit notamment de ceux et celles qui souffrent de l’oppression du capitalisme et qui reconnaissent que la seule façon de mettre fin à l’homophobie, au racisme ou à l’oppression des femmes est de se joindre à la lutte pour une nouvelle société.

La lutte unifie en elle-même

Il serait ridicule et déplorable d’affirmer que ceux et celles qui luttent contre leur oppression spécifique devraient se retenir et «attendre» une lutte unifiée de toute la classe ouvrière. La lutte de masse est mille fois plus efficace pour faire des avancés sociales que les exhortations aux individus visant à changer leurs attitudes. Un mouvement a toujours plus de chances de réussir s’il est capable de toucher d’autres sections de la classe ouvrière. Il est donc important que le programme proposé par un mouvement particulier tente de le faire. Toutefois, cela ne signifie nullement qu’un groupe devrait retarder artificiellement sa lutte jusqu’à ce qu’il convainque, par exemple, davantage de travailleurs blancs ou masculins de sa cause.

Néanmoins, pour mettre définitivement fin au racisme aux États-Unis, par exemple, il faudra mettre fin au capitalisme et donc impliquer une lutte unissant différentes sections de la classe ouvrière – noire, hispanique, asiatique et blanche. Il s’agit d’une question pratique. La population afro-américaine, qui souffre du pire racisme policier, représente 13% de la population et ne pourra pas gagner seule. La classe capitaliste va essayer d’accroître les divisions entre les différentes sections des opprimé⋅es, en particulier dans les moments de lutte intense. Les opprimé⋅es ont besoin d’accroître leur force en essayant de maximiser l’unité. Le mouvement $15 Now aux États-Unis et l’élection de la membre de Socialist Alternative Kshama Sawant à Seattle donnent un aperçu des possibilités croissantes aux États-Unis pour construire un mouvement ouvrier uni.

Atteindre l’unité ne signifie pas minimiser l’importance de la lutte contre les oppressions spécifiques auxquelles sont confrontés les différents groupes de la société. Au contraire, il est vital que les socialistes fassent campagne pour que le mouvement ouvrier se batte pour s’attaquer à tous les aspects de l’oppression. Le Socialist Party est fier de son historique de lutte en ce sens, par exemple lors de la Campagne contre la violence domestique (Campaign Against Domestic Violence) dans les années 1990. Elle a joué un rôle essentiel pour amener les syndicats à s’intéresser à cette question.

L’intersectionnalité sur les campus universitaires de Grande-Bretagne a eu tendance à faire replier les groupes féministes des campus sur eux-mêmes. Ils se sont concentrés de manière infructueuse à tenter d’évaluer les degrés d’oppression plutôt que de lutter pour y mettre fin. Cependant, beaucoup de personnes initialement attirées par ces idées cherchent un moyen de changer la société. Elles se heurteront rapidement aux limites des politiques d’identité sous toutes leurs formes.

Une petite indication en ce sens est donnée par la popularité parmi les jeunes du film Pride, qui raconte l’histoire vraie du groupe Lesbiennes et gais en soutien aux mineurs (Lesbians and Gays Support the Miners, LGSM). La LGSM a reconnu le point de convergence entre sa lutte contre les conservateurs et celle de la grève des mineurs de 1984/85. Sa tentative de soutenir les mineurs ne s’est pas faite sans difficulté — avec des préjugés des deux côtés — mais a fini par forger une véritable unité. La LGSM a compris qu’une victoire des mineurs aurait été une défaite massive pour Thatcher, les conservateurs et la classe capitaliste — et c’était dans l’intérêt des personnes LGBT. Elle n’a jamais répondu une seule fois aux mineurs blancs et hétérosexuels, souvent homophobes au départ, de «vérifier leurs privilèges». Un des résultats de leurs efforts héroïques a été l’engagement sans réserve de grandes parties du mouvement ouvrier dans la lutte pour la libération des LGBT. Des loges de l’Union nationale des travailleurs des mines (National Union of Mineworkers) de tout le pays ont mené la manifestation de la Fierté en 1985.

La grève des mineurs a été un événement majeur dans la lutte des classes en Grande-Bretagne. Mais elle sera éclipsée par les événements qui se dérouleront dans l’avenir avec la crise du capitalisme qui tente de réduire à néant le niveau de vie de la majorité. Pour certains et certaines intersectionnalistes, il leur faudra être témoin de la puissance de la classe ouvrière en action afin de conclure que la voie menant fin à leur oppression spécifique n’est pas celle de groupements séparés et fragmentés, mais celle de la lutte des classes. Cependant, un nombre croissant de jeunes, en particulier lorsqu’ils et elles s’engagent dans des luttes concrètes, est déjà attiré par les idées socialistes comme seul moyen de parvenir à une véritable libération de l’humanité tout entière.


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