Boycotter les élections, c’est donner un chèque en blanc aux classes dirigeantes !

À chaque élection provinciale ou fédérale, le Parti communiste révolutionnaire (PCR) et certains groupes anarchistes lancent un appel au boycottage des élections. Peu importe la conjoncture politique du moment, ils refusent de participer au jeu parlementaire. Les membres d’Alternative socialiste savent qu’il est impossible de s’attaquer aux privilèges du grand capital uniquement par les urnes, et ce, même si ce gouvernement serait composé d’anticapitalistes sincères. Nous ne contestons pas cette affirmation, mais la question n’est pas là. L’objectif de cet article est de démontrer que le boycottage des élections et de la lutte électorale ne doit pas être un principe immuable, mais une tactique déterminée par le contexte historique et le rapport de force réel.[1]

I

Les premières batailles du mouvement ouvrier européen ont porté sur les droits et libertés. Le droit d’association d’abord et ensuite le suffrage universel. Ce fut le cas pour le premier mouvement ouvrier indépendant, le chartisme, qui mena plusieurs campagnes dans les années 1830 et 1840 à cet effet. Les trois premières grandes grèves générales de Belgique, celle de 1893, 1902 et 1913, portaient sur le suffrage universel. Les ouvriers de l’époque avaient deux choix, allés vers le terrorisme anarchiste et le complot blanquiste[2] ou s’organiser en parti politique, acquérir des libertés civiles et ainsi pouvoir agir au grand jour. La vaste majorité des travailleurs choisirent la deuxième option. Leur succès fut tellement fulgurant que les partis sociaux-démocrates devinrent d’immenses machines politiques.

Les partis marxistes de l’époque utilisaient le parlement bourgeois pour propager leurs revendications socialistes parmi les masses, ils savaient bien que c’était le seul moyen pour faire des gains significatifs, et ainsi entretenir le niveau de conscience pour l’ensemble de la classe ouvrière, et non uniquement pour certains secteurs industriels comme c’était le cas avec le syndicalisme révolutionnaire. Et surtout cela permettait de continuer de porter le message socialiste durant les périodes d’accalmies.

Les conquêtes ouvrières et les succès électoraux des partis ouvriers et socialistes ont entraîné une partie de la IIe Internationale à croire que le socialisme pouvait être instauré simplement par les réformes et une majorité ouvrière au Parlement. Cette idée fut notamment défendue par Éduard Bernstein. Cette thèse fut ardemment combattue par Rosa Luxembourg dans sa célèbre brochure Réforme sociale ou révolution ? Mais rejeter le réformisme ne signifie pas que les révolutionnaires doivent dédaigner les parlements bourgeois. Les élections demeurent, là où c’est possible, un espace utile de confrontation avec le capital et surtout un moyen pour diffuser les idées socialistes. Les positions prises par l’Internationale communiste, le Parti communiste allemand et les écrits de Lénine et de Rosa Luxembourg sont très claires à ce sujet.

Pour Rosa Luxembourg, le suffrage universel était un acquis important du mouvement ouvrier qui devait être défendu, mais cet attachement n’amoindrissait en rien l’importance de la lutte extraparlementaire. Elle déclarait à ce sujet en 1904 :

La vraie voie passe, non pas par la dissimulation et l’abandon de la lutte de classe prolétarienne mais, au contraire, par son accentuation et son extension des plus résolues, et ceci, autant à l’intérieur qu’à l’extérieur du parlement. Il en découle la nécessité aussi bien de renforcer l’action extra-parlementaire du prolétariat que d’organiser l’action parlementaire de nos députés[3].

À cette époque, l’objectif des organisations révolutionnaires n’était pas de défendre une position théoriquement « juste », de faire cavalier seul, et de jouer aux martyrs, mais d’influencer le cours des événements. Pour l’une des plus grandes théoriciennes marxistes du XXe siècle, la lutte de classe doit autant être menée dans le Parlement que dans la rue. Le danger ce n’est pas l’implication dans le parlement bourgeois, mais plutôt la collaboration de classe et le réformisme. Ce que confond très souvent l’ultragauche québécoise.

Cette idée est également soutenue par Lénine dans sa brochure contre le boycottage de la Douma[4]. Selon lui, ce qui détermine le boycottage d’une élection ce n’est pas l’institution, aussi réactionnaire soit-elle, mais le rapport de force et le niveau de conscience des masses :

Celui qui veut convaincre le prolétariat social-démocrate de la justesse du mot d’ordre de boycottage ne doit pas se laisser attirer par la seule résonance de mots […] Il doit réfléchir aux conditions objectives d’application d’un tel mot d’ordre et comprendre que le lancer signifie déjà que l’on suppose de manière indirecte la présence des conditions d’un élan révolutionnaire ample, général, puissant et rapide. Mais dans des périodes comme celle que nous vivons, dans une période de pause révolutionnaire momentanée, on ne peut en aucun cas supposer, fut-ce indirectement, de telles conditions. Il faut en avoir nettement conscience et que cela soit clair pour chacun et pour toute la classe ouvrière[5].

