RCEP : le combat commence maintenant contre cet accord de libre-échange anti-travailleurs

photo : Cinoby

Le 15 novembre, le partenariat régional économique global (en anglais : Regional Comprehensive Economic Partnership – RCEP) a été lancé par quinze gouvernements de la région Asie-Pacifique. L’intention claire des négociateurs était de lancer un accord commercial typiquement néolibéral qui, s’il est pleinement mis en œuvre, réduira les droits de douane et les barrières non tarifaires entre les dix membres de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE) et cinq économies non membres de l’ANASE. L’ANASE est composée du Brunei, du Cambodge, de l’Indonésie, du Laos, de la Malaisie, du Myanmar, des Philippines, de Singapour, de la Thaïlande et du Vietnam. Les cinq «étrangers» sont l’Australie, le Japon, la Corée du Sud, la Nouvelle-Zélande et la superpuissance régionale, la Chine.

Le RCEP est considéré comme le plus grand bloc commercial au monde, regroupant 2,2 milliards de personnes (dont 63% pour la Chine) et environ 30% du PIB mondial (dont plus de la moitié pour la Chine). L’accord risque de se heurter à une résistance massive des organisations de travailleurs et des mouvements sociaux dans toute la région, et les fortes contradictions entre les gouvernements signataires soulèvent de nombreuses questions quant à sa viabilité.

Le site chinaworker.info propose ici quatre idées à retenir au sujet du lancement du RCEP.

Le RCEP représente une énorme attaque contre les travailleurs, les agriculteurs et la nature

Le RCEP représente un crime gigantesque perpétré par une clique secrète de politiciens et de magnats du monde des affaires capitalistes contre la grande majorité des habitants de la région Asie-Pacifique.

«Cela va encore saper les moyens de subsistance des agriculteurs, des pêcheurs, des peuples indigènes et des paysannes, et menacer les emplois des travailleurs», déclare le groupe Trade Justice Pilipinas. «Le RCEP ne fera qu’aggraver les inégalités qui existent déjà et qui ont été exacerbées par la pandémie», prévient le groupe basé aux Philippines.

Sept syndicats répartis dans plusieurs pays de la région ont qualifié le moment de l’accord d’«épouvantable», survenant au milieu de la pire pandémie depuis un siècle, avec des systèmes de santé débordés et un chômage en forte hausse. Ils avertissent que le RCEP menace d’aggraver ce que les Nations unies prédisent comme la pire crise alimentaire mondiale depuis 50 ans.

L’économie de l’Asie dans son ensemble va se contracter de 2,2% cette année, selon la dernière enquête du FMI, la première contraction de ce type depuis les années 1960. Même lors de la crise financière asiatique dévastatrice de 1997, l’économie de toute la région a enregistré une croissance positive de 1,3%. L’accord du RCEP montre plus que tout autre chose le désespoir des quinze gouvernements ; la nécessité d’un discours positif pour apaiser les nerfs des entreprises et relancer les investissements étrangers.

Le RCEP va accroître l’exploitation des travailleurs et de l’environnement. La réorganisation et la régionalisation des chaînes d’approvisionnement, envisagées dans le cadre du RCEP, entraîneront des licenciements massifs, des fermetures d’entreprises, des réductions de salaires et une augmentation des niveaux déjà inacceptables d’emplois précaires. L’Organisation internationale du travail (OIT) rapporte que 68% de la main-d’œuvre de la région Asie-Pacifique se trouve dans le secteur informel, les jeunes travailleurs de 15 à 24 ans étant les plus touchés. Dans ces emplois, il n’existe pratiquement aucune protection sociale, aucun droit à la retraite ni aucun droit syndical. Au Laos et au Cambodge, deux États membres du RCEP, le secteur informel représente plus de 93% de l’emploi, mais même au Japon, pays riche, cela représente 20% de l’emploi.

L’accaparement des terres, les défrichements forcés et l’appauvrissement des petits agriculteurs de subsistance vont augmenter. Le RCEP demande à ses membres d’adhérer au traité de Budapest, qui impose le contrôle monopolistique des semences et des micro-organismes par de grandes entreprises agrochimiques comme Monsanto et la société chinoise Syngenta, affaiblissant encore la position des petits agriculteurs. Les professionnels de la santé avertissent que les règles du RCEP sur les médicaments génériques, si elles sont adoptées, entraîneront une chute des prix des médicaments dans de nombreux pays de l’ANASE.

