L’avortement légalisé! Un triomphe pour le mouvement de la Marée verte

Des milliers de personnes ont fêté le vote du projet de loi légalisant l'avortement dans les rues de Buenos Aires, 14 juin 2018. (photo : Jorge Saenz/AP)

Maintenant, il faut de l’organisation basée sur un féminisme socialiste!

En ce jour historique, le matin du 30 décembre et après 12 heures de débat, le Sénat argentin archaïque a approuvé la loi sur l’Interruption Volontaire de Grossesse (IVG) par 38 voix contre 29.

Des milliers de militantes et de militants de la Marée verte – le mouvement féministe de masse qui lutte pour le droit à l’avortement depuis des années – ont assisté à une veillée devant le Congrès et sur plus de 120 plazas dans toutes les provinces du pays. Lorsque le résultat du vote a été annoncé, des larmes et des embrassades ont déferlé au milieu des célébrations. Comme s’ils n’étaient qu’une seule personne, un joyeux chœur a éclaté: «C’est la loi [du droit à l’avortement]!»

Cette lutte a franchi une étape importante en 2005 avec la création de la Campagne nationale pour un avortement légal sûr et gratuit (La Campaña). Elle a servi d’espace de coordination à la majorité des organisations féministes du pays. Mais la véritable explosion a eu lieu en 2018, lorsque la question a été débattue au congrès et dans l’ensemble de la société. 

Cela a été l’entrée en scène de toute une génération d’adolescentes: les pibas qui sont maintenant le moteur de cet immense mouvement. L’utilisation du mouchoir vert est devenue populaire parmi les manifestants et manifestantes qui les ont appelés les «grands mouchoirs». C’est un symbole de la lutte pour l’avortement légal qui rend hommage au mouchoir des Mères de la Place de Mai, qui se battent pour les 30 000 personnes qui ont «disparu» pendant la dictature militaire.

Cette victoire est le produit de la lutte collective des trois générations féministes qui ont donné vie à la Marée verte. Le mouvement va continuer à s’étendre, car il reste la lutte pour l’application effective de la loi contre les limitations que le texte juridique lui-même contient. Les secteurs réactionnaires opposés aux droits des femmes vont aussi tenter de mettre en place des obstacles. 

Cet immense triomphe a non seulement un impact dans tous les coins de l’Argentine, mais aussi sur le reste de l’Amérique latine. On l’a déjà vu au Chili où le Congrès va entamer le processus d’une loi dépénalisant l’avortement. Il sera donc important d’organiser des manifestations pour soutenir la lutte des femmes dans toute l’Amérique latine, jusqu’à ce que le mouvement féministe secoue le continent tout entier.

Défaite majeure pour l’Église catholique

Dans toute l’Amérique latine, la religion a un grand pouvoir. En Argentine en particulier, l’Église catholique est fortement liée à l’État. Elle reçoit des millions $ de fonds de l’État. Avec nos impôts, nous payons les salaires des prêtres et subventionnons leurs écoles privées. Tout cela alors qu’eux-mêmes sont exonérés d’impôts! Cette église s’est historiquement opposée à tous les droits. Elle était contre la loi qui interdisait l’esclavage, contre la loi de la scolarité obligatoire, contre la loi sur le vote des femmes, le divorce, le mariage pour les couples de même sexe, contre l’éducation sexuelle.

Maintenant, tous ses secteurs, des plus réactionnaires aux progressistes «prêtres pour les pauvres», sont opposés à la légalisation de l’avortement. Avec l’Argentin pape François à leur tête, ils ont fait un lobbying vigoureux contre l’avortement et ont été battus.

Mais ce sont aussi les autres églises, notamment les églises évangéliques, qui ont été vaincues. Suite notamment aux terribles actes pédophiles des prêtres catholiques, ces églises avaient gagné beaucoup d’influence, surtout auprès des secteurs les plus pauvres.

Cette victoire nous renforce pour le prochain combat que nous avons devant nous: la séparation de l’Église et de l’État.