Lénine va peaufiner cette position plusieurs années plus tard dans Le gauchisme : maladie infantile du communisme. C’est cette position de Lénine qui va prédominer dans l’Internationale communiste[6]. La position de l’Internationale avait d’ailleurs suscité de nombreux débats, notamment entre Lénine et Amadeo Bordiga. Ce dernier est le représentant de la fraction communiste abstentionniste italienne, mais même lui, déclarait en 1920 :

Dans la période où la conquête du pouvoir ne se présentait pas comme une possibilité proche pour le mouvement international du prolétariat et où ne se posait pas non plus le problème de sa préparation directe à la dictature, la participation aux élections et l’activité parlementaire pouvaient encore offrir des possibilités de propagande, d’agitation, de critique[7].

La prise du pouvoir par le prolétariat italien en 1920 était une possibilité envisageable. Les mouvements socialistes et anarchistes y exercent une influence importante sur le prolétariat et une partie de la paysannerie depuis des décennies. Le plus farouche partisan de l’abstention de l’Internationale communiste reconnaissait lui-même qu’en période non révolutionnaire la participation aux élections pouvait « offrir des possibilités de propagande, d’agitation, de critique. » Le boycottage du parlementarisme bourgeois n’est pertinent qu’en période révolutionnaire et son succès implique une organisation de masse. Présentement au Québec, nous n’avons ni l’un ni l’autre. Les anarchistes vont répondre que « seule la lutte paie » ou « c’est uniquement dans la rue que ça se passe », en situation de guerre civile c’est vrai, mais en attendant ?

II

Le Parti Nul du Québec propose de présenter des candidats dans le plus grand nombre de circonscriptions possible pour que l’annulation de vote soit comptabilisée et ainsi « mettre au jour un malaise démocratique[8]». Même si ce malaise est reconnu, en quoi cela menace la classe dirigeante ? En quoi cela peut-il améliorer nos conditions de travail ? Cette organisation représente des candidats dans des circonscriptions où Québec solidaire peut l’emporter (Saint-Marie-Saint-Jacques, Laurier-Dorion, Hochelaga-Maisonneuve). Sauf pour Laurier-Dorion, la lutte se joue entre Québec solidaire et le Parti Québécois, ne vaudrait-il pas mieux mobiliser nos énergies à combattre l’hypocrisie du PQ et voter pour les candidats solidaires ?

Le Parti communiste révolutionnaire lance le même appel au boycott depuis plus de 10 ans ! Pour le PCR, les élections ne servent à rien et pour eux « notre vraie victoire passe par le développement de nos luttes et de nos organisations de combat pour renverser le vieil État et bâtir un nouveau pouvoir, une nouvelle société. Alors, boycottons leurs élections! » Leur proposition n’explique nullement comment réellement construire ces organisations de combats. Nous disons seulement que plusieurs militant-e-s de QS peuvent nous aider dans cette tâche et que la tribune qu’ils utilisent est loin d’être inintéressante pour les révolutionnaires. Depuis 10 ans, les effectifs du PCR n’ont pas augmenté et son influence réelle sur le mouvement ouvrier reste nulle, alors pourquoi s’entêter à suivre une ligne qui ne fonctionne pas ?

L’Union communiste libertaire (UCL) menait elle aussi systématiquement campagne pour l’abstention, cette organisation s’est dissoute récemment, mais d’autres groupes anarchistes ont pris le relais, notamment le Collectif pour des lieux urbains autogérés de l’UQAM. Ces derniers appels à la création d’un contingent abstentionniste pour la manifestation de l’ASSÉ le 3 avril prochain. Ils s’abstiennent parce que selon eux : « Les élections ne sont qu’une diversion de plus pour légitimer et banaliser les attaques frontales du capital sur l’ensemble de la société. » Alors, plutôt que d’avancer des revendications qui dénoncent « les attaques frontales du capital sur l’ensemble de la société». il gaspille leur énergie sur un contingent abstentionniste. Que les militant-e-s de gauche ne se positionnent pas sur les enjeux de la campagne électorale, cela fait l’affaire de classes dirigeantes.