Les écosystèmes déjà dégradés seront encore davantage mis à mal. En Indonésie, une zone de forêt de la taille de Brunei est perdue chaque année au profit de grandes entreprises de plantation, d’exploitation forestière et minière. Des batailles de masse ont éclaté ces dernières années impliquant des activistes environnementaux et des peuples indigènes – de la Papouasie occidentale à la Mongolie intérieure – pour bloquer l’exploitation minière et d’autres projets d’entreprises écologiquement destructeurs. Cela inclut des protestations contre des entreprises chinoises et des projets d’infrastructure en Indonésie, en Thaïlande, au Myanmar et dans d’autres États du RCEP, y compris des projets dans le cadre de l’initiative géante chinoise «Belt and Road Initiative» (BRI, également appelé « les nouvelles routes de la soie » en français).

Le RCEP ne contient aucune disposition environnementale. La lutte pour désamorcer la bombe à retardement écologique et climatique et améliorer les conditions de vie des populations rurales pauvres d’Asie ne peut pas reposer sur un lobbying visant à «améliorer» le RCEP, mais sur la revendication de l’abandon pur et simple de cet accord. Des organisations de travailleurs fortes, qui se lient aux masses rurales et leur donnent une impulsion, sont la seule façon de vaincre cet assaut capitaliste. L’internationalisme des travailleurs et leur lutte commune pour mettre fin au système de profit capitaliste et placer toutes les ressources économiques sous le contrôle démocratique de la majorité est la seule réponse, plutôt que l’illusion du capitalisme «national» et du protectionnisme.

Le RCEP est synonyme de nouvelles attaques contre les droits démocratiques

Le RCEP est un «affront à la démocratie», selon la députée philippine de gauche Sarah Elago. «Les gouvernements ont donné des positions privilégiées aux grands groupes de pression des entreprises au détriment des principes démocratiques de base», souligne-t-elle. Les négociations du RCEP ont été menées dans le plus grand secret, à l’exclusion des parlementaires élus (lorsqu’ils existent), sans parler des syndicats, des organisations de jeunesse ou des militants ruraux. Le document final de 510 pages, avec des milliers de pages de documents associés, n’a été publié qu’après la signature de l’accord. Pourtant, de puissantes associations capitalistes comme le East Asia Business Council, le Keidanren du Japon et le Minerals Council d’Australie se sont même vu attribuer un rôle officiel dans le processus du RCEP.

L’accélération de l’accaparement des terres et de la saisie des ressources naturelles par les entreprises entraînera une militarisation accrue et une terreur soutenue par l’État dans les régions rurales et les régions où vivent des minorités ethniques. Les protestations de masse des travailleurs et des jeunes en Indonésie, en Thaïlande et à Hong Kong au cours de l’année écoulée ont été sévèrement réprimées. Dans toute la région, les dépenses militaires ont augmenté de 52% depuis 2018, selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm.

Le processus du RCEP montre que lorsque des accords visant à augmenter les profits des grandes entreprises sont sur la table, il n’y a pas de différences fondamentales entre les dictatures directes comme la Chine, le Brunei et le Laos, et les gouvernements capitalistes «démocratiques» en Australie, au Japon et en Nouvelle-Zélande.

RCEP : Qui gagne, qui perd ?

Le RCEP et d’autres accords de libre-échange sont des manifestations de l’impérialisme moderne, qui permettent aux classes capitalistes d’exploiter plus efficacement le travail, tant au niveau national que mondial.

Selon l’économiste Michael Plummer, trois pays – la Chine, le Japon et la Corée du Sud – récolteront 90% des gains de revenus et 88 % des gains commerciaux du RCEP. Les douze autres membres du RCEP devront se chamailler pour les miettes.

