Entrevue : La santé en lutte en Belgique

BELGIQUE : Il n’est pas exagéré de dire que le chemin vers la grande manifestation de la santé du 13 septembre dernier était un véritable parcours du combattant… Mais en dépit de tous les problèmes, cette date a marqué le déconfinement de la lutte sociale de façon éclatante. Nous en avons discuté avec notre camarade Karim Brikci, délégué permanent CGSP-Brugmann, très impliqué dans le collectif militant La Santé en Lutte.

Karim, nous t’avons déjà interviewé pour l’édition de mai de Lutte Socialiste. A ce moment-là, la date du 13 septembre était encore très lointaine, c’est aujourd’hui derrière nous. Quel bilan tirer du chemin parcouru ?

Cette manifestation, pour La Santé en Lutte et pour tous les collègues qui se sont mobilisés, c’est un succès et une date qui en appelle d’autres. L’atmosphère parmi les collègues présents laisse peu de doutes : il y a une volonté de poursuivre la lutte. Nous ne devons pas nous arrêter là et construire ensemble les perspectives de discussion et de mobilisation.

A l’origine cette manifestation était un pari risqué pris en pleine pandémie, à la suite de l’annulation de la manifestation initialement prévue fin mars. On a senti le potentiel et la volonté. Il y avait un momentum clair sur le sujet. Cela aurait été dommage, malgré l’avis de certains, de ne pas se mobiliser. On a choisi de prendre le temps pour mobiliser sérieusement et d’anticiper sur une fin de confinement, chose qui n’a pas été aisée puisque, comme tout le monde le sais, les échéances de déconfinement n’ont pas été celles prévues à l’origine. Ça a été un facteur compliquant.

La mobilisation a été assez particulière, c’était une mobilisation de collègues du secteur fatigués, qui pour beaucoup n’ont même pas eu l’occasion de prendre des congés ces derniers mois et sont toujours dans cette situation encore aujourd’hui. C’était une mobilisation essentiellement virtuelle, même si un travail de terrain a pu être fait ces dernières semaines. L’essentiel s’est passé avec une communication sur les réseaux sociaux. On est capable de faire mieux et il va falloir faire mieux. Mais il faut tenir compte des possibilités en termes d’énergie et de la réalité de l’épidémie, qui ne rend pas les tractages évidents.

Tout cet été, on a élargi le front de mobilisation qui était déjà conséquent au moment de prendre l’initiative de cette manifestation. Le front s’est élargi à toute une série de centrales syndicales, de structures et d’associations diverses et variées qui vont de la fédération des maisons médicales à Médecins du monde, etc. Une liste assez large d’organisations et d’acteurs des soins de santé. C’était d’ailleurs notre objectif et c’est très positif d’avoir mis autant d’organisations différentes être capables de se mettre ensemble en action pour un refinancement des soins de santé.

En résultat final, une première mobilisation de 7 000 personnes en sachant que beaucoup de collègues travaillaient – ça, c’est la spécificité du secteur – et qu’on a reçu beaucoup de messages de soutien de personnes plus âgées, de malades, etc. qui ne se sentaient pas à même de manifester, et à juste titre avec tous les risques que cela pouvait comporter, mais qui tenaient à se montrer totalement solidaires de la mobilisation. Il y a aussi le contexte de la rentrée scolaire, etc. qui clairement ont pu être des facteurs compliquant.

En dépit de tout ça, être capables de se retrouver à 7 000 dans la rue autour de la revendication du refinancement des soins de santé et de la sécurité sociale, c’est un succès. Je pense que l’ensemble des participants en est convaincu.

Derrière chaque manifestant se trouvaient de nombreuses autres personnes solidaires mais absentes, c’est certain. Les Autorités, par contre, brillaient par leur absence…

C’est le constat qu’on a pu tirer : les applaudissements, les déclarations de principe envers les « héros » n’étaient que des belles paroles pour nos les dirigeants politiques. Pour nous, ce n’était pas une surprise, mais ça a permis quand même de clarifier certaines choses auprès d’un plus grand nombre de personnes. Mais donc, oui, en dehors de toutes les difficultés de cette période de crise sanitaire, il y a eu des tentatives de nous mettre des bâtons dans les roues de la part des autorités à Bruxelles pour organiser notre manifestation dans de bonnes conditions.

