L’horizontalité: une erreur stratégique

Au sein des différents courants anarchistes et socialistes québécois, certaines méthodes et stratégies de lutte sont plus populaires que d’autres. C’est le cas de l’organisation dite horizontale, décentralisée ou en réseaux. Le nombre de groupes affinitaires, de réseaux anticapitalistes ou encore l’éphémère popularité du mouvement Occupy et des Assemblées populaires autonomes en témoignent. Plusieurs militant-es tentent de vivre la « démocratie directe » des réseaux en rejetant les notions touchant de près ou de loin à l’autorité, à la représentativité, voire au pouvoir, ou en refusant toute prise de position politique concrète. Cela n’est toutefois pas suffisant pour rompre avec une vision capitaliste de la société.

L’organisation en réseaux telle qu’elle se pratique ici et maintenant s’insère sans difficulté dans le discours idéologique dominant ainsi que dans l’exercice d’une citoyenneté militante inoffensive qui a pour unique but celui d’être vu et entendu. L’organisation en réseaux et le discours capitaliste à l’ère de l’information s’articulent tous deux autour des thèmes de l’individu et des promesses démocratiques offertes par les technologies numériques. Rappelez-vous comment les médias ont glorifié Facebook d’avoir causé la révolution tunisienne! En outre, refuser d’adopter des positions politiques concrètes castre toute pensée stratégique révolutionnaire qui vise à mobiliser massivement et durablement la population en vue de la prise du pouvoir.

Mobiliser c’est bien, structurer c’est mieux

Bien que populaire parmi les anarchistes, l’organisation en réseaux n’est pas spécifiquement anarchiste. Elle est adoptée par des altermondialistes aussi bien que par des socialistes et des groupes libertariens de droite radicale. Un constat est toutefois clair: depuis sa consécration dans les milieux militants de la fin des années 90, la stratégie de l’ «horizontalité» est un échec pour l’organisation de la gauche et pour la défense des intérêts de la classe des travailleur-euses du Québec.

Les organisations en réseaux ont été d’une efficacité redoutable pour mobiliser les gens lors de manifestations, d’occupations, etc. Toutefois, aucun réseau ne peut se targuer d’avoir réussi à établir un rapport de force durable, efficace ou puissant avec qui que ce soit. Les victoires obtenues par de tels réseaux en faveur des classes populaires sont extrêmement limitées et locales. C’est plutôt les victoires de la droite qui se sont accentuées durant les dernières années. Plus que jamais, les élites instrumentalisent les institutions publiques à leur avantage. La brutalité des attaques néolibérales ne fait que mettre en évidence la faiblesse de la gauche et de l’organisation de la classe des travailleur-euses. Si les réseaux permettent de mobiliser massivement, ils n’offrent cependant pas d’outils pour structurer les luttes d’une manière stratégique, c’est-à-dire pour combattre efficacement et pour vaincre. L’impact limité de l’organisation en réseau découle du rejet de plusieurs pratiques ayant permis aux mouvements révolutionnaires d’être victorieux dans le passé:

– l’analyse en terme de classes sociales;
– l’articulation organique avec les institutions de la classe des travailleur-euses (partis, syndicats, etc.);
– la défense d’un projet politique cohérent;
– le respect de l’autorité nécessaire à toute forme d’organisation.
Dans le cadre de ce texte, je n’aborderai que ce dernier aspect.

Possible, une organisation sans autorité?

Un des fantasmes de l’organisation horizontale est de décentraliser le pouvoir afin d’éliminer «l’autorité» inhérente à toute hiérarchie1. Une organisation sans hiérarchie serait, par essence, exempte de rapports d’autorité. Ce type de discours confond autorité avec domination ou soumission.

Même dans un monde où aurait triomphé la révolution sociale, les conditions matérielles de la production et de la circulation imposeraient une certaine autorité et une certaine subordination. À titre d’exemple, le fait de supprimer toute forme d’autorité dans l’enchaînement d’actions interdépendantes du secteur de la santé signifierait son écroulement organisationnel. La question à poser est plutôt: quel type d’autorité voulons-nous?