Les slogans tels qu’« Agir au lieu d’élire », outre le fait qu’il méprise le travail sincère de milliers de militant-e-s anticapitalistes de QS, cela n’apporte pas grand chose à la lutte contre le capital. Comme si nous ne faisons rien entre les élections ! Qui selon vous fait le plus peur à la bourgeoisie en ce moment, un contingent d’une centaine de personnes que la police mate comme elle veut à chaque fois qu’elle manifeste où le fait que plus de 260 000[9] personnes se montre publiquement en faveur; du rétablissement de la taxe sur le capital, d’augmenter les impôts des entreprises, d’augmenter le salaire minimum, d’interdire les lock-out et les injonctions contre les piquets de grève, d’abroger le règlement P-6 et nationaliser nos ressources naturelles, comme le propose la plate-forme électorale de Québec solidaire? Poser la question, c’est y répondre.

III

Nous connaissons les limites historiques du réformisme de gauche. Nous ne croyons pas que Québec solidaire (QS), dans sa forme actuelle, puisse être le parti du changement radical de la société. Nous avons conscience que le programme de QS est, au mieux keynésien, au pire, protectionniste. Cela nous attriste de voir les membres de QS plus à l’aise avec les yuppies du plateau, plutôt qu’avec les travailleurs et les travailleuses. Nous sommes d’accord pour dire que la mission historique de ce nouveau parti coalisant la majeure partie de la gauche politique québécoise n’est pas de défendre l’humanisme libéral et l’État-nation, comme c’est présentement le cas, mais de faire avancer la lutte de classe. Et pourtant, nous nous impliquons dans ce parti et nous appelons à voter pour lui. Pourquoi ?

Nous sommes d’accord avec plusieurs critiques de certains groupes d’extrême gauche contre QS, mais selon nous quelques éléments méritent d’être nuancés. Premièrement, contrairement à ce que pensent les puristes d’Hors-d’œuvre, QS n’est pas un parti de bureaucrates ! Un parti bureaucratique n’organise pas des assemblées de cuisine à travers tout le Québec pendant plusieurs années pour construire son programme. Deuxièmement, QS ne peut pas être assimilé aux vieux partis sociaux-démocrates. QS, par sa composition sociale et idéologique, s’apparente beaucoup plus aux nouvelles formations politiques de la gauche radicale, qu’au sociaux-libéraux[10]. QS regroupe sous une même bannière de vieux communistes, des écologistes radicaux et de vrais sociaux-démocrates. Les probabilités que ces partis deviennent des partis révolutionnaires sont faibles, mais ils demeurent des laboratoires politiques extraordinaires pour tester nos idées dans la pratique, avec du vrai monde, et pas seulement nos amis. QS est une étape importante dans la recomposition de la gauche politique radicale au XXIe siècle. Ne pas y travailler sous prétexte que telle ou telle ligne du programme n’est pas parfaite est sectaire.

La construction d’organisation révolutionnaire de masse est grandement tributaire des conjonctures historiques du moment. Le mythe du petit groupe de justes qui deviendra grand doit être combattu avec vigueur. Toutes les organisations révolutionnaires de masses de l’histoire sont issues d’organisations réformistes ou centristes (radical en parole, opportuniste ou réformiste en acte). C’est le cas de presque tous les partis communistes d’Europe, mais c’est également le cas des anarchistes qui faisait de l’agitation dans les syndicats. La même chose se produit aujourd’hui, les anarchistes s’impliquent dans des organisations réformistes comme l’Association pour une solidarité syndicale étudiante ou la Coalition opposée à la tarification des services publics. Deux organisations qui ont pour finalité, non pas la destruction de l’État bourgeois, mais sa consolidation via l’État-Providence. Alors, pourquoi snober Québec solidaire à ce point ? Pourquoi avoir des scrupules et séparer artificiellement les mouvements sociaux des partis politiques ? Pourquoi faire des distinctions là où la bourgeoisie n’en fait pas ? Pourquoi laisser tout le champ parlementaire à la bourgeoisie ? Partout où la bourgeoisie frappe, nous devons, ne serait-ce que tenter de leur mettre des bâtons dans les roues, où à tout de moins, appuyer ceux et celles qui le font, plutôt que de lancer des initiatives qui gaspillent des énergies, alors que nous devons plus que jamais concentrer notre force de frappe.

IV

Les mots d’ordre doivent être en lien avec le niveau de conscience de la classe ouvrière, c’est-à-dire être compris de tous, instantanément. Nous ne devons pas baser nos revendications politiques en fonction des conditions objectives, mais toujours partir le plus près possible des conditions subjectives et des intérêts immédiats de la classe ouvrière, sinon nous risquons de nous isoler des masses, c’est exactement ce qui est arrivé avec les organisations marxistes-léninistes à la fin des années soixante-dix. Ces militant-e-s révolutionnaires ont réussi à unifier une part importante des jeunes militant-e-s d’avant-garde[11], mais à cause de leur programme ultragauchiste, ils n’ont jamais réussi à se lier organiquement aux masses et ont fini par imploser faute de gain significatif. Ce fossé immense, entre l’avant-garde et la classe ouvrière, a fait en sorte que la classe ouvrière s’est retrouvée sans direction politique socialiste crédible pour défendre ses intérêts et fut pousser dans les bras des nationalistes de gauche, le Parti québécois.

