Elections historiques en Irlande : comment aboutir à un réel changement?

Les élections générales irlandaises de 2020 furent historiques. Ce n’est que la deuxième fois que le vote combiné du Fianna Fáil et du Fine Gael est passé sous la barre des 50 %. La première fois, c’était en 2016, quand le nombre de leurs voix était passé de 0,2 % sous la barre des 50 %. Mais cette fois-ci, il s’agit de 43,4 % à peine, un taux historiquement bas.

Ces élections se sont déroulées sous le signe de l’aspiration au « changement réel » éprouvée par la base de la société, avec la compréhension que cela ne pouvait être atteint qu’en rejetant le Fianna Fáil et le Fine Gael. C’est le Sinn Féin qui est sortir vainqueur du suffrage en obtenant 24,53 % des voix, mais c’est le Fianna Fáil qui a obtenu le plus grand nombre de sièges, car le Sinn Féin n’a pas présenté suffisamment de candidats pour tirer le meilleur parti de sa montée en puissance.

Un vote pour un changement réel

Ces résultats sont inédits, mais un « vrai changement » arrivera-t-il pour autant ? Les travailleurs et leurs familles verront-ils leur vie transformée par la réduction des inégalités économiques flagrantes et par l’adoption de mesures sérieuses pour lutter contre le changement climatique capitaliste ? Tout dépend de ce qui va arriver maintenant. Le Sinn Féin (SF) utilisera-t-il la plateforme que ces élections lui ont données pour défier avec ambition non seulement les partis capitalistes irlandais, mais aussi le système capitaliste lui-même ?

Si le SF et les Verts excluaient d’entrer en coalition avec le Fianna Fáil et le Fine Gael, cela pourrait donner une énorme impulsion à la création d’un mouvement de « pouvoir populaire » reposant sur les syndicalistes, les travailleurs en général et tout particulièrement les jeunes pour véritablement changer la société irlandaise. Nous pensons que c’est la voie que le Sinn Féin et les Verts devraient suivre.

Toutefois, ces deux partis se sont déclarés prêts à former une coalition avec le Fianna Fáil ou le Fine Gael. Si cela devait se produire, ils auraient la responsabilité de jeter les espoirs et les aspirations de leurs électeurs dans un cul-de-sac de déception. Le rôle principal du Fianna Fáil et du Fine Gael est de veiller à la protection des intérêts des entreprises et des super-riches. Notons également que le Sinn Féin a déclaré qu’il n’avait pas de lignes rouges et que toutes les propositions qu’il a présentées lors des élections étaient négociables. Au pouvoir dans le Nord, le SF a d’ailleurs instauré des politiques préjudiciables aux travailleurs.

Un contexte difficile

Solidarity, initiative qui comprend le Socialist Party irlandais, s’est présenté dans neuf circonscriptions – Dublin Fingal avec Terry Kelleher ; Dublin Bay North avec Michael O’Brien ; Dublin Central avec Rita Harrold ; Dublin South West avec Sandra Fay ; Longford/Westmeath avec Dom Parker ; Galway West avec Conor Burke et Limerick City avec Mary Cahillane. Nos efforts se sont toutefois essentiellement portés sur la réélection de nos deux députés en exercice, Mick Barry à Cork North Central et Ruth Coppinger à Dublin West. Nous faisions partie d’une alliance plus large : Solidarity-People Before Profit.

Le climat qui s’est développé pendant la campagne en faveur d’un réel changement s’est principalement traduit par la croissance du soutien au Sinn Féin en tant que plus grande force politique ne faisant pas partie des partis de l’establishment. Le contexte général de l’élection a donc été difficile et sensiblement différent de celui de 2016.

En 2016, nous sortions du mouvement de masse contre la taxe sur l’eau, que nous avions contribué à initier et à diriger et qui avait renforcé la confiance des gens en leurs propres forces. Depuis lors, ceux-ci se sont généralement retirés d’une implication active, à l’exception de la lutte pour l’abrogation de l’interdiction constitutionnelle du droit à l’avortement en 2018. Cette élection était donc plus difficile pour ceux dont la politique repose sur la construction de campagnes actives et l’implication large de la population.

Les résultats

Nous nous réjouissons de la réélection de Mick Barry dans la circonscription de Cork North Central. Nous avons mené une campagne dynamique qui a reçu un accueil positif et un nouveau soutien dans de nombreux domaines. Mick a résisté à une énorme pression du Sinn Féin, qui a obtenu 26,7 % des votes de première préférence (plus du double de son vote de 2016), pour remporter le dernier siège. Au Parlement, Mick fut un admirable représentant des travailleurs qui a fait entendre des positions clairement socialistes. Il continuera à utiliser le Parlement comme une tribune pour la classe ouvrière.