L’autorité et l’autonomie individuelle sont des concepts relatifs entre eux, pas des principes absolument bon ou mauvais. Comme le soutient la libertaire Catherine Baker: «La seule lutte profondément utile à mener, ce n’est pas contre l’autorité, mais contre la soumission. Là seulement, le pouvoir, quel qu’il soit, est perdant»2. John B. Thompson adopte le même raisonnement en différenciant le pouvoir (la capacité d’agir en poursuivant ses propres objectifs et intérêts) de la domination, ce rapport de pouvoir institutionnel systématiquement asymétrique3. Il soutient qu’il faut se battre contre les relations de domination, pas contre le pouvoir en tant que tel.

Pour le coauteur du Manifeste du Parti communiste, Friedrich Engels, il n’y a pas chose plus autoritaire qu’une révolution. Ce processus implique qu’une partie de la population impose sa volonté à une autre, à l’aide de la violence, et qu’elle sache maintenir son autorité par la terreur s’il le faut. Le refus catégorique de l’autorité a eu des conséquences funestes à plusieurs reprises durant des événements révolutionnaires. C’est particulièrement le cas des stratégies militaires «antiautoritaires» mises de l’avant par les milices anarchistes durant la Guerre civile espagnole de 1936-39.

Le pouvoir, l’autorité, le centralisme ou encore la discipline ne sont pas des principes dogmatiques. Ces questions, qui sont au coeur de l’action politique et militaire, sont d’ordre stratégique. Il est factice d’opposer les groupes marxistes et anarchistes sur la base de leur essence «autoritaire» ou «antiautoritaire». Une pensée vivante ne fige pas en dogme des stratégies qui doivent s’adapter aux différents contextes. Comme l’écrit l’anarchiste Christopher Day, «[l]es guerres ne sont pas gagnées par ceux qui concoctent des plans parfaits, mais plutôt par ceux dont les plans sont le plus en mesure de s’adapter aux conséquences de leurs propres imperfections»4.

Une «démocratie directe»?

Les tenant-es de l’organisation en réseaux prônent une «démocratie directe» en opposition à une «démocratie représentative». Pour éviter une certaine confusion ambiante, soulignons que la démocratie directe ou représentative est une modalité du processus démocratique. Il ne s’agit pas d’une structure organisationnelle. C’est la structure de l’assemblée générale, au sein d’une organisation en réseaux ou non, qui permet l’exercice de la démocratie directe. Organisation horizontale et démocratie directe ne sont pas synonymes. Dans le cas de bien des groupes affinitaires, les décisions politiques concrètes et effectives ne sont pas prises en assemblée générale, mais bien en sous-comité par les seul-es membres présent-es. Dans ces circonstances, on ne peut pas parler de démocratie directe.

Communication = démocratie?

Pour Jodi Dean, les tenant-es de l’organisation en réseaux nourrissent des fantasmes5 reposant sur la prémisse selon laquelle l’amélioration de l’accès à la communication facilite la démocratie. Dans une organisation en réseaux, toutes les contributions sont considérées égales entre elles et s’équivalent à tout moment. L’objectif n’est pas de prendre des décisions politiques, mais de communiquer, «de se comprendre»6. Ce procédé réduit l’action politique à une série d’actes de communication. L’exemple le plus actuel est celui des assemblées publiques du Comité Printemps 2015. Bien qu’ouvertes à tout le monde, ces assemblées «ne mènent pas la lutte». Elles «ne sont pas des instances décisionnelles, soyons clairs, mais des plates-formes d’échange d’information»7. Les décisions se prennent en sous-comité et les débats politiques se mènent… sur Facebook. Ce type d’approche joue le jeu de la rhétorique démocratique libérale entourant le rôle émancipateur des technologies numériques. Les efforts politiques sont principalement déployés à communiquer.