Concessions aux réactionnaires

La célébration de ce triomphe ne doit pas nous faire perdre de vue que la loi approuvée n’est pas celle qui a été élaborée collectivement par La Campaña. C’est celle du président Alberto Fernandez qui contient plusieurs aspects négatifs qui ont été approfondis à chaque étape de l’adoption du projet de loi.

Face à une Marée verte massive, avec une population de plus en plus favorable au droit à l’avortement, et face à l’opposition de son adversaire à la présidence, Mauricio Macri, Alberto Fernandez a pris position et a dû inclure l’avortement légal dans ses promesses de campagne. C’est une promesse qu’il a tenté de rompre jusqu’en 2020. D’abord, il a mis de côté le projet de loi élaboré par La Campaña, et a produit le sien. Pour rassurer les réactionnaires, il a présenté conjointement avec son projet de droit à l’avortement une loi pour la «protection de la maternité», par laquelle l’État subventionnera pendant mille jours toute mère qui décide d’avoir son enfant.

Fernandez s’est servi de l’avènement de la pandémie comme excuse pour éviter de discuter du projet de loi au Congrès. Selon lui, il y avait d’autres questions plus importantes. Une fois la quarantaine décrétée, il a déclaré qu’il ne pouvait plus en traiter car cette question génère la discorde. Nous, les Argentins et Argentines, devons être uni·es contre le virus. De plus, des milliers de personnes se mobiliseraient, ce qui briserait la quarantaine.

Au milieu de l’année et au moment où la quarantaine a été assouplie, sa nouvelle excuse était que le système de santé n’était pas préparé. Enfin, il a déclaré qu’en 2020, il n’y avait pas de temps pour s’occuper du projet. Mais, à l’approche du mois de décembre, et devant la nécessité de voter sur l’ajustement des pensions demandé par le FMI, il a décidé de permettre que la loi sur l’avortement soit discutée en même temps que la loi sur l’ajustement des pensions. Le centre du débat est ainsi passé de quelque chose de régressif à quelque chose de progressiste.

Une fois le projet de loi présenté, d’autres modifications négatives lui ont été apportées. La plus grave est celle qui facilite l’«objection de conscience». Elle permet aux travailleurs sociaux, aux cliniques et aux établissements de santé privés de refuser de pratiquer une interruption de grossesse si tous leurs professionnel⋅les, protégé⋅es par leurs croyances religieuses, s’objectent. C’est très grave, surtout dans les villages de l’intérieur du pays où il y a une pénurie de médecins. Cette pratique est déjà utilisée par des groupes anti-choix pour refuser de se conformer à la loi. Cela s’est produit récemment dans la province de San Juan, où l’un des deux plus grands hôpitaux publics a déclaré qu’il ne procéderait pas à des interruptions de grossesse parce que tous ses gynécologues sont des objecteurs de conscience. Le projet initial de La Campaña n’incluait pas l’objection de conscience, mais l’interdisait.

D’autre part, la loi approuvée sanctionne par des peines de prison de trois mois à un an, toute personne enceinte qui pratique un avortement après la 14e semaine de gestation. Le projet de La Campaña ne prévoyait aucune pénalisation.

Puis, au dernier moment et lorsqu’aucune modification ne pouvait plus être apportée, le président s’est engagé à supprimer de l’article 4(b) sur la «santé intégrale» de la personne enceinte comme raison pour obtenir un avortement. Cela écarte, par exemple, la santé psychologique ou sociale et viole le concept de santé intégrale établi par l’OMS et ratifié par l’Argentine dans les conventions internationales sur les droits humains.

Malheureusement, la direction de La Campaña, politiquement liée au parti au pouvoir, le Frente de Todos, a laissé passer tous ces revers durant l’année sans appeler à la mobilisation. La mobilisation était nécessaire pour faire pression sur le gouvernement. Avec la distanciation sociale appropriée et dans le respect des protocoles sanitaires, elle a été possible, comme l’ont démontré d’autres secteurs qui sont descendus dans la rue pour faire valoir leurs droits. 

