Les socialistes révolutionnaires ne sont pas des gérant·e·s d’estrades. Le principal objectif d’une organisation révolutionnaire n’est pas de parler de socialisme de façon abstraite, mais de le faire vivre par son intervention dans la lutte de classe en cours. Par exemple, combattre les dérives électoralistes et réformistes dans Québec solidaire est un travail révolutionnaire. Mais uniquement le dire dans nos publications est insuffisant : il faut aider à la construction de ce parti et pousser des lignes politiques qui concourent à l’atteinte de notre objectif principal, soit la création d’un parti de masse des travailleurs·euses, préalable nécessaire pour une révolution socialiste victorieuse.
En tant que socialistes, nous prônons la prise du pouvoir politique par la classe ouvrière pour renverser la domination de la bourgeoisie et construire une société socialiste. Le premier réflexe que nous devons donc avoir en tout temps est : où sont la classe ouvrière et les forces anticapitalistes en ce moment et comment pouvons-nous intervenir ? Il faut donc regarder toutes les initiatives politiques de la classe avec une grande attention. Plusieurs moments dans notre histoire témoignent de cela et permettent d’expliquer l’attitude que nous avons par rapport à Québec solidaire aujourd’hui.
Lénine et le Labour Party
Dans « la maladie infantile du communisme (le gauchisme) », Lénine donne trois conseils aux communistes anglais·es : 1) unifiez vos organisations en un seul parti communiste (PC); 2) participez aux élections; 3) faites un « accord électoral » avec le Labour Party en vue des prochaines élections. Évidemment, à condition de pouvoir dénoncer la direction réformiste du Labour [1], c’est-à-dire avoir une liberté de critique.
Ce livre est publié quelques mois avant l’ouverture du IIe congrès de l’Internationale communiste. La position adoptée va plus loin et dit clairement que le Parti communiste doit adhérer au Labour Party. Durant les débats, Lénine y déclare : « Dans ces conditions, ce serait commettre une erreur que de ne pas s’affilier à ce parti ». Il termine son discours ainsi : « Si le Parti communiste anglais commence par agir révolutionnairement au sein du Labour Party et si les Henderson se voient contraints de l’exclure, ce sera une grande victoire du mouvement ouvrier communiste et révolutionnaire de Grande‑Bretagne [2] ».
À sa fondation, le Parti communiste de Grande-Bretagne avait environ 10 000 membres. Le Labour Party, plus de 4 millions. Le Labour était LE parti de la classe ouvrière anglaise. Il avait un programme socialiste [3] et une structure fédérative où il était possible d’adhérer en tant que groupe (parti ou syndicat) dans la structure du parti.
L’idée derrière l’adhésion était d’organiquement lier le parti révolutionnaire avec le parti de la classe ouvrière et de combattre le monopole de la direction réformiste sur le mouvement ouvrier. Cela répondait également à des objectifs politiques précis soit le potentiel développement d’une crise révolutionnaire advenant une victoire électorale du Labour.
Dans les faits, le Labour n’a jamais accepté l’adhésion du PC, mais l’odieux de la division de la classe ouvrière était porté par la direction réformiste et non par les communistes.
De l’opposition de gauche à la création de la Quatrième Internationale
Au Ve congrès de l’Internationale communiste (1924), l’influence de Staline et le poids de la bureaucratie se font de plus en plus sentir. L’idée du « socialisme dans un seul pays » adopté lors du XIVe congrès du Parti communiste de l’Union soviétique (1925) entre de plus en plus en contradiction avec les intérêts de la « révolution mondiale » prônée au début des années 1920. Se constituent donc dans presque tous les PC, des groupes qui vont se nommer « opposition de gauche [4] ». Ceux-ci regroupent tous les éléments critiques des politiques staliniennes et y mènent des luttes de lignes dans les partis communistes.
Ces groupes se font exclure en 1933, mais ce n’est qu’en 1938 que sera créée la IVe Internationale. Encore là, le poids de la division repose sur les bureaucrates staliniens et non sur les socialistes révolutionnaires. La simple chronologie des faits démontre à quel point la rupture organisationnelle ne se fait pas à la légère et ne se réalise pas uniquement sur des désaccords politiques, mais en fonction de plusieurs autres facteurs, dont le rapport de force global.
Après l’exclusion de l’opposition de gauche d’avec les organisations staliniennes, le premier réflexe de Trotsky et de ses partisan·ne·s est de trouver un nouveau point de contact politique avec la classe ouvrière. Ils le trouvent dans les partis révolutionnaires avec des assises prolétariennes et critiques du stalinisme. Trotsky identifie clairement une tendance qui ne fait que prendre de l’ampleur au cours des années trente.
