Nouvelle vague de protestation contre les meurtres policiers

Le soir du 8 septembre, la police a assassiné un habitant de Bogota, Javier Ordoñez. Une vidéo de son assassinat brutal, alors qu’il était tazé à dix reprises, s’est rapidement répandue, provoquant une colère généralisée en Colombie. Ce meurtre s’ajoute aux 61 autres massacres perpétrés jusqu’à présent en 2020 par la police, alors que plus de 152 dirigeants syndicaux et de mouvements sociaux ont été assassinés de même que plus de 200 anciens membres des FARC tués après leur retour à la vie civile.

Dans les jours qui ont suivi, des mobilisations militantes contre les violences policières ont éclaté. Ces événements présentent une grande similitude avec les protestations contre les violences et les meurtres policiers aux États-Unis. La réponse de la police colombienne a été encore plus violente qu’aux États-Unis.

Ce n’est pas le premier cas où les forces de police colombiennes ont dépassé les limites durant la pandémie, sans parler des nombreuses fois où elles l’ont fait auparavant. Mais la cruauté affichée dans la vidéo, ajoutée aux dizaines de situations de même nature qui ont été divulguées et combinée à la misère croissante ainsi qu’à la démission du gouvernement expliquent le caractère de masse des mobilisations contre la police de Bogota qui ont commencé immédiatement après ce meurtre.

Les 9 et 10 septembre, les manifestants ont refusé d’obéir aux ordres des autorités de se disperser. La police a réagi avec une force excessive à la simple présence des manifestants dans les rues, divers rapports faisant état de 13 morts et de plus de 200 civils blessés, dont 72 par balles. Trois femmes ont été enlevées et violées dans des commissariats de police et on ne peut que se demander à qui elles vont s’adresser pour porter plainte concernant ces horribles incidents. Les manifestants ont résisté à la présence de la police et auraient blessé 194 personnes et brûlé 45 petits postes de police, connus en Colombie sous le nom de CAI, à travers Bogota, la capitale du pays.

Des vidéos et d’autres preuves ont révélé les actions de la police. La police a tiré avec des armes à feu d’un modèle non conforme au lieu d’utiliser ses propres armes, de sorte qu’il était impossible de remonter jusqu’à eux. Des agents provocateurs déguisés et armés ont été envoyés dans la foule pour créer un chaos généralisé et justifier l’usage excessif de la force. Il n’y a aucune excuse acceptable pour que la police tire à balles réelles sur les manifestants, que ce soit avec des armes conformes ou non.

Une police irresponsable

Les forces gouvernementales sont incontrôlables de puis longtemps. La police colombienne fait partie du ministère de la défense et non des ministères de la justice ou de l’intérieur. Cela permet à la police d’être jugée par les tribunaux militaires spéciaux, au lieu des tribunaux civils ordinaires. Cela ne respecte pas la constitution colombienne, qui déclare que la police est une institution civile. De nombreux pays souffrent toutefois d’abus policiers alors que la police a un caractère civil, ce qui indique que la solution doit dépasser le simple respect de la constitution.

Le problème de la responsabilité de la police va au-delà de la manière dont ses actions sont jugées, car il est tout simplement très rare qu’elles soient jugées en premier lieu. Tout comme dans beaucoup d’autres pays, le gouvernement dépeint les policiers comme des héros de la patrie et des protecteurs de la communauté, ce qui contraste fortement avec la réalité et la fréquence des violences et des abus qu’ils font subir à la population.

Mais même en tenant compte des traditions des autorités colombiennes, le gouvernement de droite d’Iván Duque est allé au-delà de l’éloge et de la défense des forces de «l’ordre». Le président Duque a déclaré que les forces de police «ont gagné le cœur des Colombiens grâce à leur culture du respect et de la bravoure» après la mort de Javier Ordoñez, ce qui ne peut guère être interprété autrement que comme une moquerie au regard de l’histoire de cette institution.

Le ministre de la défense, Carlos Holmes Trujillo, est allé plus loin en excusant de manière préventive les excès commis par les policiers lors des manifestations, affirmant que les manifestations ont un caractère systématique et ont été infiltrées par des membres de la guérilla de gauche et des groupes anarchistes et terroristes ne cherchant qu’à provoquer violence et destruction.

Comme il est d’usage dans la rhétorique de droite, Javier Ordóñez a déjà été déclaré persona non-grata à titre posthume par les réactionnaires colombiens, son alcoolisme le privant de son droit à un procès équitable. Il rejoint ainsi la longue liste des victimes d’abus des forces armées, dont Dylan Cruz, tué l’année dernière dans une manifestation d’un coup de feu à la tête, action justifiée par son vandalisme présumé. Le viol de trois adolescentes indigènes par des soldats a été justifié par l’affirmation dégoûtante que ces filles étaient à la recherche d’aventures sexuelles. Au cours de la répression brutale du début des années 2000, 10 000 jeunes hommes ont été assassinés par l’armée, qui a prétendu à tort qu’ils étaient des guérilleros.

