Meurtre sur commande, polygamie, comportement digne d’une secte, accidents de fusils, méthamphétamine, fauves, rivalités obsessionnelles et musique country : « Au royaume des fauves » offre un divertissement à plusieurs niveaux. Dans ce système en crise profonde et en déclin, la vérité est plus étrange que toute fiction imaginable. Aucune « alerte spoiler » n’est nécessaire ici car vous avez déjà tout vu ; la série de documentaires Netflix est devenue très populaire et fait l’objet de discussions intenses. Les débats en ligne sont axés sur des questions comme « Carole a-t-elle donné son mari à manger aux tigres ? » et « qui est le pire ? »
Cependant, cette série documentaire jette un éclairage déformé et exagéré sur des questions plus importantes concernant la société capitaliste, tant pendant cette pandémie qu’au-delà. Les commentaires de gauche se sont largement concentrés sur les débats concernant les droits des animaux, le « voyeurisme » exagéré des réalisateurs et leur méprise de genre répétée du seul personnage sympathique de la série, Saff Saffery, qui s’est fait arracher le bras par un tigre. Ce sont des questions importantes, mais les socialistes peuvent aller plus loin dans leur analyse.
Dans « Au royaume des fauves », on peut constater l’exploitation intense dont sont victimes des travailleurs vulnérables qui accordent une grande valeur à leur emploi, l’effet de distorsion qu’a la soif de profit incessante des entreprises sur divers aspects de notre vie, la concurrence acharnée entre entreprises, la violence et le sexisme inhérents au système, et bien plus encore. Le comportement des entreprises dans « Au royaume des fauves » ne sont pas des aberrations rurales bizarres : les grandes sociétés portent le comportement psychopathe et antisocial exposé dans ce documentaire à un niveau bien plus élevé. Mais les milliardaires tentent de cacher leurs crimes à grande échelle au lieu de voir chacun de leurs gestes enregistrés par caméra comme les « stars » de « Au royaume des fauves ».
Le journaliste Chris Hedges, lauréat du prix Pulitzer, a écrit que « le nihilisme moral de la culture des célébrités se constate pleinement dans les émissions de télé-réalité, dont la plupart encouragent un sombre voyeurisme dans l’humiliation, la douleur, la faiblesse et la trahison des autres ». Cette déclaration comporte d’importantes vérités, mais les socialistes ne devraient pas adopter une attitude condescendante à l’égard du besoin d’évasion des travailleurs dans le domaine du divertissement, surtout pendant cette pandémie et la douleur profonde ainsi que l’incertitude qui y sont associés. Nous avons tous un niveau de tolérance plus bas pour la télévision et les films pendant la quarantaine, tout comme lorsque l’on est sur un vol long-courrier.
Le succès de « Au royaume des fauves » a poussé les réalisateurs de la docuserie à produire un nouvel épisode qui va ajouter à sa popularité. Joe Exotic a récemment été diagnostiqué atteint du Covid-19 alors qu’il purgeait sa peine de 22 ans de prison pour cruauté envers les animaux et complot visant à tuer Carole Baskin. Bien que l’on entende des plaisanteries à ce sujet, il s’agit du prélude à une terrible propagation de l’infection et d’un nombre de décès élevé dans le système d’incarcération de masse des Etats-Unis. Alors que de nombreux travailleurs de l’industrie de la marijuana sont considérés comme essentiels pour aider les patients en souffrance, des centaines de milliers de personnes de couleur sont emprisonnées pour des délits non violents liés à la drogue. Cette tragédie n’est qu’un exemple de la façon dont les questions soulevées par la fascination des gens pour « Au royaume des fauves » méritent d’être discutées plus en profondeur.
Le capitalisme exposé
«Les seuls mobiles que l’économie politique mette en mouvement sont la soif de richesses et la guerre entre convoitises, la concurrence. »
Karl Marx, Manuscrits de 1844.
Les travailleurs sont terriblement traités dans les zoos de « Au royaume des fauves », et les anciens détenus, toxicomanes et sans-abri les plus vulnérables sont embauchés parce qu’ils n’ont pas d’autres options. Ils reçoivent des salaires de misère, de 100 à 150 dollars par semaine en moyenne, et vivent dans des conditions déplorables, avec des rats et sans eau courante. Les tigres et les travailleurs reçoivent de la viande périmée pour survivre. Comme dans la plupart des grandes entreprises, l’idée est colportée que les travailleurs et leurs patrons font partie d’une famille, ce qui sert à justifier une exploitation impitoyable. Bhagram « Doc » Antle, propriétaire de la réserve T.I.G.E.R.S., a déclaré : « Les seuls survivants ici considèrent qu’ils font quelque chose qui leur plaît et que ce n’est pas un travail. C’est un mode de vie dans lequel ils ont plongé ».