Au début de notre texte, nous disions que Rosa Luxembourg accordait une grande importance à la défense du suffrage universel, au même titre qu’aujourd’hui ce qui est en jeu ce sont les droits sociaux de la classe ouvrière qu’il faut défendre. Pourquoi une révolutionnaire accordait-elle tant d’importance pour défendre un acquis de la révolution bourgeoise ? Premièrement, pour la classe ouvrière, le suffrage universel était une énorme victoire sur la bourgeoisie et l’aristocratie. Deuxièmement, pour les militant-e-s révolutionnaires, cela leur permettait de s’organiser légalement et de sortir de la clandestinité. Finalement, l’objectif était de partir de l’expérience de lutte concrète des travailleurs et les amener à prendre conscience de leur force. La même logique opère pour la défense des droits sociaux aujourd’hui.

Pour encourager la combativité, il nous faut absolument des victoires. Pour gagner, nous devons nous fixer des objectifs réalisables, le réalisme de nos revendications est déterminé par le rapport de force réel et le niveau de conscience. Présentement, il y a un décalage important entre les conditions objectives (inégalité croissante, austérité, crise environnementale, diktat de la troïka et du capital financier sur la classe politique) et subjectives (absence de conscience de classe et d’organisation révolutionnaire de masse, acceptation de l’économie de marché par les organisations de la classe ouvrière, montée du racisme chez les milieux populaires). Pour tenter de réduire cette disparité au maximum, nous avançons l’idée du programme transitoire, c’est-à-dire, comme le soulignait Léon Trotsky dans le Programme de Transition : « Il faut aider les masses, dans le processus de leurs luttes quotidiennes, à trouver le pont entre leurs revendications actuelles et le programme de la révolution socialiste ». Présentement, la seule organisation qui rejoint un large public en dehors du mouvement étudiant et où une partie importante de ces membres est ouverte aux idées socialistes, c’est Québec solidaire.

Henri Saint-François, Alternative socialiste (section Montréal), Août 2013.


Notes :

[1] Version mise à jour d’un texte d’Alternative socialiste publié sur Presse-toi à gauche! lors des élections provinciales de 2012.

[2] Friedrich Engels résume bien l’essentiel de la tactique blanquiste dans Le programme des émigrés blanquistes de la Commune. Ce texte fut publié en 1873, mais fait drôlement écho à une certaine tendance anarchiste, qui préfère emboucaner la classe ouvrière dans le métro plutôt que de lui tendre la main…Voici ce que pense Engels de l’approche blanquiste : « Dans son activité politique il fut avant tout un « homme d’action » qui croyait qu’une petite minorité bien organisée pourrait, en essayant au bon moment d’effectuer un coup de main révolutionnaire, entraîner à sa suite, par quelques premiers succès la masse du peuple et réaliser ainsi une révolution victorieuse. »

[3] Rosa Luxembourg, « Social-démocratie et parlementarisme », Sächsische Arbeiterzeitung, 5 et 6 décembre 1904.

[4] La Douma regroupait la plupart des tendances politiques en Russie à cette époque. Au début, cet organe n’était que consultatif. Après l’échec de la révolution russe de 1905, le tsar lui donna plus d’autonomie, malgré tout, c’est lui et l’aristocratie qui gardaient en mains les rennes du pouvoir.

[5] Lénine, Contre le boycottage, 26 juin 1907.

[6] Le Parti communiste et le parlementarisme, II° Congrès de l’I.C., Juillet 1920.

[7] Amedeo Bordiga, Thèses sur le parlementarisme, II° congrès de l’Internationale communiste, 1920.

[8] Parti nul, Mission, http://www.partinul.org/fr/mission/

[9] Résultats obtenus par QS lors des dernières élections.

[10] Le terme sociaux-libéraux désigne les organisations politiques historiques de la classe ouvrière, qui à un moment ou à un autre, ont rejeté leur caractère socialiste pour embrasser l’économie de marché. Le Parti travailliste anglais, le Parti socialiste français et le Parti social-démocrate allemand, sont les exemples les plus célèbres de cette évolution.

[11] Nous savons que les anarchistes vont froncer les sourcils en voyant ce terme, nous allons donc donner la définition d’avant-garde : la conception trotskyste du parti d’avant-garde n’a strictement rien à avoir avec la vision maoïste ou stalinienne (parti-unique-lumière-de-monde). Pour nous, une avant-garde c’est tout simplement le regroupement dans une organisation des militant-e-s les plus combatifs et conscientisés. Il faut arrêter d’avoir peur des mots et nier l’évidence. L’ASSÉ est l’avant-garde du mouvement étudiant, nous espérons créer la même chose au niveau politique.


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