L’appui sournois d’une partie de la députation de Québec solidaire à un candidat externe au parti, issu du monde des affaires et compromis par sa collaboration avec le maire de Québec Régis Labeaume, témoigne de la perspective électoraliste, réformiste et mécanique qui gagne la direction du parti. L’ingérence de l’aile parlementaire dans le processus d’investiture de la circonscription de Jean-Talon n’a donc rien d’anecdotique.
Le « Jean-Talon Gate » est le symptôme d’une divergence stratégique profonde et croissante au sein du parti. La question soulevée par cette péripétie est de savoir quelle stratégie nous permettra de transformer la société. Deux perspectives stratégiques diamétralement opposées s’affrontent ici. Ce conflit s’accentuera au fur et à mesure que les événements sociaux mettront le parti à l’épreuve.
Deux stratégies opposées
D’une part, encouragées par les derniers succès électoraux, la députation et la direction du parti s’engouffrent dans une stratégie électoraliste et réformiste à courte vue sur la base du postulat suivant : pour transformer la société, il faut d’abord gagner les élections puis appliquer des réformes. Pour arriver à cette fin, il serait justifié d’interférer dans les processus d’investiture des associations locales, par la porte de derrière si nécessaire, pour maximiser les possibilités de victoires électorales à court terme.
D’autre part, nous, les membres d’Alternative socialiste, croyons qu’une majorité des militants et de militantes de Québec Solidaire (QS) considèrent au contraire que la lutte électorale ne se suffit pas à elle-même. Nous croyons que pour transformer la société, la stratégie doit être de bâtir un rapport de force social, et pas seulement électoral. Par conséquent, nous croyons qu’une stratégie opportuniste qui nous amène à tenter des raccourcis démocratiques mine QS par la base. Elle sape les liens qui doivent se construire entre le parti et les mouvements sociaux afin que des candidatures populaires, crédibles et militantes émergent du parti lui-même.
Impossible de transformer la société avec une stratégie réformiste et électoraliste
Si l’objectif de la direction de QS est de remporter les élections à court terme et d’assurer des jobs de député·es ou de permanences à ses ami·es, elle s’y prend parfaitement bien. Pour transformer la société, par contre, c’est une autre histoire. En plantant des candidatures vedettes « respectables », elle peut espérer remporter une élection sur un coup de dés. Autrement dit, il est possible que QS arrive au pouvoir sans pour autant que la conscience de classe de l’électorat n’ait évolué. La volatilité du vote rend possible cette avenue.
La montée en flèche de l’Action démocratique du Québec (ADQ) il y a plusieurs années, la vague orange du Nouveau parti démocratique (NDP) en 2011 et plus récemment la remontée du Bloc québécois témoignent qu’une telle victoire électorale pour QS est envisageable. Afin de maximiser les chances de voir ce scénario se concrétiser, la direction et la députation cherchent à présenter des candidatures respectables du point de vue de l’establishment, c’est-à-dire inoffensives au bon déroulement de la course aux profits. Concrètement, cette stratégie électoraliste dans Jean-Talon aurait permis de gagner la sympathie des couches sociales indécises – en l’occurrence les jeunes entrepreneurs qui entretiennent le fétichisme des start-ups – en édulcorant le discours du parti. Frédéric Poitras, homme d’affaires, ancien candidat et conseiller de Labeaume, répondait à cette exigence.
Le problème avec cette stratégie réformiste et électoraliste, c’est qu’elle ne fonctionne pas, n’a jamais fonctionné et ne fonctionnera jamais pour transformer la société radicalement. Elle ne nous permettra même pas de réaliser le programme de QS. Dans le cadre du capitalisme mondialisé et financiarisé, l’État – même contrôlé par un parti majoritaire possédant un programme de transformation sociale comme QS – n’a que peu de pouvoir. La seule course au gouvernement est un cul-de-sac. L’expérience de SYRIZA à la tête du parlement grec montre qu’une fois la gauche réformiste au pouvoir, la lutte des classes, loin d’entrer en veilleuse, ne fait que s’accentuer.