2020 : Une année de malheur pour la classe ouvrière

L’explosion de colère populaire est enracinée dans la situation colombienne. Alors qu’un confinement réussi a entravé les premiers effets de la pandémie COVID-19, le gouvernement n’a pas voulu agir pour endiguer la hausse du chômage et la baisse des opportunités d’emploi dans une économie nationale essentiellement informelle, ce qui a placé le peuple colombien dans une situation désastreuse.

L’un des pays les plus fertiles du monde – rarement, voire jamais, frappé par la famine – a vu beaucoup de ses citadins souffrir de la faim exclusivement parce qu’ils n’avaient plus d’argent pour acheter des provisions afin de subvenir aux besoins de leur famille. Des serviettes rouges sont accrochées aux fenêtres lorsque des personnes en difficulté appellent à l’aide leurs voisins. Il n’est pas très surprenant que les mesures strictes de confinement auxquelles s’opposent les personnes qui ont désespérément besoin de travail et les vendeurs de rue dans tout le pays aient été le prétexte de brutalités policières répétées.

Les appels à un «revenu de base» ont été largement ignorés par le gouvernement, et le peu qu’ils ont donné – sous la forme d’une prime unique aux plus pauvres du pays correspondant à la moitié du salaire minimum – était insuffisant pour une personne isolée, encore plus pour une famille.

Si la violence généralisée n’a jamais vraiment disparu, elle s’est accélérée cette année, avec la longue liste de massacres visant particulièrement les militants sociaux, écologistes et syndicaux ainsi que les anciens membres des FARC.

Une longue histoire de violence d’Etat

L’ancien président Álvaro Uribe Vélez, de 2002 à 2010, était un populiste de droite qui a privatisé des pans entiers de l’économie et mené une guerre brutale contre les guérillas avec un recours généralisé aux escadrons de la mort militaires et surtout paramilitaires. Les soldats recevaient des primes pour les guérilleros qu’ils tuaient. L’armée a tué des milliers d’innocents en réclamant des primes. Uribe commentait «s’ils ont été tués, ce n’est pas pour avoir été chercher du café». Uribe était populaire auprès du président américain George W Bush, qui l’a félicité pour sa «guerre contre la drogue», bien qu’il soit soupçonné d’être impliqué dans ce trafic de drogue et alors que la Colombie est restée au centre de la production de cocaïne.

Son successeur, le président Santos, a négocié un accord de paix avec les guérillas. Cependant, son successeur, l’actuel président, Iván Duque Márquez, est un protégé d’Uribe et n’a pas poursuivi le processus de paix. Au lieu de cela, des escadrons de la mort paramilitaires de droite parcourent à nouveau les terres en grand nombre, en particulier dans les régions anciennement contrôlées par les FARC, et les enlèvements et les menaces de «nettoyage social» deviennent systématiques dans de nombreuses communautés rurales et petites communes dont les membres sont soupçonnés d’avoir des penchants de gauche.

Les promesses d’alternatives à la production de coca dans les campagnes ont eu pour résultat, au mieux, des efforts anémiques. Les efforts d’éradication de la coca, qui impliquent souvent des pulvérisations aériennes de glyphosate qui empoisonnent l’eau et provoquent des maladies, n’ont jamais vraiment cessé pendant les périodes de pandémie, opposant la population rurale à la police et aux forces militaires.

La droite a intensifié sa violence après qu’Uribe ait été assigné à résidence en août, accusé de corruption et de falsification de témoins. La réponse d’Uribe a été d’appeler à la résistance nationale contre le «virus de la jeunesse des FARC» et les juges.

Les forces militaires ont été utilisées pour soutenir la police dans la répression à Bogota, car les frontières entre la police et l’armée sont floues. On ne peut s’empêcher de se demander si l’État a déclaré la guerre à la classe ouvrière pour qu’une telle action ait lieu.

Le vieil adage selon lequel il ne faut pas gâcher une crise était à l’esprit de Duque pendant cette pandémie, car il a saisi cette occasion pour instaurer l’état d’urgence dans le pays et commencer à lancer des décrets sans participation des autres branches du gouvernement.

Parmi ces décrets figurent la permission accordée au personnel militaire américain de se rendre en Colombie, de multiples allègements fiscaux pour les entreprises du secteur privé et des prêts généreux pour les grandes entreprises et les propriétaires terriens. Les décrets qui bénéficieraient directement à la population générale étaient rares et l’un d’entre eux est tristement célèbre pour ne pas avoir été signé correctement par les ministres, qui n’ont pourtant eu aucun problème à signer les autres.

Ces actions ont été facilitées par le fait que le parti Centro Democrático (CD), fondé par Uribe, a réuni une coalition majoritaire au Sénat, et que ses membres, qui sont également des amis personnels du président, occupent les sièges de procureur de l’État, d’avocat de l’État et de «défenseur du peuple», qui sont chargés de surveiller le comportement du président et de ses ministres.

Avec ces événements et bien d’autres, il n’est guère surprenant que la frustration refoulée de la population ait produit une puissante réaction aux abus flagrants commis par les forces de l’État.