En France, les bolcheviks-léninistes vont littéralement entrer dans la SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière) et vont plus particulièrement travailler en étroite collaboration avec la tendance Gauche révolutionnaire de Marceau Pivert. Les bolcheviks-léninistes vont, par exemple, jouer un rôle de premier plan dans la construction des groupes d’autodéfense du Parti socialiste contre les organisations fascistes [5]. Ils se font exclure, avec les militant·e·s de la Gauche révolutionnaire, en 1938, et vont fonder ensemble l’éphémère Parti socialiste ouvrier et paysan, qui disparaît en 1940 sous l’occupation allemande.
La question fut également posée en Espagne, où la section espagnole de l’opposition de gauche animée par Andreu Nin [6] (Gauche Communiste Espagnole) décide de créer un nouveau parti politique, le POUM (Parti ouvrier d’unification marxiste). Nin prônait la création d’un nouveau parti et Trotsky militait en faveur de l’entrée des bolcheviks-léninistes dans l’aile jeunesse du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE). En pleine révolution espagnole, l’aile jeunesse du PSOE se radicalisait et contestait de plus en plus sa direction réformiste. L’idée de Trotsky était d’intervenir directement dans ce processus et non pas de s’en isoler par la création d’un énième parti comme le soutenait Nin. La décision de créer le POUM sans planifier d’intervention consciente vers l’aile jeune du PSOE a été une erreur importante et a laissé le champ libre aux stalinien·ne·s pour imposer sa politique d’alliance avec la bourgeoisie républicaine. Le slogan du PCE à l’époque était « république d’abord, révolution ensuite »…
Lorsque les groupes de l’opposition de gauche ont été exclus, le premier réflexe n’a donc pas été de faire cavalier seul, mais de s’orienter vers l’aile gauche de la social-démocratie en processus de radicalisation dans les années trente. La position de Trotsky était claire. Bien qu’il soit nécessaire d’avoir un parti révolutionnaire discipliné avec un programme politique cohérent, rien n’interdit que ce parti intervienne dans les partis de masse. Au contraire, la contestation du monopole des directions réformistes sur les mouvements de masse est l’une des fonctions du parti révolutionnaire [7].
Éviter le sectarisme et l’opportunisme : Du « Open Turn debate » au « Scottish Debate »
C’est donc en suivant pleinement cette ligne que les camarades de The Militant ont été, pendant plus de 20 ans, la colonne vertébrale révolutionnaire du Labour Party jusqu’à leur expulsion définitive au milieu des années 1980. Plusieurs militant·e·s se font expulser les un·e·s après les autres durant cette décennie, mais la rupture définitive ne survient réellement que lors de l’épisode de la Poll Tax au début des années 1990. Où malgré son opposition en principe, le Labour Party collectait la taxe dans les municipalités où il était au pouvoir, taxe injuste pourtant ouvertement boycottée par la majorité de la classe ouvrière.
À mesure que les partis traditionnels de la classe ouvrière adoptent, les uns après les autres, le libéralisme économique, les sections du CIO lancent dans les années 90 le mot d’ordre de la création de nouveaux partis de masse de la classe ouvrière [8] et le CIO a été partie prenante de ces processus un peu partout dans le monde.
C’est sur cette question qu’un débat a eu lieu entre la section écossaise et les autres sections du CIO dans le monde. À la fin des années 1990, la section écossaise décide de lancer un parti large regroupant plusieurs tendances politiques anticapitalistes. Le CIO est d’accord avec cette initiative, mais pas au prix de sacrifier l’organisation révolutionnaire. Ce débat est plus connu sous le nom de « Scottish Debate ». La majorité de la section écossaise décide malgré tout d’aller de l’avant, ce qui conduit à la liquidation de la section du CIO dans le parti large et lorsque ce dernier fait naufrage il a fallut reconstruire l’organisation révolutionnaire en Écosse.
Le parti révolutionnaire doit construire et intervenir dans les mouvements larges de la classe ouvrière sans abandonner son programme révolutionnaire. C’est ce nous appelons la double tâche [9]. L’un ne va pas sans l’autre. La relation est dialectique. Le parti révolutionnaire ne doit pas être isolé de la lutte de classe réelle, ainsi nous apprenons de ces luttes et prenons le pouls de la classe. Mais en même temps, par la participation concrète de nos cadres dans les luttes quotidiennes de la classe ouvrière, nous permettons à ces mouvements de se radicaliser en y défendant une position de classe claire.
Les socialistes révolutionnaires et Québec solidaire
À la lumière de cette tradition, comment pouvons-nous analyser notre intervention dans Québec solidaire ? Pour reprendre les mots de Trotsky : « il faut savoir où on trouvera des points de contact dans la conscience de larges cercles de travailleurs·euses. Il faut établir des relations adéquates avec les organisations de masse » [10].