Nous avons par contre été très fortement déçus que Ruth Coppinger n’ait pas été réélue faute de quelques centaines de voix à Dublin Ouest. Cette circonscription était l’une des plus disputées de l’État. Le Sinn Féin a connu une forte progression et a remporté 28 % des voix (le double de son score de 2016). En outre, les Verts ont également progressé en passant de 4 % dans cette circonscription en 2016 à plus de 11 % cette fois-ci. Dans ce contexte extrêmement difficile, auquel s’ajoute le fait que nous étions face au Taoiseach (Premier ministre), la performance de Ruth a été incroyablement forte pour atteindre 10 %. Mais ce fut hélas légèrement trop peu. Il ne fait aucun doute que Ruth continuera à défendre la cause des travailleurs, des femmes et de la planète en dehors du Parlement comme elle l’a toujours fait.

Notre déception n’a d’égale que celle de nombreux habitants de Dublin Ouest et du pays, en particulier (mais pas exclusivement) des femmes, en raison du rôle décisif que Ruth a joué sur toutes les questions concernant les femmes. Lorsque la possibilité que Ruth perde son siege est devenue évidente, une femme a tweeté : « ce serait une énorme honte que Ruth Coppinger ne conserve pas son siège. Cette femme a été le visage de tant de changements et une icône absolue pour les jeunes femmes en politique. J’espère qu’elle est fière de ce qu’elle a accompli pendant son mandat ! J’adore cette femme de tout mon cœur et je me révolterai personnellement si elle ne conserve pas son siège ».

Mettons les choses au clair

Nous tenons à remercier tous les membres du Socialist Party qui ont défendu Solidarity avec des moyens très limités. Il n’est pas facile d’être candidat et nous avons beaucoup apprécié leur volonté et leur détermination. Nous tenons tout particulièrement à mentionner Sandra Fay, candidate à Dublin Sud-Ouest, car notre décision de nous présenter dans cette circonscription a injustement été critiquée par certains comme nuisant aux chances de réélection de Paul Murphy.

Solidarity et le Socialist Party avaient tout à fait le droit de se présenter à Dublin Sud-Ouest, où nous nous présentons sans discontinuité aux élections depuis près de 25 ans. Nous avons dû faire face à la défection de notre député, Paul Murphy, qui avait bénéficié de la base constituée par notre parti au fil des décennies ainsi que du travail acharné de nombreux membres du parti pour qu’il soit précédemment élu non pas une, mais deux fois. Nous avions tous les droits de nous présenter, et la possibilité de le faire sans affecter matériellement les perspectives de Paul Murphy est l’un des avantages du système électoral irlandais (scrutin à vote unique transférable).

Sandra a ainsi recueilli 3.696 voix, dont elle lui a transféré plus de 2.400 (les deux tiers), ce qui lui a permis d’être réélu de justesse. Nous espérons que ceux qui ont critiqué à tort notre décision de nous présenter reconnaîtront maintenant que leurs critiques ou leurs attaques étaient injustifiées.

Nous tenons à féliciter les autres députés qui se sont présentés sous la bannière de Solidarity-People Before Profit et qui ont été réélus : Richard Boyd Barrett, Brid Smith, Gino Kenny, Paul Murphy et d’autres, dont Joan Collins et Thomas Pringle.

Solidarity et le Socialist Party continueront d’essayer d’aider les travailleurs et les jeunes à s’organiser et à se battre tout en les incitants parallèlement à lutter en faveur d’une véritable transformation socialiste de la société. Comme nous l’avons toujours défendu, et comme la crise du changement climatique le montre de plus en plus clairement, la propriété publique démocratique et la planification des principales richesses et ressources économiques par les travailleurs sont les seules solutions pour faire face aux problèmes que pose la société capitaliste.

Formation du gouvernement : aucune coalition avec le FF ou le FG !

Ne pas entrer en coalition avec le Fianna Fáil ou le Fine Gael ne devrait pas être considéré comme une option préférable, car cela implique qu’il y aurait des circonstances où cela serait acceptable pour le Sinn Féin d’entrer au gouvernement avec l’un ou l’autre.

Nous estimons que le Sinn Féin en particulier, mais aussi les Verts, devraient exclure catégoriquement toute coalition avec le Fianna Fáil ou le Fine Gael. Tout gouvernement qui impliquerait le Fianna Fáil ou le Fine Gael serait incapable d’apporter le changement réel et significatif dont les gens ont besoin et se révélerait au contraire décevant. Le seul but de ces deux partis est de préserver l’économie et l’État capitalistes truqués qui favorisent les super-riches et les grandes entreprises.