Assis entre deux chaises
Pour avoir la force d’appliquer notre programme politique jusqu’au bout et ainsi enrayer le désastre environnemental, l’exploitation et l’oppression, il faut construire et entretenir un rapport de force bien au-delà des murs de l’Assemblée nationale. Faute de construire ce rapport de force social qui permettra de contrecarrer les attaques d’un patronat en panique (ex. lock-out massif, fuite de capitaux, campagne de diffamation), mais surtout de contraindre un éventuel gouvernement solidaire à appliquer son propre programme, celui-ci ne restera qu’un vœu pieux.
SYRIZA a complètement capitulé afin de juguler les contradictions inhérentes au fait d’être assis entre deux chaises, entre celle du capitalisme et celle du socialisme. Le 20e et déjà le 21e siècle fournissent suffisamment d’exemples en ce sens. Il n’y a aucune raison que QS échappe à ce phénomène.
Pour nous, la stratégie de construction de QS doit reposer sur l’interrelation entre le parti et les mouvements sociaux. Tout opportunisme électoral (ex. alliance avec le Parti québécois, parachutage de candidatures vedettes coupées des luttes) doit être repoussé dans la mesure où cette stratégie nuit aux liens à créer avec les gens en lutte. La formule sur le parti des urnes et de la rue n’a rien d’une rhétorique creuse. C’est une question de vie ou de mort pour le parti.
Enraciner le parti dans les luttes
Nous considérons que la lutte électorale doit être vue comme une des opportunités (importante, certes) d’enraciner le parti dans notre classe sociale. Cet enracinement se construit surtout dans l’implication des membres de QS au sein des mouvements sociaux, dans leur syndicat, dans leurs associations étudiantes, au sein des comités de quartiers, dans les manifestations… Bref, dans la lutte de terrain. En conjuguant les revendications émanant des différentes luttes particulières avec un programme politique complet appelant à la transformation radicale de la société, QS peut devenir le véhicule politique de LA lutte, celle pour le socialisme démocratique. À ce moment, nous aurons construit un réel rapport de force sociale. L’application de notre programme sera à l’ordre du jour.
Pour des candidatures qui émergent des luttes
Pour revenir au « Jean-Talon Gate », nous sommes d’avis que nos candidatures doivent provenir du bassin de militants et de militantes qui ont fait leurs preuves à travers leur implication sociale. Toutes manœuvres ayant pour effet de miner la relation entre QS et les mouvements sociaux doivent être combattues, car elles affaibliront le parti, même si elles se traduisent effectivement par une victoire électorale de plus. Nous sommes d’avis qu’aucun compromis en ce sens ne doit être accepté. Les manœuvres d’une partie de la députation ont été dénoncées avec raison. La victoire d’Olivier Bolduc sur Frédéric Poitras est la preuve que les militants et militantes de la base ne se laissent pas traiter comme des courroies de transmission.
En vue du congrès de QS
En ce sens, la proposition d’amendement 6.6.12 alinéa 1 de l’association de QS dans Viau sur le rôle des député·es traduit cet état d’esprit : « respecter un devoir de réserve en ne publiant aucun appui ou prise de position, direct ou indirect, par n’importe quel moyen de communication, concernant : toutes les élections internes du parti, à l’échelle locale, régionale et nationale, toutes les assemblées d’investitures locales ainsi que tout débat initié par les membres en dehors des instances statutaires ».
Mais le débat ne s’arrêtera pas là. Il ne s’agit pas d’une mésentente anecdotique qu’il est possible de corriger par une modification des statuts du parti. Il faut entamer un débat politique de fond sur les stratégies qui nous permettront de construire le parti et de transformer la société.
Le « Jean-Talon Gate » nous montre que l’heure est venue pour la gauche de QS de se réseauter pour défendre ses candidatures, ses stratégies et ses tactiques. Nous devons nous coordonner afin de nous assurer que le programme de transformation sociale de QS devienne une réalité vivante plutôt qu’un énoncé de principes laminé et accroché aux murs des bureaux de notre aile parlementaire. La préparation en vue de l’adoption de l’amendement de Viau doit nous servir de base pour le travail de concertation à venir.
H. K.