Au Québec, en 2018, où sont ces points de contact? Évidemment, dans les syndicats et le mouvement étudiant, cela ne fait aucun doute. Mais nous ne pouvons nier que Québec solidaire est également un lieu de convergence important des militants·e·s anticapitalistes qui comprennent l’importance du pouvoir politique. La composition sociale de QS est hétérogène, mais une partie de plus en plus importante de militant·e·s syndicaux et de travailleurs·euses s’y retrouvent. Plusieurs éléments de son programme nous permettent d’avoir une discussion politique sérieuse avec les gens sur les contradictions du système capitaliste. Il faut voir QS comme un processus historique, la première expérience durable d’une réelle gauche politique au Québec. En tant que militant·e·s révolutionnaires, ne pas participer à ce combat du mieux qu’on peut serait une grossière erreur.
Notes
[1] Lénine, La maladie infantile du communisme (le gauchisme), Pékin, 1976, p.84.
[2] Lénine, Discours sur l’affiliation au Labour Party de Grande-Bretagne, II° congrès de l’Internationale communiste, 6 août 1920.
[3] La Clause IV fut adoptée en 1918 et « la nationalisation des moyens de production, de distribution et d’échange » fut retirée en 1995. La Clause IV se lisait comme suit : « To secure for the workers by hand or by brain the full fruits of their industry and the most equitable distribution thereof that may be possible upon the basis of the common ownership of the means of production, distribution and exchange, and the best obtainable system of popular administration and control of each industry or service. » Miliant Labour, What is socialism ?: The debate on clause IV, Militant Labour, London, 1994, p.3.
[4] Max Shachtman, The History and Principles of the Left Opposition, New Park Publications, London.
[5] Matthias Bouchenot, Tenir la rue : L’autodéfense socialiste (1929-1938), Libertalia, Paris, 2014.
[6] Andreu Nin secrétaire de la CNT, délégué de la CNT lors des congrès de la IIIe Internationale, membre fondateur et dirigeant de l’Internationale syndicale rouge. Membre de l’opposition dès 1926 en Russie. Assassiné le 20 juin 1937 par la police stalinienne.
[7] « While it is necessary for the revolutionary party to maintain its independence at all times, a revolutionary group of a few hundred comrades is not a revolutionary party and can work most effectively at present by opposition to the social patriots within the mass parties. In view of the increasing acuteness of the international situation, it is absolutely essential to be within the mass organizations while there is the possibility of doing revolutionary work within them. Any such sectarian, sterile, and formalistic interpretation of Marxism in the present situation would disgrace an intelligent child of ten ». Leon Trotsky, Interview on British Problems, Summer 1936, p.382. [En ligne]
https://rosswolfe.files.wordpress.com/2015/05/leon-trotskii-collected-writings-1935-1936.pdf
[8] Marxists and the British Labour Party : The Open Turn debate, «Thesis on the former workers’ parties and our tactics, Resolution Three (October 1998), Seventh World Congress of the Committee for a Workers’ International»,[En ligne] http://www.marxist.net/openturn/other/index.html
[9] Party, Programme, Reformism and the International – the Scottish debate, «The Platform of the Minority Faction
International Socialist Movement (Scotland) », 11 avril 2000, [En ligne] http://marxist.net/scotland/aug2000/index.html
[10] La citation mérite d’être citée intégralement : « Les événements révolutionnaires passent toujours et inéluctablement par-dessus les têtes de toutes les sectes. On peut, au moyen d’une littérature propagandiste, si elle est bonne, éduquer les premiers cadres, mais on ne peut pas gagner l’avant-garde prolétarienne qui ne vit ni dans un cercle ni dans une salle de classe, mais dans une société de classe, dans une usine, dans les organisations de masses, une avant-garde à laquelle on doit savoir parler dans le langage de ses expériences. Les cadres propagandistes les mieux préparés ne peuvent que se désintégrer s’ils n’entrent pas en contact avec la lutte quotidienne des masses. L’attente des bordiguistes que les événements révolutionnaires poussent d’eux-mêmes les masses vers eux en récompense de leurs idées “justes” est la plus cruelle de leurs illusions. Pendant les événements révolutionnaires, les masses ne cherchent pas l’adresse de telle ou telle secte, mais passent par-dessus. Pour grandir plus vite pendant la période de flux, pendant la période préparatoire, il faut savoir où on trouvera des points de contact dans la conscience de larges cercles de travailleurs. Il faut établir des relations adéquates avec les organisations de masse. Il faut trouver le point de départ juste, correspondant aux conditions concrètes de l’avant-garde prolétarienne dans la personne des divers groupes. Et, pour cela, il faut non seulement ne pas se prendre pour un palliatif en guise du nouveau parti, mais seulement pour l’instrument de sa création. En d’autres termes, tout en préservant intégralement une intransigeance de principe, il faut se libérer radicalement des résidus sectaires qui nous restent comme héritage de la période purement propagandiste. » Léon Trotsky, La situation présente dans le mouvement ouvrier et les tâches des bolchéviks-léninistes, Octobre 1934, [En ligne] https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1934/10/lt19341000.htm