Il convient de rappeler la profonde déception qui a suivi lorsqu’en 1992, puis en 2011, les travaillistes ont obtenu un vote massif en promettant des changements significatifs et ont ensuite ramené au pouvoir le Fianna Fáil et, plus récemment, le Fine Gael. En 1992, les travaillistes avaient obtenu 19,3 % des voix et 33 sièges et, en 2011, 19,4 % et 37 sièges.

Exclure ces coalitions ne signifierait pas inévitablement que d’autres élections générales devraient être organisées. Des élus indépendants et des partis sont déjà entrés en coalition avec le Fianna Fáil et le Fine Gael et il semble probable qu’ils puissent s’entendre à nouveau.

Certains ont parlé d’un éventuel gouvernement sans le Fianna Fáil ou le Fine Gael mais avec presque tous les autres. Nous comprenons que cela puisse être attrayant, mais ce serait difficile à réaliser, notamment parce que des partis et des indépendants ont une prédisposition à soutenir le Fianna Fáil et le Fine Gael au pouvoir. Ils voudront à nouveau suivre cette voie.

Le Socialist Party estime qu’il est correct de discuter avec tout parti qui souhaite un réel changement et qui considère sérieusement la lutte en faveurs des intérêts des travailleurs et des jeunes.

Les bases d’un véritable changement

Dans toutes ces discussions, y compris celles concernant un gouvernement alternatif, il faut un engagement sur des points spécifiques mais aussi sur la politique fondamentale générale.

L’État doit immédiatement agir pour construire 100.000 logements abordables à louer ou à acheter ; instaurer un salaire minimum de 15 euros et consacrer dans la loi le droit des travailleurs à être représentés par le syndicat de leur choix ; investir massivement pour développer des services publics adéquats et mettre fin à toutes les formes de privatisation qui ont sapé les services publics, notamment dans le domaine de la santé ; séparer l’Église et l’État ; défendre une véritable unité entre les travailleurs du Nord et entre ceux du Nord et du Sud, car nos intérêts communs en tant que travailleurs sont cruciaux pour s’opposer aux politiques qui alimenteraient une dangereuse division sectaire, une violence potentielle ou toute forme de coercition à l’égard de l’une ou l’autre communauté.

Il est essentiel de rompre avec l’économie capitaliste truquée grâce au contrôle public démocratique et à la propriété collective des principales richesses et ressources économiques. C’est essentiel si l’on veut s’attaquer aux principaux problèmes auxquels la société est confrontée.

Si les grandes lignes d’un gouvernement alternatif étaient réunies, les élus de gauche et socialistes devraient adopter l’approche ci-dessus comme ligne de conduite. Si ces changements ne sont pas acceptés, un tel gouvernement alternatif serait à la merci des intérêts économiques capitalistes qui contrôlent actuellement l’économie et qui utiliseraient leur pouvoir économique pour bloquer tout changement réel. Les députés de gauche et socialistes ne devraient pas approuver une approche qu’ils ne pensent pas être en faveur des travailleurs ordinaires. Ils devraient continuer à s’organiser dans la perspective d’un véritable gouvernement socialiste de gauche.

Permettre un changement de gouvernement

Cependant, nous souhaitons affirmer très clairement que s’il y avait un choix à faire pour le prochain gouvernement entre un nouveau gouvernement alternatif, sans la participation du Fianna Fáil ou du Fine Gael, et un gouvernement dominé par le Fianna Fáil et le Fine Gael, nous préconiserions que les députés de gauche et socialistes votent pour permettre au nouveau gouvernement d’arriver au pouvoir, sans toutefois y participer.

De cette façon, les gens ordinaires verront en pratique quelle approche et quelles politiques le nouveau gouvernement met en œuvre, et notre travail consistera à leur demander de rendre des comptes au sujet de leurs promesses électorales et à organiser les travailleurs, les femmes et les jeunes pour poursuivre la lutte en faveur d’un changement réel. Le potentiel de lutte pour un changement initié par la base a été illustré dans la campagne elle-même par la protestation massive des travailleurs des garderies, la grève des enseignants et la colère permanente sur la question des pensions.

Indépendamment de ce qui se passera exactement dans les semaines et les mois à venir, le rejet massif du Fianna Fail et du Fine Gael et le désir d’un véritable changement sont les éléments les plus importants qui ressortiront de cette élection. Les gens ont voté pour le Sinn Féin en très grand nombre. La question est maintenant de savoir si le Sinn Féin agira de manière à représenter réellement ce désir de changement fondamental ou s’il sauvera le Fianna Fáil ou le Fine Gael, comme l’ont fait les travaillistes en 1992 et en 2011.

Déclaration du Socialist Party, sections irlandaise de l’Alternative Socialiste Internationale (ASI)


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