Ainsi, le gouvernement a cédé de plus en plus sous la pression active des secteurs anti-choix, avec l’excuse des nécessaires concessions pour obtenir les votes au Congrès. C’est un faux argument de toute façon, puisque le Frente de Todos à la majorité au Sénat. S’il avait vraiment de la volonté politique, il aurait pu voter sur l’ensemble du projet de loi de La Campaña en bloc, comme il l’a fait pour la loi sur l’ajustement des pensions afin d’obéir au FMI!

Pour que la loi soit valable, elle doit être approuvée par le président et inscrite dans la législation. Cette étape de la réglementation est importante, car ce n’est qu’alors que nous saurons exactement comment la loi sera appliquée. Si le libre accès sera garanti dans le système public, comment les patientes seront redirigées par les cliniques privées qui s’objectent, comment le processus de déclaration des «objecteurs» sera effectué, etc. Nous pouvons nous attendre à ce que d’autres modifications négatives soient incorporées, déjà demandées par certains sénateurs.

Nous avons besoin d’organisation basée sur un féminisme socialiste

Indépendamment des limites de la loi adoptée, ce triomphe renforce la Marée verte qui continue de monter. Elle gagne le soutien de plus de personnes qui étaient auparavant contre l’avortement et qui ont maintenant changé de position. En témoigne le petit nombre de personnes qui ont été mobilisées par le secteur anti-avortement, et même dans les provinces où l’Église a le plus de poids. Ces secteurs sont de plus en plus en retrait.

La base du mouvement est consciente que cette victoire n’est pas un cadeau du gouvernement, mais le résultat de la mobilisation et de la lutte. Lle combat pour la mise en œuvre effective du droit à un avortement légal, sûr et gratuit doit se poursuivre. Nous devons nous battre chaque fois qu’un hôpital refuse de pratiquer une intervention, ou chaque fois qu’un juge veut mettre une personne en prison pour un avortement pratiqué après la 14e semaine.

Pour continuer à avancer, il est également nécessaire de s’organiser politiquement en un mouvement féministe cohérent, qui ne tombe pas dans l’opportunisme kirchneriste péroniste (la tradition politique à laquelle appartient Alberto Fernandez) ou dans un féminisme sectaire de la petite bourgeoisie qui ne voit pas la nécessité d’une lutte de masse. Même si ces courants féministes ont de l’influence, la grande avant-garde qui a émergé dans la lutte pour l’avortement légal se superpose naturellement à celle du mouvement ouvrier, qui comme nous, défend ces droits depuis des décennies dans notre programme.

Cette nouvelle génération de jeunes militantes et militants rejoint la lutte sans préjugés politiques, libérée des liens et de la discipline rigide imposés par les bureaucraties péronistes et d’autres. Ils se tournent rapidement vers la gauche et s’inscrivent dans d’autres luttes comme celle contre les changements climatiques. Filles de la classe ouvrière et de la classe moyenne de plus en plus appauvrie, elles se battront également dans les rues pour que la crise économique ne soit pas payée par les travailleuses et les travailleurs.

Les limites du Front de gauche (une alliance électorale d’organisations de gauche avec une représentation au Parlement), dues au fait qu’il n’intervient pas de manière unitaire et avec une politique commune, l’empêchent de profiter pleinement du nouvel espace qui s’est ouvert. Ce grand espace politique est propice à l’émergence d’une organisation féministe, socialiste et internationaliste comme ROSA – l’initiative féministe socialiste internationale lancée par l’Alternative socialiste internationale.

C’est pourquoi nous vous invitons à vous engager avec nous dans la construction de grandes organisations féministes socialistes en Argentine et dans le reste du monde pour la tâche colossale qui est la nôtre: mettre fin à ce système capitaliste et patriarcal. Pour construire une société socialiste dans laquelle, comme l’a dit Rosa Luxemburg, toute personne est socialement égale, humainement différentes et totalement libre.


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