Cette situation tend aussi à engendrer un repli identitaire qui empêche toute action stratégique de dépasser le stade du groupe affinitaire. La «diversité des tactiques» en est le meilleur exemple. Sous le couvert d’un faux «pluralisme», on en vient à éviter ou à escamoter toutes confrontations politiques pour laisser les individualités s’exprimer sans entraves. Résultat: la possibilité d’établir démocratiquement des stratégies massives est anéantie au profit d’une panoplie d’actions désordonnées et souvent contradictoires.

Le fantasme de l’absence de direction

Une organisation en réseaux ne présente généralement pas d’organe de direction apparent. Elle ne possède souvent pas de structures formelles. Un groupe horizontal est essentiellement constitué du flux constant des éléments qui y entrent et en sortent. Cette instabilité organisationnelle affecte sa cohérence politique.

Ce type d’organisation donne l’impression d’un fonctionnement totalement décentralisé, une impression accentuée par l’absence de représentant-es élu-es. Les travaux d’Albert-László Barabási8 démontrent toutefois que sur le Web, tout comme dans les réseaux sociaux et biologiques, des hiérarchies et des points d’articulation émergent forcément de la croissance et de l’attachement préférentiel. Dans les réseaux réels, les liens ne sont jamais aléatoires. Ils dépendent plutôt de la popularité. Ce n’est pas un hasard si les mêmes personnes très en vue, mais jamais vraiment délégué-es officiellement, se retrouvent aux commandes de plusieurs organisations en réseaux. Le fantasme d’absence de direction amène certain-es à nier des hiérarchies informelles pourtant bien réelles. Les nier conduit à ne pas admettre les idées politiques qu’elles colportent. Par conséquent, on masque les conflits d’idées inhérents à l’activité politique d’un groupe. Cette attitude embrasse un fantasme de la démocratie qui nie sa dimension d’exclusion fondamentale. En niant cette actualité de la démocratie, on ampute le Politique – la dimension antagoniste constitutive des sociétés humaines – de la politique – l’ensemble des pratiques et des institutions par lesquelles se crée un ordre social9.

C’est sur ce déni que reposent les raisonnements basés sur le consensus. Pour Chantal Mouffe, ils échouent à penser le Politique comme un processus nécessairement diviseur qui doit assumer la responsabilité de l’exclusion. En occultant le Politique, l’approche libérale ou rationaliste tente de le lier à l’Éthique afin de le subjuguer à l’économie.

Un groupe où les élu-es sont révocables à tout moment est bien plus démocratique qu’un réseau sans direction où une faction politique plus active le dirigera de toute manière. Ainsi, les organisations en réseaux sont particulièrement vulnérables aux tactiques de noyautage, c’est-à-dire à l’infiltration inavouée d’un groupe dans un autre. Ces tactiques sont, au mieux, déconnectées de la conscience politique de la majorité, au pire, carrément antidémocratiques.

L’exemple du Comité Printemps 2015

Le noyautage est l’une des tactiques utilisées par les groupuscules politiques afin d’imposer leurs idées minoritaires dans des organisations plus larges. C’est notamment le cas de certains groupes au sein du Comité Printemps 2015 à l’UQAM. Les slogans de révolte et les actions commandos du Comité sont éloquents à ce propos. À titre d’exemple, les actions des journées de grève de novembre 2014 n’ont rassemblé qu’une poignée de militant-es alors que des dizaines de milliers d’étudiant-es étaient «techniquement» en grève. Même si les militant-es les plus motivé-es ont réussi à faire endosser leurs activités par la presque totalité des associations étudiantes facultaires, la majeure partie des étudiant-es n’était ni mobilisée ni sensibilisée aux enjeux en question.

On peut fortement questionner l’utilité de telles actions. Ce type de méthode creuse le fossé entre la conscience politique de la majorité des étudiant-es et celle d’une avant-garde qui prétend parler en leur nom. Ce genre de mobilisation n’est tout simplement pas suffisant pour établir un rapport de force avec qui que ce soit. L’essoufflement guette les plus militant-es.