La résistance sociale

Le peuple colombien a résisté aux gouvernements de droite. Lors des élections régionales, le parti de Duque a subi des défaites embarrassantes, notamment dans les deux plus grandes villes, Bogota et Medellín. Duque a cependant continué à mener sa politique.

En novembre, une grève nationale a été déclenchée par les comités syndicaux nationaux et de nombreux groupes d’opposition, dont certains présents au parlement. Le «Comité pour la grève nationale» a clairement appelé à s’opposer aux institutions impérialistes financières et de développement. Les revendications comprenaient l’opposition aux attaques contre la législation du travail, contre les impôts, contre les pensions et contre les services publics, des attaques qui allaient toutes signifier une augmentation ud coût de la vie pour les travailleurs et les pauvres. Il s’agissait également de s’opposer à la constitution d’un conglomérat des plus grandes institutions financières et de l’État.

Même si les objectifs de la grève n’ont pas été atteints, il s’agissait des plus grandes manifestations antigouvernementales en quatre décennies, entre novembre 2019 et janvier 2020. Elles ont effrayé le gouvernement et l’ont incité à reporter ses attaques contre le mouvement ouvrier. Des débrayages et des manifestations ont eu lieu dans tout le pays, dans tous les grands centres urbains. Ils ont été accueillis par une forte répression policière et les rapports faisant état de l’activité d’agents provocateurs ont accru l’indignation populaire alors que les principaux médias, absolument en accord avec le gouvernement, essayaient de délégitimer les protestations.

Le couvre-feu et le confinement lié à la pandémie ont mis sur pause les manifestations. Aujourd’hui, six mois après la fin de ce mouvement, la poudrière du mécontentement social a explosé sous la forme d’une mobilisation contre les abus de la police.

Quelles sont les revendications populaires ?

Ce mouvement n’a pas d’organisation claire et il n’y a pas de groupe de dirigeants précis à sa tête. Il s’agit d’une expression spontanée de l’indignation populaire. Pourtant, certains appels ont résonné sur les médias sociaux. Une chose est claire : les gens veulent une réforme de la police.

Trois choses spécifiques ont été fréquemment mentionnées dans ces protestations ainsi que dans les mouvements passés : l’appel à l’abolition de l’Escadron mobile anti-perturbation (ESMAD) qui possède des véhicules militaires et constitue la partie la plus répressive de la police, la démilitarisation générale des forces de police (en interdisant à la plupart d’entre elles de porter des armes à feu et en limitant les types d’armes à feu auxquelles elles ont accès) et le transfert des institutions policières au ministère de l’intérieur afin que le système spécial de justice militaire ne couvre pas leurs abus.

Le gouvernement ne cédera pas à ces exigences et l’indignation populaire contre le gouvernement et la police semble augmenter de jour en jour. Des manifestations de masse ont lieu dans les grandes villes comme Medellín et Carthagène. Le Comité national de grève a appelé à des manifestations dans tout le pays. Il est probable que les revendications s’étendent au-delà de la réforme de la police, avec des appels à une certaine forme d’allocation de secours pour les masses et un renversement de nombre des récentes attaques contre la classe ouvrière, qui bénéficient d’un soutien populaire accru.

La situation du plus grand allié des États-Unis en Amérique du Sud devient de plus en plus instable, le gouvernement de droite et ses alliés perdent leur crédibilité à un rythme sans précédent. Cela n’a pas empêché Mike Pompeo, le secrétaire d’État de Trump, de faire l’éloge de Duque lors d’une récente visite sans dire un seul mot au sujet des violations des droits humains en Colombie. Le remarquable soutien des Etats-Unis à la Colombie dans la prétendue guerre contre le trafic de drogue a été accueilli avec ridicule par le peuple colombien, bien conscient que la Colombie est le plus important producteur de cocaïne au monde et les Etats-Unis le plus gros acheteur.

Le soutien populaire à Gustavo Petro, candidat de gauche à la présidence de l’année dernière, est à son plus haut niveau mais la confiance dans le processus électoral s’est effondrée. Une chose que beaucoup de gens craignent dans cette situation est une plus grande répression de la part du gouvernement actuel pour compenser sa perte de contrôle sur la situation. Il y a également un risque de fraude électorale pour les prochaines élections. Si Petro était élu, il serait le premier président de gauche de l’histoire de la Colombie, et il ne fait aucun doute que la réaction ne perdrait pas de temps à se battre pour rendre son gouvernement aussi inefficace que possible.

Une chose est sûre : La Colombie est plongée dans une crise sociale et économique qui ne peut que s’aggraver, une crise sans issue capitaliste. Le besoin de construire un soutien pour une alternative socialiste, au sein des mouvements de masse des travailleurs, des jeunes et de tous les opprimés, lié à une lutte sur tout le continent pour une fédération socialiste de peuples libres, n’a jamais été aussi grand.

Il est à noter que les gouvernements du monde entier n’ont pas critiqué les meurtres et les massacres en Colombie. Alternative Socialiste Internationale (ASI) se bat pour mettre en évidence l’hypocrisie des gouvernements qui parlent des droits humains dans certains pays mais pas dans d’autres, dans la lutte pour une véritable solidarité internationaliste de la classe ouvrière.


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