On peut en tirer un constat : tout est déconfiné, sauf la liberté d’expression et la mobilisation sociale. Les autorités se cachent derrière des prétextes sanitaires qui peuvent tenir la route sauf que, au final, travailler sans moyens de protection, prendre le risque de se contaminer, ça, on peut faire. Aller à Walibi à 10 000, ça, on peut faire. Retourner dans les stades – et tant mieux, j’aime bien le foot – on peut le faire aussi. La seule chose qui reste inenvisageable aux yeux des autorités politiques sous couvert des mesures du Conseil national de sécurité, c’est la mobilisation sociale.

Dans ce sens là, la première attitude de la ville de Bruxelles a été de nous interdire notre manifestation « Vous comprendrez bien, vu le contexte sanitaire ». Suite à ça, il y a eu la lettre ouverte signée par 600 soignants – et on a atteint le millier en peu de temps – en disant « C’est très bien monsieur Close, mais nous, après les applaudissements, on veut des actes et, interdiction ou pas, on va manifester ». Suite à ça, on a été recontactés pour essayer de trouver un accord. Accord qui était d’interpréter autrement les recommandations du CNS autour des rassemblements de 400 personnes en extérieur. Il y a donc eu un accord pour des bulles de 400 personnes de manière statique. C’est une absurdité totale d’un point de vue sanitaire. On a défendu le fait que faire un cortège sur les grands boulevards où chacun peut respecter la distanciation sociale, avec port de masque obligatoire, ça va plus dans le respect des mesures sanitaires que de faire des bulles de 400 dans un espace réduit.

Je l’ai dit plusieurs fois aux autorités, elles ont été incapables de contre-argumenter. Cela a permis de démasquer leur attitude. Le point rigolo, c’est qu’au même moment où le bourgmestre Close (PS) a donné l’ordre à sa police d’attaquer notre rassemblement totalement pacifique, le PS, sur sa page Facebook s’est permis un post de soutien aux « travailleurs de la santé mobilisés ce jour dans les rues de Bruxelles » avec un hashtag « lasanté », je ne pense pas qu’ils ont été jusqu’à « la santé en lutte », mais c’était pas très loin.

Mais voilà, on a tenu le coup jusqu’au bout. C’était un enjeu de déconfinement des luttes sociales. Cela a permis cette superbe mobilisation qui en termes de convergence des luttes a été très forte. On a trouvé plein de secteurs qui, de fait, sont concernés par la question de la santé comme les camarades sans-papiers, les jeunes, les moins jeunes, le Gang des Vieux en Colère,… Mais ce n’était pas gagné de parvenir à faire descendre dans la rue toutes ces forces ensemble autour des travailleurs de la santé. On espère que cela ouvrira des perspectives de futures convergences dans le cadre de la lutte sociale de manière plus générale.

La fin du rassemblement a également été marquée par la répression policière.

Oui. Ça ne sert à rien de tourner autour du pot : on avait un accord avec la police pour ces blocs de 400, ce qu’on a respecté à la lettre. Il s’avère qu’au final, nous avons respecté l’accord et la police ne l’a pas respecté du tout en prétextant des pseudo-incidents en marge de la manifestation. La police s’est permise d’attaquer vers 15h30 le rassemblement qui était en voie de dislocation comme prévu au Mont des Arts et a attaqué des centaines de manifestants complètement pacifiques avec violence et mépris. C’est totalement inadmissible. Je ne sais pas ce que la police cherchait à part essayer d’intimider. Dans notre communiqué, nous avons dit « Après les applaudissements, les coups de matraques ». Cela démontre l’hypocrisie totale de la classe politique par rapport à nos revendications.

Plus grave quand même, 6 personnes ont fini à l’hôpital. Un commissaire bien connu s’est permis des exactions pour lesquelles nous récoltons des témoignages. Il y a quand même eu 35 arrestations dont 3 judiciaires pour lesquelles nous allons organiser la solidarité parce que ces collègues, ces camarades, ces soutiens n’ont absolument rien fait qui mérite cette situation. On continuera la mobilisation là-dessus. Je mets au défi une quelconque autorité politique ou policière de justifier un tel accès de violence par rapport à une manifestation aussi pacifique que la notre.

Parlons de la suite. Comme tu le disais, c’est une date qui en appelle d’autres…

La Santé en Lutte a fonctionné dès le début par assemblées générales, un fonctionnement démocratique avec des discussions approfondies sur nos revendications et le type d’action que nous voulons mener en impliquant au maximum les collègues et les soutiens, puisque ces assemblées sont ouvertes à toutes celles et ceux qui veulent lutter pour les soins de santé.