Un mouvement étudiant de masse ne se créera qu’à travers ses propres instances démocratiques (associations et syndicats) et qu’en adoptant un discours qui résonnera dans la conscience de larges couches d’étudiant-es. Sous-traiter le travail politique à un comité ad hoc horizontal comme le Comité Printemps 2015 est une erreur stratégique. Je ne dis pas que ce comité n’a pas de raison d’être, au contraire. Il est utile comme appui, comme catalyseur de la mobilisation et de la sensibilisation des étudiant-es. Toutefois, il n’a aucune légitimité ni représentativité pour se substituer à l’action des associations et des comités de mobilisation étudiants.

Frapper ensemble, marcher séparément

Dans le contexte étudiant, comme dans celui des luttes plus générales, la majorité a besoin d’établir démocratiquement un agenda politique et un plan d’action non seulement pour résister, mais pour gagner. Nous n’arriverons à rien à travers les luttes éparses d’identités fragmentées. Refuser de reconnaître l’identité qui nous transcende tous et toutes, celle de notre classe sociale, c’est refuser la réflexion sur le pouvoir à l’échelle de la société, sur qui le détient et sur comment s’en emparer.

L’objectif des marxistes révolutionnaires est de mobiliser les masses sur la base de revendications transitoires en préparation à leur prise du pouvoir. Il s’agit de prendre les personnes là où elles sont, de les mobiliser sur des enjeux concrets qui résonnent dans leur vie. On n’expérimente pas l’austérité. On expérimente les coupures et les hausses qui découlent de l’austérité. Ces revendications dites transitoires servent à faire le pont entre les nécessités de la vie quotidienne et celle de renverser le capitalisme pour assurer un avenir meilleur au 99%. Une organisation en réseaux peut participer à cet effort, massivement même. Toutefois, ses limites ne lui permettent pas d’avoir une portée révolutionnaire consciente.

Une convergence entre anarchistes et marxistes ne se fera pas forcément autour d’un programme, de valeurs ou d’une morale. Comme par le passé, elle peut toutefois se réaliser sur le terrain de la pratique, à travers la défense des intérêts des classes populaires.

Article publié dans Réflexions socialistes #2(2015).,


1. Voir notamment Inconnu [2014] Pour tout transformer. Un appel anarchiste. crimethinc.com. p.9
2. Baker, Catherine [1985] Insoumission à l’école obligatoire. Bernard Barrault
3. Thompson, John B. [1987] Langage et idéologie. dans Langage et société no.39. Mars 1987. pp.7-30
4. Day, Christopher [2009] The Historical Failure Of Anarchism: Implications for the Future of the Revolutionary Project. Kersplebedeb. Montréal. p.22
5. Dean, Jodi [2009] Democracy and Other Neoliberal Fantasies, Communicative Capitalism and Left Politics. Duke University Press. Londres. pp.1-48
6. Milette, Josianne; Provost, Valérie [2012] Occupons Montréal – Occupy Montreal : points de vue sur un mouvement multiforme. Dans L’état du Québec 2012. Institut du Nouveau Monde. Les Éditions du Boréal. Montréal. p.382
7. Assemblée publique Mouvement Printemps 2015. 4 février 2015. Vidéo en ligne [http://www.ustream.tv/recorded/58441387]
8. Barabási, Albert–László [2003] Linked: How everything is connected to everything else and what it means for business, science, and everyday life. Plume. New York
9. Mouffe, Chantal [2005] On the political. Éditions Routledge. New York. p.9
10. Beaudet, Pierre [2014] Anarchisme, marxisme et socialisme: le débat continue. Dans Nouveaux Cahiers du socialisme #12. La santé malade du capitalisme. Collectif d’analyse politique. Montréal. p.235
11. Balius, Jaime [2014] Vers une nouvelle révolution. Groupement des amis du Durruti. Éditions du Coquelicot. Toulouse


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