L’émission s’appuie fortement sur le contraste entre le piège à touristes agressif de Joe Exotic et le statut philanthropique à but non lucratif de la réserve naturelle agréée de Carole Baskin, Big Cat Rescue. Mais l’émission révèle également que Carole Baskin est millionnaire et que Big Cat Rescue a sa propre histoire d’exploitation sur le lieu de travail. Big Cat Rescue utilise un système insidieux de bénévoles qui ne seront jamais payés pour leur travail, même s’ils sont contraints de travailler de longues heures et de se passer de vacances. Comme de nombreuses associations, Big Cat Rescue joue sur les sentiments d’amour et de compassion des bénévoles pour les animaux afin d’enrichir la richesse personnelle de son propriétaire. Ce n’est pas une coïncidence si les zoos présentés dans « Au royaume des fauves » se situent tous dans des Etats où de terribles législations défavorables aux travailleurs sont en application. Les politiciens tant du Parti républicain que du Parti démocrate font pression pour que ce type de législation antisyndicale soit élargi sous couvert de la pandémie actuelle.
Il est clair que de nombreux travailleurs mal payés de ces zoos s’intéressent de près aux animaux, mais ils sont contraints, par l’impitoyable motivation du profit, de les garder en cage, de les maltraiter et probablement de les tuer discrètement lorsqu’ils ne sont plus rentables. Si ces lieux de travail étaient contrôlés démocratiquement, cette horreur n’aurait pas lieu. Il en va de même pour nos hôpitaux, notre alimentation et notre chaîne d’approvisionnement logistique qui sont confrontés à des conditions terribles pendant cette pandémie.
Le lieu de travail et l’économie capitalistes sont une dictature du profit, et non une démocratie durable. Dans ce système, les scientifiques consacrent leur travail aux armes plutôt qu’à la santé, les artistes développent des publicités plutôt que la culture, et des millions de travailleurs connaissent des conditions dangereuses dans des industries polluantes plutôt que de voir leur travail être consacré à une économie durable. Les travailleurs devraient avoir le contrôle de leurs lieux de travail et pouvoir décider de ce qui y est produit, de la manière dont cela est distribué et des services et divertissements qui profiteraient à la société. Pour réaliser cet avenir, nous devons lutter contre les milliardaires et leurs institutions fondées sur une cupidité sans merci.
Après que l’employé de Joe Exotic, Saff, ait perdu son bras à cause d’un tigre dans un accident de travail, Exotic a déclaré « Je ne m’en remettrai jamais financièrement », ce qui a donné lieu à des mèmes montrant à quel point Joe est un sociopathe égocentrique. Cette situation n’est pas unique dans le monde des entreprises. De nombreuses études ont montré que les dirigeants d’entreprises ont trois, voire cinq fois plus de chances d’être des psychopathes que la moyenne des gens. Le capitalisme récompense les gens qui ne se soucient pas des autres. Un abominable projet de meurtre commandité a envoyé Joe en prison, mais les dirigeants d’entreprise s’en tirent généralement avec une violence moins flagrante, mais plus mortelle. L’exemple de l’ancien CEO de Wells Fargo, Dick Kovacevich, aujourd’hui cadre chez Cisco et Cargill, est saisissant. Il veut renvoyer les travailleurs au boulot en pleine pandémie : « Nous allons progressivement ramener ces gens et voir ce qui se passe. Certains seront malades, d’autres pourraient même mourir, je ne sais pas… Voulez-vous prendre un risque économique ou un risque sanitaire ? C’est à vous de choisir ».
Qu’est-ce qu’une guerre pour le pétrole, comme celles menées en Irak avec le soutien des deux gros partis des Etats-Unis, si ce n’est un meurtre de masse pour détruire la concurrence ? Il y a aujourd’hui huit milliardaires qui possèdent plus de richesses que la moitié la plus pauvre des Etats-Unis. Alors que des millions de personnes meurent de faim dans le monde, il s’agit d’une forme de violence. Il ne fait aucun doute que la concurrence nue entre Joe Exotic, Carole Baskin et Bhagavan « Doc » Antle est vile, mais ce n’est qu’un exemple des rouages quotidiens qui régissent le capitalisme mondial et de la soif effrénée de profits à tout prix de l’élite dirigeante. Et tant pis si cela signifie la mort et la destruction pour l’humanité et la planète.