Entre deux assemblées générales on fonctionne avec une coordination pour mettre en pratique les décisions votées à l’assemblée générale. Avec le covid, nous n’avons pas pu organiser d’assemblée générale sur ces 6 derniers mois, mais nous avons concrétisé la décision importante de la dernière qui était de faire une manifestation.

Suite à la manifestation, il y a beaucoup d’idées sur le type d’action à mener à l’avenir et la façon de développer La Santé en Lutte. Avant d’aller plus loin, la priorité est de réorganiser une assemblée générale et d’y discuter du bilan des derniers mois et des perspectives. On organise donc une assemblée générale nationale le 15 octobre prochain à laquelle tout le monde est convié.

C’est clair pour La Santé en Lutte que le combat ne fait que commencer. Un des mots d’ordre que l’on a mis en avant dès le début et que nous avons de nouveau remis sur la table dans notre communiqué le soir même du 13 septembre est qu’il faut passer à l’étape supérieure et organiser une journée d’action nationale de grève de l’ensemble du secteur – hôpitaux publics et hôpitaux privés, maisons de repos publics et maisons de repos privées – et avec l’ensemble des acteurs des soins de santé dans des plus petites structures de première ligne, etc.

On appelle les structures syndicales à se mettre autour de la table pour réfléchir à un véritable plan d’action qui permettra de mobiliser la colère de l’ensemble du secteur. Nous sommes convaincus que la volonté est là à la base, ce n’est qu’une question de détermination militante au sein de nos structures syndicales.

On peut lire dans les médias dominants que des montants ont déjà été obtenus pour la santé dans le cadre de la concertation sociale. Un milliard d’euros auraient été débloqués et certains responsables syndicaux parlent même d’un montant historique. Qu’est-ce que vous en pensez ?

Oui, les 400 millions du fonds « blouse blanche », c’est une victoire de la mobilisation des travailleurs qui se mobilisent dans le secteur depuis le printemps 2019. C’est une chouette avancée, le fruit de la lutte. Mais cela ne représente que quelques équivalents temps-plein pour les grandes structures hospitalières et objectivement, ce n’est pas cela qui va soulager la charge de travail et qui permettre aux travailleurs de terrains de pouvoir faire leur boulot dans de bonnes conditions, c’est-à-dire en ayant le temps de s’occuper de leurs patients.

Pour y arriver, il faut un engagement massif de personnel et on est clairement pas dans ce scénario avec ces 400 millions même si ça peut sembler être une belle somme. Pour les 600 autres millions où la ministre de la santé s’est rassise avec les responsables syndicaux, c’est de nouveau le fruit d’une mobilisation de terrain : les actions, les menaces de préavis de grève et l’action « la haie de déshonneur » qui a eu lieu au CHU Saint-Pierre. Le gouvernement a pris peur de la colère qui pouvait exploser dans le secteur. Il y a eu des négociations avec les directions syndicales qui se sont conclues sur un préaccord de financement de 600 millions d’euros. Sur combien d’années ? On en sait rien. On a aucun détail de ce pré-accord. Mais il faut arrêter de crier à la victoire tant qu’il n’est pas signé.

Deuxièmement, c’est un accord qui porte uniquement sur une revalorisation salariale dans le cadre de l’IFIC (Institut de classification de fonctions). C’est un système implémenté dans le secteur du privé qui, pour certaines fonctions – et souvent les fonctions les plus proches du patient, les plus proches du terrain et les moins bien payés – l’IFIC peut conduire à une perte de salaire et non à une revalorisation salariale. Par contre, pour certains cadres, pour certaines hautes fonctions, l’IFIC prévoit des revalorisations salariales non négligeables.

Ce qui veut dire qu’il faut creuser un peu quand on met des choses sur la table. Dans ces 600 millions d’euros, reste à voir quelles fonctions seront revalorisées et quelles autres ne seront pas. Je peux déjà affirmer que par rapport à la plupart des barèmes, les préposés à l’entretien subiront une perte de salaire dans le cadre de l’IFIC. Par contre, certains managers derrière leurs tableaux Excel peuvent avoir des augmentations substantielles.

De toute manière, pour conclure, un milliard d’euros, ça peut paraître beaucoup, mais comparé aux économies des gouvernements Michel et Wilmès, ça ne rattrape même pas les fonds qui nous ont été retirés. Si l’objectif est un vrai refinancement des soins de santé, plus de personnel au chevet des patients et éviter de continuer à épuiser le personnel de terrain, c’est pas un milliard d’euros qu’il nous faut, c’est quelques milliards, et on doit aller les chercher dans les poches des riches.


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