Tous les accords capitalistes tentent de duper les gens avec des phrases sucrées sur la «coopération win-win» où tout le monde est gagnant. Mais pour les économies de l’ANASE, pour la plupart «en développement», le RCEP va renforcer un processus de dépendance économique – en tant que marchés, sources de main-d’œuvre bon marché et de ressources naturelles – vis-à-vis du capitalisme chinois et d’autres grandes économies.

Au cours des dix dernières années, la moitié des membres de l’ANASE ont enregistré un déficit commercial (Cambodge, Indonésie, Laos, Myanmar et surtout les Philippines). Trade Justice Pilipinas avertit que l’adhésion au RCEP augmentera la facture des importations du pays de 908 millions de dollars US mais n’ajoutera que 4,4 millions de dollars US à la valeur des exportations.

Le caractère impérialiste de la Chine sous le règne du Parti soi-disant communiste (PCC) est pleinement révélé par son rôle instrumental dans le déclenchement de ce projet néo-libéral sur les peuples de la région. Les ambitions économiques et géopolitiques du PCC, qui, à l’époque de Xi Jinping, sont de plus en plus poursuivies par la coercition et les menaces, ne sont pas fondamentalement différentes de celles de puissances impérialistes plus établies comme les États-Unis.

La nécessité pour la Chine de consolider sa domination sur l’Asie de l’Est, en tant que contrepoids aux politiques de «découplage» économique et diplomatique des États-Unis, est un facteur essentiel qui a motivé le lancement du RCEP. Il s’agit d’une nouvelle escalade significative de la guerre froide, plutôt que d’une quelconque réduction d’échelle. Le régime de Xi sait que lorsque Biden prêtera serment, les politiques anti-Chine de Washington se poursuivront, «bien qu’avec moins de caractéristiques trumpiennes» comme l’a noté Al Jazeera.

Le RCEP représente une victoire diplomatique majeure pour la Chine aux dépens des Etats-Unis, mais une réalisation bien plus limitée en termes économiques. Comme le soulignent les analystes de City Research, «le message diplomatique du RCEP peut être tout aussi important que l’économie – un jolie coup pour la Chine».

En fait, malgré la fanfare entourant le RCEP, cela ne signifiera que des «gains marginaux» pour l’économie chinoise selon le South China Morning Post de Hong Kong. Si le RCEP devrait apporter un modeste coup de pouce au PIB chinois, «il ne suffira pas à annuler les dommages de la guerre commerciale avec les États-Unis», a déclaré le journal. Le Petersen Institute of International Economics a prédit en juin 2020 que le RCEP, une fois terminé, ajoutera 0,4% au PIB chinois d’ici 2030, tandis que la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine, si elle devait persister (nous pensons que c’est très probable), réduirait le PIB de 1,1%. Paradoxalement, la suppression des barrières commerciales entre la Corée du Sud, le Japon et les pays de l’ANASE peut conduire à un accroissement des échanges entre ces pays plutôt qu’avec la Chine, sur la base des symétries de ces économies respectives.

Pour combattre efficacement le RCEP, le mouvement ouvrier a besoin d’une évaluation sobre de ce qu’il représente, et non de prendre pour argent comptant la propagande vantarde des différents gouvernements et groupes d’entreprises du RCEP.

Le magazine The Economist a décrit l’accord du RCEP de novembre comme «peu ambitieux», un point de vue partagé par de nombreux commentateurs capitalistes. Afin d’aller de l’avant, les gouvernements signataires ont été contraints de diluer leurs ambitions et d’adopter un accord nettement plus faible par rapport à de nombreux autres ALE capitalistes. Le RCEP est assez vague sur le commerce des services et contient très peu sur l’agriculture par exemple.

Ces lacunes et insuffisances sont une bonne nouvelle du point de vue de la classe ouvrière. Nous ne devons pas sous-estimer la menace économique très réelle que représente le RCEP, mais sa nature instable et les nombreux conflits entre les États membres font qu’une lutte réussie pour enterrer le RCEP est une possibilité réelle.

Le RCEP va-t-il décoller ?

À ce stade, le RCEP est plus lourd de symbolisme que de substance. Il faudra au moins dix ans, et dans certains cas vingt ans, pour que les objectifs de réduction tarifaire du bloc soient atteints. D’autres parties de l’accord pourraient s’enliser dans des négociations sans fin. L’Inde a participé à 28 des 31 cycles de négociations du RCEP, mais elle s’est retirée du processus en 2019, principalement en raison du défi économique lancé par la Chine.