Big Cats & Big Business
Joe et d’autres dans cette terrible industrie des zoos ont commencé leur carrière dans ce secteur par une fascination et même un amour pour ces animaux. Au fil des ans, il est clair que le fait de posséder et de vendre des animaux exotiques devient un chemin vers la gloire et la fortune. Cette quête a conduit ces animaux majestueux à devenir des marchandises et des agneaux sacrificiels sur l’autel de la cupidité et de la notoriété des capitalistes. À la fin de la série, alors que Joe réfléchit à ses 20 années passées dans le zoo et dans le commerce d’animaux exotiques qui l’ont conduit en prison, il déclare à juste titre : « être en cage brise l’esprit. Est-ce que j’ai fait cela à mes animaux ? Je l’ai probablement fait ».
Les gens sont à juste titre choqués et indignés que les animaux étonnants de « Au royaume des fauves » soient transformés en rien de plus qu’un moyen de faire du profit, puis jetés au rebut lorsqu’ils ne procurent plus un revenu rapide aux millionnaires. Il y a entre 5 000 et 10 000 tigres en captivité aux Etats-Unis, contre 4 000 à l’état sauvage. Tout est un moyen de faire du profit sous le capitalisme.
Joe Exotic, « Doc » Antle, Jeff Lowe et d’autres se nourrissent de la compassion et de l’amour des gens pour ces animaux qui devraient être dans la nature et non enfermés dans des cages. Cela nous amène à une question plus importante que les zoos : la crise du changement climatique et ses effets sur l’écosystème, les animaux, la terre, l’avenir de l’humanité et de la planète, car le système capitaliste et ses politiques nous ont conduit à des conséquences mortelles, à l’image du Covid-19 qui nous a tous rendus jetables sous ce système malade.
La loi sur la sécurité des grands félins, introduite en 2017, interdirait la propriété privée des grands félins, les caresses publiques ou toute autre activité publique avec les animaux. Il y a actuellement 14 États, dont l’Oklahoma, qui autorisent la propriété de grands félins avec un permis ou une licence officielle. Jusqu’à présent, la loi n’a pas été votée au Congrès. Si elle est adoptée, elle modifierait la loi sur la sécurité des animaux sauvages en captivité, qui rend illégal le commerce des fauves entre Etats et à destination de l’étranger, afin d’interdire totalement la propriété privée des grands félins exotiques.
Le sexisme de “Doc” Antle et la défense des “Rednecks”
Cette série documentaire a été louée l’aperçu qu’elle donne des dessous miteux du capitalisme, mais elle a également fait l’objet de critiques justifiées pour son sensationnalisme voyeuriste et sa soumission aux stéréotypes envers les « rednecks » (les ploucs).
Les représentations des « rednecks » et de la classe ouvrière blanche et des pauvres en général sont stéréotypées et fausses, utilisées pour la valeur de choc et le divertissement banal. Les ouvriers et les pauvres des zones rurales ne sont pas tous des idiots ou des racistes comme Joe Exotic. Il existe une riche histoire d’idées socialistes, d’activisme ouvrier et de lutte de la classe ouvrière dans des États comme l’Oklahoma. Le 2 avril 2018, les enseignants de l’Oklahoma ont fait grève dans tout l’État contre les bas salaires, les coupes budgétaires dans l’enseignement et les classes surpeuplées dans le cadre des grèves d’enseignants de Red4Ed qui ont remis en question l’assaut incessant contre l’enseignement public. Le documentaire donne l’impression que Joe Exotic a obtenu 19% des votes dans tout l’Etat pour le poste de gouverneur de l’Oklahoma, alimentant l’impression que les gens sont stupides. Cependant, Exotic n’a obtenu cette dernière place que lors des primaires du minuscule parti libertarien.
Nous sommes éduqués dans un système capitaliste raciste qui utilise le racisme institutionnel pour diviser les larges couches de la classe ouvrière, en promulguant des politiques qui oppriment quotidiennement les travailleurs de couleur, en injectant des idées d’infériorité et de haine de soi parmi les personnes de couleur, les femmes et les communautés LGBTQI+ à travers des institutions comme l’enseignement et le divertissement. Les éléments de « rednexploitation » de « Au royaume des fauves » entrent en jeu, permettant aux spectateurs d’observer non seulement Joe Exotic, mais aussi les travailleurs qu’il exploite.
Cette approche sert également à miner les meilleurs aspects de « Au royaume des fauves ». Le documentaire donne souvent l’impression que l’exploitation impitoyable qu’il dépeint est causée par un groupe de mauvais individus excentriques, mais c’est le système du capitalisme lui-même qui est le véritable vecteur de cette haine et de cette exploitation quotidienne.
