Soulèvement de masse en Pologne en défense du droit à l’avortement

Le gouvernement conservateur polonais voulait utiliser la crise sanitaire pour faire passer un projet de loi restreignant le droit – déjà très limité – à l’avortement. Mais il a déclenché un splendide mouvement de masse, le plus grand depuis la chute de la dictature stalinienne! Nous en avons discuté avec Tiphaine, membre de ROSA-Pologne et d’Alternatywa Socjalistyczna.

Dans les médias internationaux, on a annoncé le retrait de cette attaque contre le droit à l’avortement. C’est bien vrai?

Les médias internationaux se sont emballés un peu vite… Le 22 octobre, le tribunal constitutionnel de Pologne s’est prononcé en faveur d’une limitation de l’accès à l’avortement. Le parlement doit maintenant changer la loi existante. Mais la question n’a pas été mise à l’ordre du jour de la séance parlementaire du mercredi suivant, ce qui a été interprété comme un retrait du projet dans les médias internationaux.

Les conservateurs sont intimidés par le mouvement de masse, c’est certain. Ils attendent son essoufflement pour mettre cette discussion à l’agenda du parlement. La colère contre le gouvernement et la détermination de lutter pour le droit à l’avortement sur demande n’ont pas faibli, mais en l’absence d’une direction qui propose les bons mots d’ordre, ce potentiel pourrait être gaspillé.

OSK (Ogólnopolski Strajk Kobiet, Grève des femmes de toute la Pologne), la direction de facto du mouvement, va soumettre un projet de loi citoyen pour le droit à l’avortement, tout comme en 2018, quand les députés ont rejeté le projet sans même le discuter. Malgré le succès de la journée de « grève des femmes » et de la gigantesque manifestation qui a eu lieu à Varsovie le 30 octobre, OSK n’appelle plus à de grandes mobilisations mais à bloquer les routes en traversant les passages pour piéton ou à des manifestations en voiture, pour rester dans la légalité en cette période de confinement. Mais le début du mouvement a démontré que la répression sous prétexte du COVID était impuissante face à la détermination des masses.

Comment expliquer l’ampleur de ce soulèvement ?

La restriction du droit à l’avortement a des conséquences dramatiques pour de nombreuses femmes. Il y a des cas scandaleux de femmes forcées de mettre au monde des enfants mourants ou qui se sont retrouvées en situation de handicap parce qu’on leur avait refusé l’interruption de grossesse.

Cette interdiction est une gigantesque insulte : on dit aux femmes qu’elles sont incapables de prendre des décisions pour elles-mêmes et qu’elles sont moins importantes qu’un embryon. Les médecins ont le droit de refuser de pratiquer l’avortement même s’il était légal, ils peuvent même vous refuser la contraception ! Dans le camp anti-choix, on a même entendu dire que « contrairement à l’avortement, la pédophilie n’a jamais tué personne » ! Tout cela attise la colère et pousse les indécis dans le camp pro-choix.

En 2016, le PiS (le parti conservateur au pouvoir) a déjà tenté une interdiction totale de l’avortement et a dû reculer devant le mouvement. Toute une couche de jeunes femmes était passée à l’action pour la première fois, et une partie est restée mobilisée pour les droits des femmes et des LGBTQI+ depuis. Cette expérience joue un rôle dans la mobilisation actuelle et également dans la confiance qu’il est possible de faire reculer le gouvernement.

Mais le mouvement a été freiné par sa direction libérale et n’est pas allé jusqu’au bout de ce qu’il était possible d’obtenir : le droit à l’avortement sur demande. Ici, les manifestants rejettent le « compromis » (c’est à dire, le droit d’avorter dans les trois cas prévus par la loi polonaise) et exigent le droit à disposer de son corps.

Depuis 2016, les conservateurs attendaient le moment opportun pour ressortir cette mesure. Ils ont fait passer d’autres attaques, comme de rendre la pilule du lendemain inaccessible sans prescription, histoire de tester le terrain. Cette année, ils ont cru pouvoir faire passer cette restriction du droit à l’avortement grâce au confinement, en sous-estimant la colère accumulée non seulement sur la question des droits reproductifs mais aussi concernant la mauvaise gestion de la pandémie.

A quel point le gouvernement et l’Église sont-ils discrédités aujourd’hui dans la société ?

L’Église a perdu énormément de terrain. Un nouveau scandale vient d’éclater : le cardinal Dziwisz, une éminence de l’Église catholique en Pologne et ancien bras droit du pape Jean-Paul II (qui reste une icône en Pologne) est soupçonné avoir participé à la couverture d’un réseau d’abus sexuels d’enfants au Mexique. D’après un sondage récent, seuls 35% des Polonais ont une opinion positive de l’Église. Les gens s’opposent à cette institution privilégiée et corrompue, et ne veulent plus de l’ingérence religieuse dans la politique et dans l’éducation.

