Les Polonaises crient «Mon corps, mon choix»

[ENTREVUE]

Le 3 octobre 2016, 150.000 Polonaises ont fait grève en faveur du droit à l’avortement. Dans le cadre de cet imposant mouvement de lutte, nous avons discuté avec Tiphaine, membre d’Alternatywa Socjalistyczna (section du CIO en Pologne) particulièrement active dans ce combat.

D’où provient cette volonté de totalement interdire l’avortement et quelle est la situation générale des droits des femmes en Pologne ?

Cela fait des années que l’Église et les groupes autoproclamés pro-vie parlent d’interdire complètement l’avortement. Il y a aussi une forte pression de la part de l’Église, pour qui c’est un moyen d’affirmer son interférence dans la politique polonaise. Maintenant, un groupe d’avocats a voulu profiter du gouvernement conservateur pour proposer ce projet de loi au parlement. Mais le parti conservateur a été élu sur base de promesses sociales et pas majoritairement sur base de son programme réactionnaire. Les groupes pro-vie l’ont forcé à soulever cette question beaucoup plus tôt qu’il ne le souhaitait en collectant assez de signatures pour soumettre leur projet. Pour l’instant, l’establishment n’a pas d’intérêt concret à interdire l’avortement – tout cela se fait sur base idéologique.

La politique anti-avortement a un effet dramatique sur la vie des femmes. La loi actuelle sur l’avortement (qui ne le permet qu’en cas de viol ou d’inceste, de danger pour la vie de la femme ou de malformation du fœtus) ne signifie pas que les femmes n’avortent pas, mais qu’elles le font dans de mauvaises conditions. On estime qu’entre 80.000 et 200.000 Polonaises avortent illégalement chaque année, soit à l’étranger, soit clandestinement. Il faut ajouter à cela que la loi polonaise permet aux médecins de refuser de pratiquer un avortement légal ou de prescrire la contraception sur base de ses propres croyances.

Plus généralement, la pression des éléments réactionnaires freine toutes les avancées possibles dans les droits des femmes. L’éducation sexuelle n’existe presque pas dans les écoles, mais il y a eu des cas de cours sur la contraception assurés par des prêtres qui disaient aux écolières que prendre la pilule faisait pousser la moustache ! Et il y a quelques années, le gouvernement polonais ne voulait pas ratifier la Convention européenne de lutte contre les violences faites aux femmes parce qu’elle n’était pas dans l’esprit de la famille traditionnelle polonaise…

Comment la résistance s’est-elle organisée et développée ?

Principalement sur les réseaux sociaux et d’une manière très spontanée. Personne ne sait exactement qui a fixé la date de la grève des femmes et quand ni d’où est partie l’idée de s’habiller en noir. C’est simplement la popularité d’une idée sur internet qui a assuré son adoption par tout le mouvement.

Beaucoup d’initiatives sont parties de groupes de féministes déjà organisées, mais même le comité qui s’était créé après les manifestations d’avril (suite aux déclarations anti-avortement du Premier ministre) n’a pas joué de rôle dirigeant dans cette lutte.

Dans plusieurs écoles, les écolières se sont mobilisées pour prendre des photos de groupe toutes habillées en noir et partir en groupe vers la manifestation. C’est très positif, car il n’y a pas de tradition politique dans les écoles polonaises et les seuls à y afficher leurs idées politiques sont malheureusement les groupes d’extrême droite.

La spontanéité de cette mobilisation montre l’énorme potentiel pour une lutte pour le droit à l’avortement sans restrictions. Mais le manque de structure et d’expérience du mouvement limite son contenu et ses possibilités : les initiateurs des mobilisations imposent souvent l’interdiction des signes politiques pour ne pas être « récupérés », mais ils laissent la tribune à des politiciens libéraux qui ont pris le train en marche et veulent que le mouvement s’en tienne à la défense du «compromis», c’est-à-dire à la loi actuelle.

Y a-t-il eu des antécédents ?

En 1993, quand la loi limitant l’avortement aux 3 cas évoqués plus haut est passée, il y a eu une mobilisation des femmes pour conserver leurs droits. Auparavant, depuis 1956, les femmes pouvaient avorter sur base de « raisons sociales », ce qui dans la pratique revenait à un avortement sur demande. Mais en 1993, l’énorme recul des idées de gauche suite à la chute du stalinisme ne permettait pas un mouvement aussi vaste que celui que nous connaissons aujourd’hui.

D’où provient cette idée d’une grève des femmes ?

Cela vient de la grève des Islandaises de 1975. Contre la double journée (le travail ménager en plus du travail rémunéré) et les inégalités salariales, elles avaient fait grève non seulement sur leur lieu de travail, mais aussi à la maison en refusant de se soumettre aux tâches domestiques. 90% des femmes de tout le pays avaient participé !

Cela a inspiré la journée du 3 octobre en Pologne, mais ce n’était quand même pas comparable. Les femmes étaient appelées à prendre un jour de congé pour participer à la grève. Les syndicats n’ont pas appelé à faire grève ni participé à la mobilisation, même si le syndicat OPZZ a officiellement soutenu le mouvement. La plupart des travailleuses n’ont pu se rendre aux manifestations qu’après leur journée de travail. […]

Le gouvernement a semblé faire marche arrière. Est-ce vraiment le cas ?

En voyant l’ampleur de la mobilisation, le parti conservateur (PiS) a été divisé sur la façon de s’en sortir. Kaczynski (ancien Premier ministre et actuel dirigeant du parti) était pour le rejet du projet de loi et la majorité des dirigeants du PiS l’a suivi. Mais dans la même période, le PiS a évoqué un futur projet de loi qui interdit l’avortement dans le cas de malformation du fœtus. Maintenant, des politiciens du PiS déclarent à la presse que ce qu’il s’est passé est immoral et que le projet de loi aurait dû être adopté. Il est sûr que le gouvernement va revenir un jour avec un projet de loi similaire quand son heure sera venue.

Quelles sont les perspectives pour la suite de la lutte ?

Une nouvelle journée de mobilisation est prévue, mais cette fois sans appel à la ‘‘grève’’. Si le gouvernement fait semblant d’avoir enterré son projet dans la prochaine période, et si la mobilisation reste limitée à l’opposition à l’interdiction totale, il est possible que le mouvement s’essouffle. Pour que le formidable élan de la grève ne soit pas gaspillé, il faut revendiquer la légalisation totale de l’avortement et lier cette question aux conditions des femmes sous ce système.

Pour que les femmes puissent vraiment choisir, il faut également un accès suffisant à la contraception gratuite, un accès décent à la santé, un moyen de faire garder ses enfants, et aussi l’assurance que son enfant a un avenir dans cette société. On est loin de cela en Pologne. Étendre la lutte pour l’avortement libre et gratuit en soulevant cette question permettrait d’attirer encore d’autres couches dans le mouvement. […]


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