Ce problème est apparu après la diffusion de la série, lorsque Bhagram « Doc » Antle a tenté de réhabiliter son image dans une interview sur Oxygen. Le zoo d’Antle exploite ses travailleurs et ses animaux de la même manière, mais, contrairement au zoo d’Exotic, il est beaucoup plus haut de gamme. Dans l’interview, Antle a essayé de se cacher derrière le fait que la série de documentaires se nourrit de stéréotypes « redneck » qui ne s’appliquent pas à lui. Il a qualifié Exotic de « drogué » et Baskin d’ »extrémiste animalier », tout en se présentant comme un simple défenseur des animaux qui s’est laissé entraîner dans un conflit entre deux individus. Mais nous ne pouvons pas laisser cela masquer les crimes d’Antle et la façon dont ils sont liés à l’exploitation et à l’oppression du capitalisme.
Joe Exotic utilise son pouvoir, ses ressources et son argent pour manipuler de jeunes hommes, tout comme Antle le fait envers de jeunes femmes. Antle dirige un harem et recourt aux mêmes méthodes de contrôle social et économique que Joe Exotic, mais à un niveau plus sophistiqué. Des adolescentes sont embarquées comme stagiaires et vivent avec lui dans la réserve naturelle en travaillant 16 heures par jour sans interruption. Antle choisit les tenues de ses « associés » et leur demanderait de se faire poser des implants. Selon une ancienne employée interrogée dans la série, elles devaient coucher avec lui pour avoir un avancement. Même si Antle tente de minimiser le fonctionnement de secte de sa réserve comme étant une manipulation des cinéastes, ses propres déclarations n’offrent pas d’image si différente : « Cela doit supplanter tous nos autres espoirs, désirs, rêves et envies… Les mariages, les enterrements et les relations à Noël s’évanouissent parce que les 80 tigres seront toujours là à attendre que vous leur livriez leur prochain repas ».
Doc est un sexiste dégoûtant, et c’est choquant. Mais ce n’est pas unique à lui. La classe dirigeante est profondément sexiste, comme le montrent Brett Kavanaugh, Jeffrey Epstein, Harvey Weinstein, R. Kelly, Donald Trump et Joe Biden ! Le capitalisme engendre le sexisme et la pandémie entraîne des pics de violence domestique.
La solution socialiste à l’exploitation
« Et ainsi les faits nous rappellent à chaque pas que nous ne régnons nullement sur la nature comme un conquérant règne sur un peuple étranger, comme quelqu’un qui serait en dehors de la nature, mais que nous lui appartenons avec notre chair, notre sang, notre cerveau, que nous sommes dans son sein, et que toute notre domination sur elle réside dans l’avantage que nous avons sur l’ensemble des autres créatures, de connaître ses lois et de pouvoir nous en servir judicieusement. »
Friedrich Engels, Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme.
« Au royaume des fauves » met en évidence l’impitoyable impact du capitalisme sur l’humanité et la nature. Son succès massif est dû à un certain nombre de facteurs, mais son audience mondiale explosive repose sur les conséquences de la pandémie mondiale de Covid-19 et du fait que des millions de travailleuses et de travailleurs sont confinés. Les gens ont eu plus de temps pour s’adonner à Netflix. Ensuite, l’exploitation et la corruption décrites dans l’émission ont des parallèles inquiétants avec la gestion de la pandémie.
Les chefs d’entreprise de « Au royaume des fauves » ne sont pas les seuls criminels millionnaires et milliardaires qui détiennent un pouvoir sur la vie des gens, des animaux, de la planète. Le capitalisme est un système malade et la seule force ayant le pouvoir potentiel de mettre fin à son règne de terreur est la classe ouvrière mondiale et les pauvres. Au cours de cette pandémie, la classe ouvrière mondiale a fait preuve d’ingéniosité, de solidarité et d’amour pour l’humanité en s’entraidant, en valorisant les travailleurs de première ligne et en luttant ensemble.
Il faut faire face aux défis auxquels nous sommes confrontés avec cette pandémie et la crise climatique par l’entrée en action de la classe des travailleurs autour de revendications concrètes pour améliorer nos vies. Ce mouvement pourrait poser les bases pour que la soif de profit cesse de dominer notre travail, nos esprits et notre relation avec la nature. Nous avons besoin d’une alternative socialiste au capitalisme pour que les horreurs de « Au royaume des fauves » finissent par être un artefact de l’histoire mis au rebut, au même titre que la pauvreté, la guerre, l’exploitation, l’oppression, le sexisme, le racisme et le manque d’accès aux soins de santé.
Bryan Koulouris et Eljeer Hawkins, Socialist Alternative (ISA aux États-Unis)