De son côté, le gouvernement ne peut plus se reposer sur les quelques avancées sociales accordées en début de mandat. Son soutien parmi la classe ouvrière n’est plus aussi solide, notamment parce qu’il n’a pas empêché la fermetures de mines ou de grosses usines comme l’aciérie de Cracovie. Sa réponse à la crise économique provoquée par le COVID a été une réforme du code du travail en faveur des employeurs alors que de nombreux Polonais perdaient leur travail. La situation sanitaire est dramatique, avec 20 000 nouveaux cas par jour.
Au début du mouvement, le PiS a joué la carte des menaces de répression. Kaczynski, l’homme fort du PiS, a fait une allocution télévisée qui rappelait la déclaration de la loi martiale par le général Jaruzelski en 1981. Malgré cela, les gens sont descendus en masse dans les rues. Le PiS s’est donc montré affaibli et ridiculisé.

Ils doivent maintenant se reposer sur une couche plus mince d’éléments les plus conservateurs, voire fascistes, de la société. Cela veut dire qu’ils vont être obligés d’aller jusqu’au bout pour soutenir cette loi et satisfaire cette couche. Ils sont dans une impasse.

Comment le mouvement peut -il faire face à cette détermination désespérée des autorités ?

Pour porter un coup décisif au gouvernement, il faut une grève générale : la possibilité de bloquer l’économie est une arme redoutable. L’entrée en lutte de la classe ouvrière montrerait qui fait réellement fonctionner l’économie et la société.

Beaucoup de travailleurs n’attendent qu’un mot de leur direction syndicale pour entrer en grève sur la question de l’avortement. Mais les directions syndicales refusent. La pression de la base pourrait les y pousser. Les membres d’Alternatywa Socjalistyczna (Alternative socialiste internationale en Pologne) tentent d’agir en ce sens sur les lieux de travail et dans les syndicats. Au sein du mouvement, nous proposons une orientation envers la classe ouvrière, notamment en liant la question des droits reproductifs aux questions de la défense des services publics et des emplois.

Le mouvement a besoin de représentants qui en émanent et qui montrent la voie vers la victoire. OSK comble le vide de direction, mais sans proposer de mots d’ordres adéquats, en se détournant de l’action en rue. Elle a perdu du crédit en formant un comité consultatif avec des politiciens carriéristes qui n’ont rien à voir avec le mouvement. OSK se dit à l’écoute du mouvement en demandant que les participants envoient des suggestions et des revendications, mais ce n’est pas d’un pouvoir de suggestions dont les manifestants ont besoin : c’est d’être actifs dans la prise de décision et dans les choix de ses représentants. Alternatywa Socjalistyczna et ROSA Polska appellent à la création de comités de grève démocratiques au niveau local pour organiser la lutte, décider des revendications, et élire une direction locale et nationale. Ces dirigeants seraient élus sur base de leur expérience, en ayant fait leurs preuves dans le mouvement, et seraient révocables s’ils ne répondent plus aux attentes de celles et ceux qui les ont élus.

Si le PiS tombe, la place pourrait être prise par des politiciens de l’establishment qui utiliseraient la situation à leur avantage. Ils accorderaient bien sûr une partie des revendications au mouvement pour justifier leur prise de pouvoir. Mais sans s’attaquer au capitalisme que ces politiciens représentent, l’ insuffisance de moyens dans les hôpitaux, la pénurie de crèches publiques, le bas niveau de vie, l’absence de budget pour l’éducation sexuelle, etc. subsisteront et constitueront autant de freins à la jouissance des droits reproductifs.

De plus, ces politiciens seront réticents à s’opposer trop à l’Église qui continue tout de même de représenter une partie de l’électorat, mais aussi une certaine puissance économique. Ce que nous défendons donc est que le PiS soit remplacé par un gouvernement issu du mouvement et représentant la classe ouvrière avec pour programme les pleins droits reproductifs gratuits, le développement des hôpitaux publics pour répondre aux besoin de la population, une place par enfant en crèche et en jardin d’enfants publics, la satisfaction des revendications des enseignants, et la nationalisation sous contrôle et gestion démocratiques des principaux secteurs de l’économie afin de financer ce programme et d’empêcher les suppressions d’emplois et la dégradation des conditions de travail au prétexte du COVID.

En bref, il nous faut un programme socialiste pour en finir avec le système capitaliste qui empêche les femmes de jouir pleinement de leurs droits démocratiques et des possibilités de la science.


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