Les commentateurs soulignent la «voie de l’ANASE», qui consiste à progresser lentement, progressivement et de façon presque glaciale. C’est le mode de fonctionnement du groupe depuis un demi-siècle, en raison du caractère extrêmement divers et désuni de ses dix États membres. Le RCEP est encore plus diversifié et désuni.

La guerre froide va se jouer autour et aussi à l’intérieur du RCEP avec l’impérialisme américain déterminé à priver la Chine de tout avantage. La polarisation entre les factions pro-américaines et pro-chinoises des élites dirigeantes dans toute la région va probablement s’accentuer. La lutte féroce entre la Chine et l’Australie, cette dernière étant fermement ancrée dans le camp américain, est une indication de ce qui nous attend. Le Japon et la Corée du Sud, tous deux alliés des États-Unis, ont de sérieux différends entre eux. Ceux-ci, comme les tensions ailleurs, peuvent déborder sur les prochains cycles de négociations du RCEP.

Ce différend – avec le charbon australien, le bœuf, l’orge, le vin et d’autres marchandises bloquées par la Chine – a atteint de nouveaux sommets quelques jours seulement après que les deux gouvernements ont signé l’accord du RCEP. Leurs différends économiques sont dans une certaine mesure éclipsés par le clivage diplomatique et politique, la Chine présentant une liste de «quatorze griefs» qui comprennent une couverture médiatique négative, et le gouvernement australien exigeant des excuses pour un tweet provocateur du ministère des affaires étrangères de Pékin, qui a attiré l’attention sur les crimes de guerre commis par le personnel militaire australien en Afghanistan.

Il est peu probable que le RCEP commence avant janvier 2022 car il doit être ratifié par des «parlements» (dont certains ne sont pas élus) dans au moins neuf pays. Bien qu’il soit peu probable qu’il échoue, même le processus de ratification pourrait se heurter à une résistance farouche. Au cours des deux prochaines années, avant que le RCEP puisse être mis en œuvre dans son intégralité, la route sera longue et ardue – un chemin de boue sinueux plutôt qu’une autoroute.

Nous assistons également à la plus importante lutte de pouvoir au sein de l’État PCC depuis trois décennies, incarnée par les signaux très différents émis par le président Xi Jinping et le premier ministre Li Keqiang. Comme Li est le responsable officiel du RCEP, ce projet fera inévitablement partie de la lutte pour le pouvoir. Xi est en général favorable à un programme économique plus nationaliste, avec une plus grande dépendance du capitalisme d’État, tandis que Li représente la couche des capitalistes chinois qui sont favorables à des liens économiques plus étroits avec l’étranger. Bien que Xi ne soit pas fondamentalement opposé au RCEP, sa priorité est la «stratégie de double circulation» pour développer l’économie intérieure chinoise, ce qui signifie que le RCEP pourrait être mis de côté dans la pratique, devenant un accord vide de sens.

La tâche du mouvement ouvrier, des socialistes, du mouvement pour le climat, des étudiants et des militants ruraux est de s’assurer que la résistance de masse nécessaire est mise en place. Le capitalisme est incapable d’«unifier» l’Asie-Pacifique, notamment parce qu’il s’agit d’un système basé sur des États-nations, qui, surtout en période de crise, développent des antagonismes fondamentaux lorsque chaque groupe dirigeant tente de se sauver.

Les socialistes croient en une véritable coopération internationale et en une intégration économique fondée sur les intérêts communs des travailleurs au-delà des frontières nationales. Cela n’est possible qu’en renversant le capitalisme – dans ses deux variantes «nationaliste» et «mondialiste» – et en établissant des économies planifiées, socialistes et publiques sous le contrôle démocratique de la classe ouvrière et des masses opprimées.


Par des reporters de chinaworker.info. Cet article est l’éditorial du numéro de décembre du magazine socialiste (社会主义者) de la section Chine-Hong Kong-Taïwan d’Alternative Socialiste Internationale (ISA)


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